Assassin(s)

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ASSASSIN(S)


La petite ville est tranquille. Le soleil de cette journée d’août a chassé les promeneurs et les vacanciers de Linz ou de Vienne qui viennent se ressourcer ici dans ces dernières années du 19 éme siècle. On ne croise que les charrettes des cultivateurs dont le roulis est rythmé par les encouragements ou les jurons des conducteurs.

Il y a aussi les cris des enfants dans les rues. Ils se poursuivent dans d’improbables luttes de gendarmes et de voleurs ou jouent à la guerre.

Ici on fait plutôt la guerre entre allemands et citoyens de l'empire austro-hongrois. Mais dans ce coin perdu, proche de la frontière, difficile de savoir où sont les bons et les méchants.

Chaque gosse, chaque famille a des cousins, parfois même des frères ou des sœurs de l’autre coté.

Il n y ’a guère que la balourdise du plus obtus des douaniers à refuser cette évidence. Les bureaucraties impériales de Vienne ou de Berlin ont bien d’autres chats à fouetter que de poursuivre d’inconscients contrevenants.

Tout cela pour dire que je me demande si ma déambulation dans les rues à cette heure ne va pas finir par m‘attirer des regards curieux.

Mais basta, l’aubergiste du village n'a même pas levé un sourcil intrigué. Il m'a servi la bière bien fraîche du coin puis m’a indiqué mon chemin.

— L’apiculteur? Vous descendez la rue , vous tournez à gauche juste après la place avec le puits. C’est la maison en face avec un grand mur jaune.

Il m’ a décroché un clin d’œil:

— Mais je connais des adresses où le miel est meilleur et moins cher.

J’ai bu, payé, remercié , pris les adresses et me suis dirigé vers la place en question.

Encore une fois, c’est sûrement la centième, je tâte mes poches pour sentir la présence du petit sac de bonbons.

Oui, il est bien là. Et dans chacune des quelques douceurs qui le garnissent que ce soit macarons, caramels ou chocolats, il y a la mort qui attend.

La mort. Simple et rapide, sans souffrance, comme elle doit être pour un être sans malice et sans méchanceté. Pour un enfant que les tourments de l’adolescence commencent à peine à effleurer.

Perdu dans mes pensés, je suis arrivé à la place, à sa fontaine de grès rose et au puits à laquelle est attachée une corde grise au bout de laquelle se trouve un sceau d’acier cabossé qui traîne sur la margelle.

La maison est bien là, jaune ou plutôt ocre. La couleur paraît passée sous le soleil mais la brûlure de l’été me retourne la chaleur sur la figure.

Un gosse, aux cheveux bruns la dizaine d’années est assis sur une grosse pierre à coté de la porte. Il est plongé dans un livre dont je peux apercevoir la couverture criarde et colorée.

Un livre d’aventures, sans doute.

Il n’a pas levé la tête à mon approche.

J’ai toussé puis j’ai dis:

— Bonjour. Est ce que l’apiculteur est bien ici?

— C’est mon père que vous voulez voir? Mais il n’est pas là. Il devrait revenir dans une heure. Vous voulez faire une commande?

Il m’a dévisagé. Mon Dieu, ce regard, il l’a déjà. Je me sens remué jusqu’au fond de entrailles.

Les derniers doutes que je peux avoir sur la nécessite du projet du Professeur s’envolent. Il ne me reste que la peur non de ce que je vais faire, mais de ce qui va m’arriver après.

Les paroles de Carbonnier me reviennent en mémoire.

Tout ceci n’a aucune importance, Fabien. Ce qu’il adviendra de toi après, non plus. La même chose pour toi et pour tous les autres. Ils changeront, c’est sûr mais en mieux.

Le gosse me ramène à la réalité.

— Monsieur ? Eh Monsieur, vous avez l’air malade, vous avez chaud ?

Ce regard!

J’ai presque envie de détourner les yeux et de fixer n’importe quoi sur cette place écrasée de chaleur sauf ce gamin mais je dois continuer.

— Non,merci. Je veux lui proposer du travail . Vois-tu, je suis fabriquant de bonbons et de gâteaux et son miel m’intéresse...

Tout en parlant, ma dernière conversation avec le Professeur me revient en mémoire.

Elle y est gravée.

Cette invention n’aura qu’un seul usage mon ami. Ce ne sera pas une curiosité scientifique, ni un moyen de nouvelles vacances. Ce sera une arme pour faire le bonheur de l’humanité.

Tout de même Jacques, une machine à voyager dans le temps. Tu te rends compte?

Si je pouvais, je me rendrais dans l’avenir chercher un remède à ta maladie mais, malheureusement aller dans l'avenir, c'est impossible pour des raisons que j'ignore.

 — Je sais mais on pourrait faire des tas d’autres choses.

Tout à fait et c’est pourquoi, je vais te laisser faire un dernier voyage , une dernière mission... La seule possible,la seule nécessaire. Pour le bien de tous. Tu parles toujours allemand ? Tu peux me faire une livraison?

Et c’est comme cela que la machine m’avait transporté dans une forêt d’Autriche de l’année 1899.

J’avais d’abord retardé un peu l’échéance, gagné Vienne pour y glaner un concert de Mahler ou de Strauss. L'angoisse et la légèreté, toute l'Autriche-Hongrie de cette fin de siècle. Je devais presque m'en imprégner. J'étais monté ensuite dans un train pour Linz ,puis par petites étapes; j'étais parvenu dans ce village perdu de la campagne de Haute-Autriche, Lambach.

Le jeune garçon avait enchainé.

— Des bonbons? J’espère que mon père sera content. Il râle toujours en disant que sa retraite de douanier n’est pas suffisante.

Cette voix! Je l’imagine adulte dans quelques années.Elle me semble avoir déjà des effets hypnotiques.

En me forçant à accrocher son regard, j’ai sorti le paquet de sucreries et je lui ai tendu.

— Tu veux goûter?

— Ah,ben oui, alors ! Si ils sont bons, je le dirais à mon père.

Il s’est emparé d’un macaron et au moment de l’enfourner, m’a demandé.

— Je peux en prendre, deux autres?  un pour ma sœur et un autre ma mère,elles sont gourmandes, elles aussi.

Il a ri. Un rire, encore innocent.

Sans attendre de réponse, il a avalé le gâteau, m’a souri puis fait une grimace.

Il a fait quelques pas , a porté la main à son ventre, puis s’est effondré. Son jeune corps a heurté le sol avec un bruit sourd.

J'ai tout observé, sans rien dire.

Je me suis approché, ai touché son pouls.

Rien!

J’ai tourné le dos, puis me suis éloigné tranquillement.

Une porte s’est ouverte puis un bruit de course. Des voix se sont élevées.

— Eh toi, qu’est ce que tu as? Réponds,voyons!

— Mon Dieu! Il ne bouge plus!

— Il est mort!

Des poings se sont mis à tambouriner à la porte de la maison jaune ocre qui chauffe toujours au soleil.

— Madame Hitler,venez vite,vite, Mon Dieu!

Je m’appelle Fabien. Mon nom n’a aucune importance. Je vais mourir du cancer dans trois mois. Je viens de tuer un gosse de 10 ans qui se nomme Adolf. Et je n’ai pas le moindre remords.


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