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Derrière le battant d'un placard en aggloméré, une odeur de cigarette se mêle à la lumière spectrale et tamisée d'un appartement humide, mal insonorisé.

Des hits de hip-hop émanent du HLM d'en face ; des éclats de voix du match de foot d'en bas : bâtiment 1 contre bâtiment 3.

Milo se fige aux échos de voix étouffés, aux secrets de famille trahis par des murs trop fins :

— La belleuh Yasmineuh du collègeuh me hante, mais depuis que j'ai croisé les yeux deuh sa tante... Que faire, ami Tiago ? Elle est de trois ans mon aînée, autant dire une éternité.

— Je crains que mon père n'ait perdu l'affection de ma mère. Si tu voyais ses yeux de cocker...

— Je n'irai plus jamais z'au lycée-han. Dans mon classeur-han, le chien a fait ses besoins. Il a refermé l'objet de son méfait et l'a rangé, comme si de rien n'était. Je ne sais, de l'odeur ou de ma honte-han, laquelle m'a le plus glacée. Déménageons-han, s'il vous plaît ?

Des bouches tchippent, des Nike crissent, des lunettes de soleil cliquettent et des chaînes en plaqué or cliquetiquent. Quelque part retentit le jingle du journal télévisé.

Èsh la faaam ! S'est passé des trucs de ouf, today ! On a du lourd, du méga-lourd ! Vos reums elles y croiront ap ! Paraît Ka$hetta et £ord ont ken en soum-soum cette semaine. C'est la go de £ord qui les a poucave, miskine. Ils ont cru ça passait crème, nan mais WTF. Allô les gens, faut chiller ! En parlant de ken, psartek à Marc-Enguerrand et Marie-Juliette Haute Cour du Castel qui viennent d'avoir une 'tite zouz au blase badass de Marie-Benjamine ! Ils invitent everyone à grailler et tiser dans leur palace. Bicravez pas sur place, soyez sympas, sinon M-E il vous tej, pané ? À part ça y'a la 'tite Jeanne-Hermine qui s'est duper vers Montjoli, c'est la hess. Ses darons sont en PLS mais déter à la retrouver. Aux dernières news elle est monté dans un gamos blanc. Faut nous tél pour balancer vos infos contre moula. En parlant de thunes, y'a Jean-Mich' Delahaute qu'a encore péta des banques, askip ! (tchip) Il a fait craci c'était un employé et l'est reparti tranquille pépouze avec le bif. Moi chuis quécho, il fout le zbeul partout, au calme. Sinon, si vous aimez golri y'a l'Daron Trop Dar qui fait une tournée chez les cassos. JPP, va y avoir R dans les salles. C'est pas gratos, ils vont moyenner quoi les fauchés pour voir mamène ? Enfin balec.

Que sont les fauchés, mère ?

— Des nécessiteux. Nous, ma chérie.

— Oh. Pourquoi utiliser r'un terme détourné ?

— Les élites préfèrent les euphémismes z'aux termes clairs. Prendre ses distances avec un signifiant les protège aussi de la réalité du signifié.

Milo entrebâille les portes de la penderie, mais un grincement le pétrifie. Les résidents l'ont-ils entendu ? Probablement, car de la cuisine, des chuchotements lui parviennent sans mal.

— Talya, cessez d'utiliser la double négation : elle marque d'office votre maîtrise chancelante du français.

— Mais je reproduis seulement votre idiome-han ! En quoi est-ce ma faute si père et toi n'employez pas le parler léché et succinct des sphères dirigeantes-han ?

— Que vous coûterait-il pourtant d'apposer un « starfoullah » par-ci, un « à donf » par-là ?

— Mère...

— J'aimerais pouvoir vous offrir des études supérieures, mais j'ai peur qu'on ne vous y brime. Qu'on vous y brime, pardon. Ce serait « le seum ».

— Vos efforts me touchent, mère, mais si je dois réussir-han, ce sera par moi-même-han ; non grâce à un masque factice qui m'éloignerait des miens.

— Je vous entends, chère enfant, et je comprends. Mais z'« à max » d'obstacles vous attendent sur le chemin de l'honnêteté.

— Des injustices-han !

— Certes, et donc ? Comment lutter contre l'inégalité systémique ? Finissez vos coquillettes, ma douce... Je veux dire « ma zouz ». Nous en reparlerons.

Le clic-clac de la vaisselle qu'on débarrasse, le ronron d'un robinet : Milo en profite pour se tailler. Il ouvre toutes les portes à sa portée, espérant cette fois se faire enlever.

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