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Effectivement, Alyssa pouvait se permettre de me dévoiler notre destination ; il y a peu de chances qu’on se fasse interrompre par des civiles. Les complexes de l’armée sont surprotégés et, afin de ne pas favoriser d’éventuelles intrusions, on m’informe d’emblée que le circuit que je vais suivre a été établi temporairement, et ce uniquement pour ma visite. En outre, je n’ai pas le droit de quitter le terrain désigné, et je n’ai absolument pas intérêt à me tourner vers quelque chose si on me l’interdit, question de confidentialité. J’acquiesce tout le long, me soumets à toute une batterie de procédures sans rechigner, curieuse. Aly a l’air enthousiaste. Ses yeux bleus pétillent, et je sais que c’est pour elle une occasion unique à laquelle elle n’aurait pas accès si elle n’était pas rattachée à moi. La caméra qu’elle a installé sur son épaule, et qui transmet comme la mienne en direct, permet aux spectateurs de voir mon visage quand je suis en dehors de chez moi ou éloignée d’un environnement bardé de capteurs.

Quand, enfin, on nous laisse entrer dans le sas de transition, qui permet de filtrer les entrées, je songe aux trésors de diplomatie qu’a dû déployer Gemma pour réussir à nous faire entrer ici. C’est un miracle qu’on y ait accès, d’autant plus que tout ce que je découvre est retransmis en direct. Et, connaissant ma manager, les journalistes sont à l’affût, la visite est enregistrée, et sera ensuite rediffusée des milliers de fois, tant dans les écoles que comme support journalistique, sujet d’étude, documentaire animalier…  Tout ce que je dirai, ferai, verrai, entendrai, sera disséqué. C’est dans ces moments que j’admire Gemma.

En dehors de ces moments, mes sentiments à son propos sont mitigés, sinon hostiles. Devant la caméra, elle sourit, mais une fois que nous sommes seules, elle ne fait jamais dans la dentelle, et ne se gêne jamais pour me rappeler pourquoi je suis là en premier lieu et combien ma place est précaire. Quoique, il y a des fois où je me demande si, aujourd’hui, elle pourrait annuler ma réalité sans déclencher la colère de l’audience. Mais je suppose que tout le monde s’habituerait à ne plus me voir après un certain temps.

Les militaires qui nous accompagnent nous font signe d’avancer dès que la porte du sas s’ouvre. Nous nous faufilons ensemble dans un long couloir gris, traversons un autre sas de filtrage, puis un troisième. Sur notre passage, je vois des portes blindées numérotées, dotées de détecteurs sur le côté pour autoriser l’accès, mais personne n’y entre ou n’en sort. Je m’interroge longtemps sur ce qui se passe derrière, même quand nous finissons par parvenir à un petit jardin, où une chercheuse en blouse bleue nous accueille avec un grand sourire.

— Bienvenue ! Je m’appelle Lisa.

Elle prend ma main tendue, la serre doucement.

— Ma fille Emma est une grande fan de l’émission.

— C’est gentil, je souris, légèrement gênée. Vous pensez qu’elle nous regarde en ce moment ?

— J’espère que non ! s’exclame-t-elle avec un rire. Elle est censée être en cours, et je ne lui ai rien dit à propos d’aujourd’hui, secret défense oblige. Mais maintenant que la surprise est révélée, elle va m’en vouloir.

Je ris en même temps qu’elle, puis regarde autour de moi.

— Où sommes-nous ?

— À l’entrée des labos. C’est notre petit espace de verdure et de détente, mais vous verrez, ce n’est rien par rapport à l’intérieur ! Suivez-moi, ça me fait plaisir de voir qu’on s’intéresse enfin à nos recherches !

Elle nous précède en direction de la porte à l’opposée de notre porte d’entrée, sautillant presque sur place, ravie d’avoir été choisie pour nous faire la visite.

De l’autre côté se trouve un petit open space, où huit femmes s’affairent autour d’écrans dernier cri et de projections holographiques nouvelle génération qui me font siffloter, impressionnée.

— Oui, sourit Lisa, on a des produits qui ne sont pas encore sur le marché… mais ça ne devrait pas tarder il me semble.

— Vous avez un scoop ? je demande en singeant les journalistes que je rencontre souvent.

— Absolument. On m’a glissé en interne que ce serait pour d’ici huit à neuf mois, le temps de moduler les options pour le grand public. Mais pour le moment, vous devez vous contenter des holoprojecteurs D10 et des écrans i70.

— Qui restent le top-gen des deux dernières années, admet Alyssa en ouvrant de grands yeux autour d’elle.

— Mais nous sommes là pour les gens, pas pour les machines. Permettez-moi de vous présenter la team bio-environnementaliste, Leila et Cassie…

Deux femmes au fond agitent la main en guise de salut.

— … les biologistes cellulaires Anna et Eva, la coordinatrice spé faune des vieux âges Isis, et les ingénieures génétiques, Jessica, Amanda et moi.

Je tourne par réflexe la tête vers la dénommée Jessica, qui m’adresse un salut de circonstance, mais ne pousse pas l’échange plus loin, clairement occupée ou peu désireuse de me parler.

— Et du coup, vous vous occupez de quoi ?

Lisa nous mène en direction de la porte suivante en expliquant :

— Leila et Cassie sont chargées de gérer l’environnement des hommes. Température, pression, alimentation de base… tout ce qui pourrait leur faire défaut dans les conditions actuelles. Les bio-cell et nous les IG travaillons ensemble pour déterminer les facteurs d’évolution et d’adaptabilité, et nous plus spécifiquement, nous développons les versions modernes.

— Les… versions modernes ? j’hésite.

— Je vais vous montrer.

Nous passons des labos vides, équipés de matériel qui m’était totalement inconnu, mais que je m’efforce de détailler pour la curiosité des spectateurs, n’hésitant pas à poser des questions, mêmes si elles me paraissent parfois un peu bêtes, fidèlement secondée par Alyssa, qui complète et complémente mes interrogations comme si elle avait suivi une formation préparatoire. Les minutes s’étirent, deviennent une heure, puis deux, un véritable cours magistral où nous abordons tout, depuis l’évolution des femmes après la dernière extinction de masse, en passant par celle de l’homme depuis le néo-médiéval jusqu’à l’époque industrielle. Lisa ne tarit pas d’explications.

Enfin, nous parvenons au deuxième étage, dans un étroit corridor où une baie vitrée donne sur un immense jardin aménagé comme une tout aussi immense serre tropicale. Quelques hauts arbres qu’on ne voit plus ailleurs que dans les documentaires historiques, aujourd’hui, étirent leurs longues branches quasiment jusqu’au plafond de verre. En bas, une jungle de branches basses et de buissons qui semblent épineux dissimule totalement le sol, suffisamment pour qu’une grande bête puisse s’y dissimuler.

— Comme vous le savez, la grande extinction a été provoquée par une guerre bactériologique qui, il s’est avéré plus tard, ciblait essentiellement les hommes femelles. Le groupuscule de survivantes qui se sont réfugiées sous terre avec des prototypes de cryo-caissons encore en développement, une banque génomique récoltée à la hâte et leurs propres connaissances de bio-ingéneurie, ont plus tard donné naissance au genre femina novi, dénommé comme tel parce qu’il est uniquement femelle.

— Mais nous ne sommes pas compatibles avec les… hommes ? j’hésite.

Mes cours d’histoire et moi n’ont jamais fait bon ménage, aussi ai-je l’impression de redécouvrir la situation. Il me semble me rappeler de quelques choses de mon enfance distante, quand j’étais encore jeune et innocente, mais je ne prêtais pas beaucoup d’attention à l’éducation qu’on m’offrait à l’époque. En tout cas, je sais qu’on nous a dit un jour que, désormais, le genre homme n’existe plus qu’en laboratoire, mais que nos propres différences avec les hommes femelles de l’époque industrielle – jusqu’au vingt-deuxième siècle, donc – sont à la fois minimes et immenses.

— Eh bien, ça dépend de comment on aborde le problème, répond Lisa avec une mine songeuse. Au niveau génétique, nous avons quatre-vingt quinze pour cent de compatibilité avec l’homme, ce qui est immense. En revanche, les femelles homme ont disparu, et les mâles sont stériles, donc uniquement élevés en laboratoire. D’ailleurs, aujourd’hui, quand on dit un homme, on assume par définition qu’on parle d’un mâle, parce que la création de femelles est plutôt… compliquée. Les cinq pour cent de différence font beaucoup, à ce niveau, surtout pour nous qui sommes uniquement femelles depuis l’extinction. C’est pour ça qu’on a abandonné la dénomination classique de l’ère industrielle, qui déterminait le genre « homme », et le terme femme comme le féminin de l’homme.

Elle fait une brève pause, semble rassembler ses idées, puis reprend :

— Pour en revenir à la compatibilité, l’homme de l’ère industrielle n’est pas adapté à notre environnement. Vous aurez l’occasion de le voir, mais ils sont très grands par rapport à nous, et leurs poumons ne sont pas adaptés aux taux de soufre et d’oxygène actuels. Sans même parler de la température, qu’ils supporteraient mal. Les versions modernes dont je vous parlais tout à l’heure, que nous créons en laboratoire, ont franchi le pas récemment : ils sont adaptés pour sortir dans notre atmosphère actuelle.

— Récemment ? je relève.

— Il y a dix ans, admet-elle avec un sourire contrit.

— C’est de la rétention d’informations, je pouffe.

Elle secoue la tête, à la fois amusée et un peu contrite.

— Procédures de sécurité. On a eu du mal à trouver un équilibre pour l’homo synthesis civilisé. Après l’extinction de masse, beaucoup sont morts, et les rares qui ont survécu ont régressé, faute de moyens. Il faut se rendre compte qu’il s’est écoulé un millénaire et demi avant que les femmes ne reviennent à la surface et ne reprennent le contrôle. Pendant ce temps, les hommes ont eu beaucoup de mal à survivre sans moyen de produire une descendance. Les rares femelles qui avaient survécu étaient pourchassées, et pour la plupart, elles étaient de toute manière stériles. Pendant près de cinq cents ans, les hommes ont lutté pour perdurer dans des conditions défavorables à leur existence. Une femelle avait en moyenne huit enfants, parmi lesquels une femelle sur dix et un mâle sur sept parvenaient à atteindre la maturité sexuelle.

« Ensuite, le virus de l’annihilation a muté, s’est répandu à nouveau sous forme aviaire, et s’est répandu à nouveau dans la civilisation qui avait difficilement commencé à se reformer, anéantissant plus de quatre-vingt-cinq pour cent des survivants et survivantes. Quand les femina novi de la première génération, génétiquement construites afin de résister à ce nouvel environnement, sont apparues, elles ont organisé d’immenses battues pour retrouver les survivants. Beaucoup pensaient qu’il était hautement improbable d’en retrouver tout court. En tout et pour tout, on a pu au début du vingt-quatrième siècle retrouver sept cents trente-six hommes, donc soixante-deux femelles, qui sont pour la plupart mortes en captivité par la suite.

Un long silence tombe. Je bataille pour assimiler la nuée de données et de chiffres qui vient de m’être délivrée en l’espace de quelques minutes. Lisa articule distinctement mais débite les informations à la vitesse d’une batteuse. Elle est clairement passionnée par son sujet, ça s’entend dans la manière dont elle détaille certains évènements, spécifie les nombres à l’unité près ou insiste sur certains segments de son travail en essayant malgré tout de les rendre compréhensibles au plus grand nombre. Elle est douée en vulgarisation scientifique. Je note son nom dans un coin de ma tête – la prod est toujours ouverte aux rencontres et débats, en fonction de l’audience que ces évènements génèrent – et Lisa m’a l’air d’être une candidate idéale. Et, à voir l’air songeur d’Aly, elle pense à la même chose que moi.

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