1.2

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«Ils ne m’inspirent vraiment pas, déclara Pratha, les yeux fixés sur les courbes du lait dans le chai.

- Je ne te le fais pas dire, confirma Gopta. Tu as bien sécurisé les coffres ?

- Je les ai scellés avec la formule du nuage opaque. À part si les étrangers disposent d’un pouvoir supérieur à celui d’Eshev...

- Espérons que non, grommela Gopta. C’est quand même fou qu’il leur ait accordé si facilement sa confiance. Parfois, j’en viens à me demander si son déclin n’est pas imminent.

- Tu penses ? Je n’ai pas remarqué que ses capacités diminuaient, songea Pratha.

- Ça fait plus de trois siècles et demi qu’il est à la tête du Chram. Il faut bien qu’un jour ou l’autre, les Grands le rappellent, non ? Et puis, les Maîtres précédents camouflaient très bien leur déclin, jusqu’à ce qu’un jour comme les autres, ils s’écroulent sans prévenir devant leurs fidèles. Tôt ou tard, il faudra bien que son successeur prenne la relève. C'est le Grand Qalam lui-même qui m'en a encore parlé récemment ! »

La perspective de la mort de son maître effrayait Pratha à chaque fois qu’elle était évoquée. Toute sa lignée, aussi loin que les arbres généalogiques permettaient de remonter, avaient toujours connu le même Maître. Le sage s'amusait d'ailleurs à constater les points communs et différences qui pouvaient exister entre les ancêtres et descendants de ses adeptes. Sa mort, bien qu’inéluctable, paraissait ne jamais pointer le bout de son nez. Peut-être que mes petits-enfants ou arrières-petits enfants connaîtront le changement d’ère, mais pas moi, c’est encore trop tôt, se persuadait Pratha lorsque l’éventualité était évoquée.

À l’intérieur de la salle de thé, toutes les conversations portaient sur la venue des rébéens. Tandis que certains spéculaient sur l'origine et la vie de ces hommes, d’autres se demandaient quelles étaient leurs intentions à l’égard du Chram ; dans tous les cas, personne n'arrivait à accorder sa confiance aux étrangers.

Au même moment, à deux cent mètres environ des commérages, le Grand Qalam sirotait lui aussi une tasse en compagnie des rébéens. Malki, le plus grand d'entre eux, dont la tête trônait sur une carcasse dépassant aisément les deux mètres, fourra son nez dans tous les bocaux de la tente en manifestant un plaisir immense. Le thé du Djamahrat, selon ses dires, semblait de bien meilleure qualité que tout ce qu'il avait pu goûter auparavant. L'homme insista auprès de son hôte pour avoir le droit de découvrir chaque variété disponible au cours du séjour.

«Dans l’Empire, seuls les grands nobles, commerçants et membres du clergé ont accès à ce genre de denrées, déclara-t-il, plongeant tout juste le bout des lèvres dans son verre. Une fois, j’ai aperçu Le Martinet en boire avec...

- Tais-toi donc et profite de l’instant, coupa Jébril, le petit interprète, dont le menton dépassait tout juste le nombril de Malki.

- Eh bien, on ne peut plus profiter tout en discutant ? protesta Malki.

- Doucement, camarades. N’assomons pas notre hôte avec nos histoires, ordonna Sayyêt, qui s'était mis à fixer Malki d'un regard très étrange.

- Avec toutes les taxes, cela ne m’étonne guère que seuls les hauts placés y aient accès, chez vous», déclara le Grand Qalam, qui, les lèvres plongées dans son infusion, ne ratait aucun détail des interactions entre les étrangers. Seuls les grand nobles, commerçants et membres du clergé ont accès à ce genre de denrées dans l'Empire... répéta-t-il dans sa tête. Je suis curieux de savoir qui vous êtes réellement, messieurs. Vous avez encore beaucoup de choses à dévoiler. Eshev, je prie pour que tu me dévoiles tous les mystères qui recouvrent ces hommes.

La dégustation se finit en silence. Puis, le chef du Chram constatant que les tasses de ses invités étaient vides, demanda à Sayyêt un entretien seul à seul.

«L'ken hat pasniy dekhar nata lawni mah'hwan ! protesta Yahoun.

- Kak magem nowet sli l'qalam l'beghiri genst wassâ na'plawtêt ?! ajouta Djéma.

- Ekha, ekha. Sli l'qalam l'beghiri mafultwêt nasha hêrtet, hwa ujjê mamagtêt, répondit Sayyêt d'un ton protecteur.

- Puis-je savoir ce qu'il se passe ? demanda le Grand Qalam. J'ai pu entendre que vous parliez de moi, mais ma maîtrise de votre langue est trop rudimentaire pour que je puisse vous suivre.

- Bien sûr, reprit Sayyêt. Disons que mes hommes ont peur de me laisser seul avec vous.

- Et pourquoi cela ?

- Eh bien, les commerçants peuvent parfois tomber sur des personnes mal intentionnées et finissent pris en otages. Pardonnez-les, Maître, la situation s'est déjà produite par le passé et ils sont simplement devenus méfiants.

- Vous pouvez leur dire que si je vous souhaitais du mal, j'aurais déjà ordonné aux adeptes de vous bondir dessus. Ils suivent des entraînement très stricts et savent se battre, cela n'aurait posé aucun problème.

- C'est ce que je leur ai dit, expliqua Sayyêt. Vous avez la capacité de faire de nous ce que vous souhaitez, et bien que cela heurte mon honneur, je suis forcé de le reconnaître. Nous n'avons de toute façon d'autre choix que de vous faire confiance. Nun, shmehte», ordonna-t-il en désignant l'extérieur.

Après quelques grognements, ses hommes finirent par traverser le rideau de perles qui les séparait de la cour.

«J’aimerais prier Eshev, bienfaiteur de notre sanctuaire, avec vous, reprit le Grand Qalam. Au nom de l’équilibre et de la stabilité. »

Il tendit les paumes vers Sayyêt et les tourna en direction du plafond.

«Je... je ne connais aucune de vos prières, bégaya Sayyêt.

- Ce n’est pas un problème, répliqua le religieux, ayant anticipé l'objection. Sachez simplement que, malgré les apparences, la décision de vous héberger ne vient pas de moi mais d'Eshev lui-même. Pensez à toute la gratitude que vous aimeriez lui exprimer, je suis sûr qu’il comprendra et en sera satisfait.

- Bien, si vous le dites...» répondit le rébéen, mal à l’aise.

L’étranger posa ses paumes sur celles du dignitaire. Puis, une fois les yeux fermés, une faible lueur tapissa le fond des paupières du chef rébéen.

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