La ligne Jaune

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 Elle avait le charme médiocre d’un pot de fleur décoré par un enfant, enfin, avant. Avant que son corps n’imprime un Pollock sur la faïence du métro, son âme d’artiste s’exprimant enfin.

 La comptabilité n’est pas un sport de combat, ni même un art. Après 18 ans, 4 mois et 12 jours de bons et loyaux services, Marguerite avait obtenu sa promotion. Enfin, elle était chef. Elle avait toujours su que c’était son prénom qui l’en avait empêché. Quelle crédibilité peut avoir une Marguerite pour gérer le dossier Sodexo ? Quel poids peut-on légitimement espérer avoir dans un conseil d’administration face à Jacques, Laurence ou Marie-Pierre ?

Ce soir, la chef fraîche a gagné en confiance, elle se sent l’audace de lever les yeux dans le métro ! Le regard droit et le cœur chargé de compassion envers les autres prénoms martyrs elle s’avance au-delà de la ligne jaune. Trop. L’état civil a encore fait une victime : une comptable était morte, une œuvre d’art était née.

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 Eloïse se positionne sur le 22ème pavé partant de la 4ème chaise rouge après le distributeur de barres de céréales - d’ailleurs il manque toujours les Crunchies au chocolat - La ligne jaune est plus sale qu’hier : un chewing-gum s’était hardiment installé dans son champ de vision ce qui provoqua en elle un sentiment aigu de colère.

 18 ans. 18 ans 4 mois et 12 jours qu’elle l’aime. 18 ans 4 mois et 12 jours qu’elle aime en silence. Elle l’avait désirée dès le premier regard, tous les jours, sans interruption, sans faille, sans limite. Son prénom avait provoqué dans son petit cœur un carambolage et le fragile échafaudage de sa raison était depuis en équilibre précaire.

 Ce qui au départ ne devait être qu’un ultimatum pour elle-même se transforma au fil des mois et des années en névrose : le nombre de jours avant de lui parler, le nombre de mois passés sans rien dire, le nombre d’escaliers jusqu’à elle, les voitures sur son passage, les crayons dans son pot ou les pavés jusqu’à la porte du métro qu’elle emprunte. Les suites de nombres devinrent des mantras qui l’empêchaient de sombrer, ces mêmes suites qui l’avaient rendu folle. Le serpent et sa queue.

 Effeuiller Marguerite. Se repaitre de son nectar. Nager dans sa chevelure et s’enrouler autour de son cou. L’odeur du lait qui, s’imaginait-elle, exhalait de son chemisier lui faisait passer d’exquises nuits.

Seule

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La petite
Marguerite
Est tombée
Singulière
Du bréviaire
De l'abbé

(G.Brassens – La Marguerite)

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 Comme une barrière de phéromones dans une fourmilière ou la timidité entre les platanes, le jaune de la ligne semble émettre un flux de radiation interdisant le passage de la chair, humaine uniquement, les chiens et autres rats n’ayant cure de nos codes. Même les odeurs d’urines et de transpirations campent autour de leurs propriétaires, attendant avec impatience la promiscuité des rames du métro pour participer au grand pot-pourri urbain.

 Sur le quai la foule s’ignore dans la plus insouciante incivilité et – sans doute par instinct de survie - chacun fait mine de ne pas sentir le courant d’air moite créé par la dépression du métro qui arrive en hurlant.

- …

- Si, si, j’t’l dis, elle arrête pas de m’demander mais moi j’veux pas ! De qui de quoi j’dois m’marier moi ?!? Pis après j’dois tout lui filer si ’s’barre ? C’est ça ?

- Mais tu l’aimes ou pas ??

- Bè bien sûr… on sait jamais…

- Tu verras bien si ça’s’ calme. T’as qu’à l’emmener au resto, tu lui sors le grand jeu avec cinéma et nuit d’amour et tout et tout pis è’t’laissera en paix.

- Attends, r’garde la nana là-bas

- Ben quoi ?

- Ben j’l’ai remarqué t’t’à l’heure quand on a passé le portillon

- Et…

- Et bè elle a pas changé, è’r’garde même pas où è’marche, droit devant è’r’garde

- Et…

- Et on dirait qu’è va’s’jeter sous l’métro !

- Putain t’as raison ! è s’arrête pu la conne !

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À force d’années passées assis sur les pavés sous la plage, il en avait oublié son essence humaine, autant que ses congénères en avait oublié son existence. Il vit dans une sphère éthérée sous la voûte des Galeries, c’est noël ! ou des Voyages Leclerc, pas chers ! Divin chez Kerouac, imperceptible pour Marie-Pierre ou Jacques, Emile est en transit vers le monde des esprits, il flotte.

 En apesanteur il aperçoit, surgissant de la masse grise, cet homme qui court vers cette femme qui rêve vers ce métro qui hurle.

 De l’autre côté de la ligne.

 Depuis toutes ces années qu’elle la suit, la sent, l’observe, l’envie, la veut, Eloïse se retrouve finalement sous une pluie de Marguerite. Un feu d’artifice. Son cœur exulte. Sa raison s’évapore. Son chemisier est constellé d’amour. Eloïse peut mourir enfin, la rejoindre enfin.

Merci Pollock !

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