En attendant le Roi

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Le Cadir, soutenu par la pensée de son fils, retenu en otage, incarcéré quelque part dans l’un des forts de la grande cité, ne perdait pas courage. Il lui fallait bien une expiation à son crime…

Le jour suivant, il se leva une heure plus tôt et se montra beaucoup plus parcimonieux à l’égard des quémandeurs de places.

Il manqua de peu de pouvoir entrer.

Le jour d’après, épuisé, il se fit réveiller au milieu de la nuit, expédia ses oraisons et fila au palais.

Il était le premier !

Mais le temps passait, le soleil se levait à travers la brume, loin derrière les montagnes, aucune queue ne se formait derrière lui et la grande porte restait close.

Le Cadir s’approcha des gardes rutilants, qui toisaient les passants d’un air d’indifférence méprisante. Timidement, il s’informa auprès des géants en livrée immaculée.

On lui répondit, avec une prévenance hautaine qui hérissa son orgueil de Cadir, qu’aujourd’hui était relâche hebdomadaire. Par conséquent, le palais était fermé pour les visites officielles. Le garde ajouta, d’un ton moins formel, que le Cadir avait bien fait de venir très tôt et qu’il devrait en user ainsi lors de sa prochaine tentative, car c’était la seule façon de pouvoir entrer et obtenir audience.

– Ce n’était donc que partie remise, se dit stoïquement le Cadir.

Hadhar remercia en s’inclinant profondément, ce à quoi le garde répondit en émettant un petit sifflement et l’ensemble de son escouade rendit un salut militaire, comme un seul homme, bref et impressionnant. Il trouva cet usage assez sec et impersonnel, mais il comprit un peu mieux l’esprit de cohésion animant les escadrons de hallebardiers Harthoriens, qu’il avait affrontés autrefois.

Le Cadir se reposa toute la journée mais cette inaction lui pesa. Le lendemain, il était sur le pied de guerre avant tout le monde.

C’est ainsi qu’il put enfin se présenter au grand portail et demander à parler au Roi.

L’officier lui répondit d’un air blasé :

– Je vois… C’est votre première visite en Harthorian ?... Vous vous rendez bien compte que sa Majesté ne saurait recevoir elle–même cette foule immense ! Il va de soi qu’elle délègue à plusieurs bureaux, dûment mandatés, le soin de répondre aux requêtes. Quel service demandez–vous ?

Le Cadir en eut le souffle coupé. Il put seulement répondre :

– La Déesse seule le sait !

– On ne vous a pas dirigé vers le service compétent ? Exposez-moi votre problème !

Hadhar, qui s’étonnait de l’existence des « services compétents » – il y avait donc des services incompétents ? – dévida le fil incohérent de ses pensées, mais l’officier l’interrompit, avec quelque rudesse :

– Votre histoire est bien embrouillée ! Vous devriez vous adresser au bureau d’accueil des visiteurs, dont c’est précisément la fonction que de vous orienter ! À présent veuillez circuler !

Le Cadir, un peu paniqué, demanda où se trouvait ce bureau, sésame des arcanes administratives du Harthor.

– Il y en a un près de chaque porte majeure ! Circulez !

Le Cadir regagna piteusement la rive orientale. Il devait bien reconnaître que cette organisation était fort logique : un accueil aux portes, comment n’y avait–il pas songé ? Le pèlerin se sentait abattu et fatigué. Aussi, avant toute chose, il se rendit aux bains publics, l’une des rares institutions que le Harthor semblât partager avec le Grand Sud. Une fois propre et délassé, il tacha de trouver le fameux bureau.

Sa recherche le mena de portes en portes autour des quartiers orientaux de la capitale. Elles étaient plus sévèrement gardées que les portes occidentales, qui donnaient sur les régions centrales du Harthor. Tandis que les portes à l’est du fleuve étaient empruntées par les habitants des régions limitrophes, les steppes septentrionales, peuplées de grands cavaliers mal dégrossis – et les provinces du sud, d’où provenait Hadhar. Il finit par découvrir la porte majeure à l’est, par laquelle la route principale entrait dans la capitale.

Bien sûr, une longue file de marchands y faisait le planton, surveillée par une escouade de gardes, beaucoup moins polis qu’au palais !

Sage et philosophe, le Cadir rentra à l’auberge, prêt à réattaquer l’hydre administrative, à l’aube le lendemain.

Il mit toutes les chances de son côté et se présenta au bureau largement avant l’ouverture de la porte. Hadhar fut donc parmi les premiers requérants. Le fonctionnaire qui l’accueillit semblait encore dans de bonnes dispositions, mais l’exposé compliqué du Cadir éveilla sa suspicion.

Aussi la garde fut elle renforcée et un interrogatoire précis, diligenté. Une fois les premières vérifications d’usage effectuées – bordereau d’embarquement, quittance de règlement des marchandises importées, récépissé d’exemption de quarantaine, etc. – l’on voulut bien reconnaître la bonne foi de Hadhar. La garde fut donc renvoyée et la vraie discussion put commencer. Un officier vint s’occuper de lui.

Hadhar soupira et répéta son histoire. L’on fit quelques vérifications supplémentaires – oui, le territoire des Assadhini était bien situé dans la région limitrophe du protectorat Harthorien, en vigueur autour de l’estuaire de la rivière Haksien. L’officier posa quelques questions, approfondit certains détails, puis conclut :

– Hum… Votre cas parait complexe… J’ai peine à déterminer si la Chancellerie des ambassades, le Bureau d’insertion des prisonniers ou la Légation pour le Protectorat de la Haksien est à même de vous répondre…

Rendez–vous fut pris pour le lendemain.

Mais ce jour–là, deux délégations rivales – des cavaliers du Septentrion, grands et batailleurs, hirsutes et blonds – se présentèrent impromptu aux portes et l’escouade de planton fut débordée. L’officier de garde eut toutes les peines du monde à éviter que la querelle, censée être arbitrée par le légat des provinces du nord, ne fût vidée séance tenante dans une ordalie sanglante. L’officier et le Cadir convinrent donc de reporter.

Le lendemain, l’affaire n’avait guère avancé.

Le jour d’après, le Cadir apprit que le prévôt des marchands de la rive Est s’était pourvu en référé au sujet des troubles intervenus dans les montagnes surplombant la Haksien. Il ne comprenait pas bien ce que cela pouvait signifier, hormis qu’un officiel de haut rang s’intéressait à son affaire. Hadhar prit donc cela – bien à tort ! – pour un signe encourageant.

Le jour suivant, on pria le Cadir de revenir le lendemain.

Ce jour–là, on le fit prévenir de ne pas se déranger pour rien : on attendait incessamment des nouvelles du chancelier des Invités et otages d’État.

Pendant ce temps, le Cadir ne se décourageait pas. Il puisait des trésors de patience dans la sérénité des rites à la Déesse et la conviction que toutes ces tracasseries n’étaient que la juste contrepartie de son sacrilège, prix à payer pour se débarrasser de sa culpabilité.

Le lendemain, on le fit attendre longuement dans l’antichambre. C’est là qu’il fit la connaissance d’un jeune homme de bonne mine, qui attendait comme lui une entrevue avec l’officier. Ce jeune homme était clerc auprès d’un avoué, ce qui signifiait, expliqua–t–il à Hadhar, qu’il défendait les droits des plaignants face à l’incurie des fonctionnaires royaux.

Le Cadir, étonné, se demanda comment un Roi respecté et dont la justice était crainte par ses sujets, pouvait admettre pareil défi à son autorité, même envers des mandataires subalternes. Mais il sut taire ses doutes en se rappelant qu’il était là pour affronter l’épreuve envoyée par la Déesse.

Le jour suivant, l’on transféra son dossier au substitut du Légat pour le Protectorat de la Haksien. Il fallut reprendre son récit depuis le début.

Après quoi, il se passa plusieurs jours sans progrès notable.

Le Cadir prenait son mal en patience, travaillé par ce sentiment diffus de culpabilité qui ne le quittait jamais vraiment. Chaque soir, son long visage un peu plus tiré, il remontait dans sa chambre et confiait à la Déesse son désarroi croissant.

Et puis un jour, on lui annonça que tout allait s’arranger : le cas des Assadhini avait été porté en haut lieu et une issue favorable semblait se dessiner !

Le Cadir attendit, plein d’espoir. Son sentiment de culpabilité s’était allégé.

Et puis, les jours passant sans aucune nouvelle, il commença à douter… Alors le Cadir décida d’agir. Il alla trouver son jeune ami le clerc et lui demanda de l’aider. Celui–ci, enthousiaste, lui présenta l’avoué lui–même, qui fit grande impression auprès de Hadhar. Aussitôt les émoluments versés, le clerc intenta des démarches, une approche nouvelle, en force et en finesse, visant à circonvenir les responsables ad hoc.

Le Cadir retrouva toute sa combativité. Les jours de la Lune et du Soleil, les fonctionnaires étaient de repos. Ces jours–là, Hadhar arpentait les rues de la capitale, pour explorer les abords des Borj où étaient gardés les prisonniers étrangers. Car le clerc lui avait appris que certains des otages étaient libres sur parole, de se déplacer dans la capitale. Il avait repéré plusieurs de ces forts, mais on ne l’avait pas autorisé à connaître l’endroit où son fils était retenu.

Régulièrement, le clerc venait lui faire son rapport, exposant les progrès de son grenouillage auprès des personnages de haut rang, susceptibles de faire avancer son affaire. Le bouillant jeune homme avait réuni quelques cas de jurisprudence, qui lui paraissaient décisifs.

Le Cadir, avec son bon sens du désert, ne voyait pas bien comment la prudence, vertu de long terme, pourrait engendrer une issue rapide et décisive, qui relevait d’un principe de rupture. Mais Hadhar faisait confiance aux hommes de l’art et se réfugiait dans la prière, pour un jour, si la Déesse y consentait, revoir son fils.

Et les jours passaient en collations offertes aux prévôts qui avaient entendu parler de l’affaire, en visites et dons aux hôpitaux, en consultation des experts patentés quant aux conditions économiques et militaires de la Haksien…

Les démarches initiées par le clerc étaient sans doute plus fines et plus sûres à long terme, mais elles paraissaient assez indirectes et prenaient bien du temps. Pourtant le Cadir affectait toujours de croire que ces démarches allaient aboutir. Seule la foi sauve, enseignait la Déesse. Néanmoins, il dut prendre une mansarde chez l’habitant, qui lui reviendrait moins cher.

Et les démarches se poursuivaient, appuyées par des personnages de plus en plus influents. Bien sûr il fallait les rencontrer, montrer sa bonne foi, plaider sa cause, offrir repas et boisson pour les faire parler… et ravaler sa fierté pour l’amour de son fils.

Chaque soir le Cadir montait dans sa mansarde, saluant ses hôtes d’un air digne et las. En lissant tristement sa barbe poivre–et–sel, il se demandait s’il obtiendrait un jour son pardon…

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