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Milo repose sa tasse à l'effigie d'un caniche pervenche dans la soucoupe au carlin bleu turquin, puis rejoint l'équipage dans la piscine capucine. Louboutou s'occupe en dévissant les lampes archaïques, Spara fait des longueurs, et Bardan semble noyer Ruleck.

Le néo-châtelé lui crie d'arrêter, mais personne ne l'entend. Alors il attrape le premier objet à sa portée et le lance sur le charpenté. Sa fléchette – une fléchette tout ce qu'il y a de plus normal, si ce n'est qu'il s'agit d'une fléchette de compétition, sa grand-mère ayant remporté trois championnats régionaux (dans cette réalité-ci) – sa fléchette, donc, amerri, ou plutôt chute, dans une lente et morne agonie, digne d'un oiseau mourant ou d'un volant de badminton achevant sa course heurté par un filet sauvage soudain apparu.

Un rire gras et tonitruant échappe donc à Bardan, ainsi qu'à Ruleck. D'abord rassuré de sa bonne santé, Milo s'indigne bientôt, avivant l'intérêt de Louboutou et de Spara. Une courte explication les met à la page, et leurs railleries combinées se joignent à l'hilarité.

Le vacarme assourdi, Milo se rembrunit.

— Vous saviez qu'on s'introduisait chez ma grand-mère ?

— Bien sûr ! Comment tu crois qu'on a trouvé l'adresse ?

— C'est pas ta vraie grand-mère de toute façon. La tienne est morte, tu te souviens ?

Milo fronce le front, à l'image du carlin chagrin de la soucoupe de mamie.

— C'est celle de l'autre Milo du vaisseau ?

— Non, il venait de ton futur, lui. Là, on est chez le Corduvac de chez nous.

— Quand même... On peut pas cambrioler ma mamie !

Ruleck pousse le flamant rose gonflable du grand musclé et émerge de l'eau chlorée.

— C'est pas ta grand-mère. C'est même pas celle de Mort-duvac.

— Même, c'est celle d'un moi. À peu près.

Spara hausse les épaules, mues par la force de l'indifférence. Milo s'empourpre, non sans rappeler les tapisseries pelure d'oignon.

— Et on est quand, là, au juste ?

— Assez tôt et tard pour que son petit secret de la salle secrète lui manque pas.

— Vous l'avez volé ?

Il se retourne et scrute les fenêtres à la recherche d'un Eugène, d'un Charles ou d'un autre quidam, puis chuchote :

— Déjà ?

— Ouais, pendant que tu levais le petit doigt sur ton thé, grogne Bardan.

— Moi ? Au grand jamais ! Je...

Une pensée parasite l'interrompt.

— Vous avez volé quoi ?

— Condensateur de flux.

— Ahein.

Louboutou, en maillot de bain de matelot, lève les yeux de ses lumières synthétiques.

— On devrait se dépêcher, au fait. L'heure fait tic-tac-tic-tac.

— Oui, s'étonne Milo, pas finaud. C'est le principe.

— Et « BOUM » bientôt, c'est le principe aussi ?

— Boum ? Bientôt ? Pourquoi ?

— Vaut mieux pas que tu saches, fait Bardan en grattant sa courte barbe.

— Mais je veux savoir ! Et on devrait sauver mamie !

Spara gifle l'eau, les flashbacks d'une guerre du Vietnam dans les yeux.

— Surtout pas ! On l'a sauvée une fois et c'est la pire du pire !

— Mamie ? La pire ?

— Pure psychopathe. Pas étonnant que son Corduvac soit complètement cinglé.

— C'est pas ta grand-mère, Milo. Et franchement, vieux merci !

Bardan, toujours sur sa bouée de phœnicoptéridé, se racle la gorge.

— Mort-duvac aurait été plus mort plus tôt s'il avait ressemblé à ce connard. Je m'en serais assuré.

Il mime un tir de fusil en direction du Milo-pas-(encore)-mort.

— Attendez, attendez... Est-ce que Mort-duv... Je veux dire l'autre Mil...

Un soupir comprimé échappe au dernier Milo en date.

— … Mort-duvac, donc, il avait un château ?

— Non, ça c'est à Milo-salaud.

— Alors comment Mort-duvac a su pour le château de Milo-salaud ?

Louboutou lève les yeux aux flèches du château.

— Il a fait des recherches, nigaud.

— Et comment il savait qu'on trouverait le flux-truc dans le château de mamie si sa mamie n'a pas de château ?

Spara fulmine :

— Arrête d'être obtus ! Il a cherché sa famille dans notre réalité et il a passé un peu de temps avec ses non-parents et entendu parler du CONDENSATEUR DE FLUX, pas le « flux-truc » !

— D'accord, d'accord !

Il s'arrête ; regarde Ruleck gonfler son Shar Pei ; l'observe se déplisser, se transformer en pitbull ; songe que tous les Shar Pei auraient besoin d'un coup de gonfleur.

— Pourquoi est-ce que mamie-salaud est horrible ?

— PARCE QUE C'EST LA PLUS SALAUDE DE TOUS ! rage Bardan. Elle m'a bouffé l'oreille, bleusaillon ! L'OREILLE ! La mienne !

— Mais... T'as toujours deux oreilles.

— Parce que je l'ai fait repousser ! Pour une petite fortune, qui plus est !

Spara se relève d'un coup, éclaboussant ses sous-fifres.

— Bon, pas que j'aime pas tremper dans une piscine de luxe, mais on doit rentrer.

— Ooooh...

— Et c'est un ordre ! On a un emploi du temps chargé, pas le temps de lambiner.

Elle presse un bouton sur une télécommande jaune fluo à la texture de chewing-gum mou ; marque une pause.

— Hmm... Bizarre.

Ruleck écarquille les yeux clairs d'une jeunesse encore innocente malgré ses stages non rémunérés répétés à perpétuité.

— Quoi ?

— Hum... Ça répond pas.

L'équipage retient son souffle, l'apocalypse au fond des iris, la peur aux tripes qui se tordent. La mâchoire de Louboutou s'écrase sur le sable importé d'Italie.

— Comment ça, ça répond pas ? Laisse-moi voir.

Spara la lui tend d'un air agacé, et Louboutou, le bouton pressé, confirme qu'en effet, ça ne répond pas.

— Hmmmm... Corduvac ? marmonne Spara.

— Oui ?

— Va nous chercher de la tisane pendant que je réfléchis.

— Euuuh... D'accord.

Il ouvre la porte de la cuisine, et...

Le ciel dévore la mer en hâte. Ses nuages incisifs tranchent les vagues, et les flots s'éplorent. Des larmes dans la houle, vaines et fragiles. De ces blessures chagrines germe un soleil, et les lames blanches fondent, s'écument et se dissolvent. Le ciel devient mer, la mer devient ciel. Et le ciel engloutit la mer.

… la referme sans traverser.

Euh... désolé, Capitaine. Je... j'y arrive pas.

— Spara, t'es sûre que c'est pas Milo-nigaud que t'as kidnappé, cette fois ?

Elle roule des yeux, pas surprise le moins du monde.

— Il va être temps que tu deviennes l'officier du tonnerre que j'ai engagé.

La lèvre pendante, tremblante, chevrotante, Milo se ressaisit et tape du pied – doucement, pour ne pas abîmer les pantoufles de mamie.

— C'est pas juste ! C'est vous qui m'avez contacté avant que j'aie fait ou appris quoi que ce soit.

Elle expire un frêle soupir éreinté.

— T'as pas tort. Je me défoule juste, le prends pas personnellement.

— D'accord...

— Bon, puisque Corduvac a pas pris la tisane, je vais vous en faire !

Ruleck s'extrait de la piscine, s'ébroue, et jette l'un des pots de pétunias de mamie dans la piscine.

Milo, d'abord outré, se surprend à glousser. Un écho simultané lui parvient, et il croise le regard hargneux et broussailleux de Bardan.

— Pas. Le droit. De rire. Aux mêmes trucs que moi.

Milo ouvre la bouche et émet un monosyllabe hésitant. Il se frotte la nuque, bredouille quelque chose sur la non-violence et, dans une démarche désespérée, attrape un pot de fleurs.

— Vous... voulez du thé ?

Mais Bardan lui frappe le poignet pour le lui faire lâcher. Un coup d'œil sur la paume du châtelé-d'une-autre-réalité l'intrigue.

C'est quoi, ça ?

Il désigne du menton les boutons de manchette que Milo enfonce dans sa poche.

Mamie me les a donnés.

— Pour quoi faire ?

Il hausse les épaules à la manière d'un oisillon déplumé sur le point de rater son premier envol.

C'est mamie, faut pas chercher.

— Bon, les pipelettes, tonne Spara d'une voix impérieuse, accrochez-vous à vos maillots, va falloir courir.

Un cri de surprise échappe à la pilote sidérée, interloquée, et même baba.

On doit semer ces trucs ?

— Semer quoi ?

— T'as vraiment dormi pendant toute la réu' ? C'était pas des blagues ?

— J'étais fatigué, ok ?

Pas le temps de cligner des oreilles qu'un BOUM tonitruant retentit dans le ciel qui se déchire.

Oh non, j'ai oublié de fermer la porte ?

— De quoi tu parles ?

— Pile à l'heure, Cap', remarque Louboutou en triturant sa montre Pikachu. Reste un quart d'heure pour rejoindre la côte.

Spara trace déjà devant. Les mots laissés sur son sillon invectivent l'équipage :

MAGNEZ-VOUS LE TRAIN PAS BESOIN DE ᴍᴀ ᴘᴇʀᴍɪꜱꜱɪᴏɴ pour courir ᵇᵃⁿᵈᵉ ᵈᵉ

Les subséquents rendus indistincts par la distance croissante. Et c'est tant mieux, car de tels mots ne sauraient être prononcés ni couchés sur le papier sans provoquer des nausées.

Ruleck attrape une boîte suspecte – le condensatruc, certainement – et s'élance telle une championne de saut à la perche sans perche. Ceci semble réveiller Milo, Bardan et Louboutou qui galopent à la suite de cette bourrasque blonde.

En contrebas du château, une ville balnéaire d'allure antique, grecque ou italienne, peut-être, rampe vers la Méditerranée, à une vitesse si lente qu'il faut collectionner les cartes postales anciennes pour s'en rendre compte, ou avoir un grand-oncle qui ne manquera pas de râler que c'était mieux avant, surtout avant que les touristes ne construisent leurs maisons de plage juste en bord de mer et fassent flamber le prix de la baguette.

N'oubliez pas, pfou pfou, ahane Ruleck, chacun de nous est remplaçable, pfou pfou. La priorité, pfou pfou, CAPITALE, pfou pfou, PRIMORDIALE, pfou pfou, c'est le condensateur !

— Oui, oui, faut le protéger à tout prix, on sait, maronne Bardan en doublant l'ingénieur qu'il attrape et se cale sous le bras sans ralentir.

— Je le dis quand même, pfou pfou, parce que Corduvac, pfou pfou, n'a pas écouté le briefing.

Milo ouvre la bouche pour protester et, judicieusement, se ravise.

De la rupture céleste émergent des titans gigantesques, heureusement accaparés par des luttes intestines. Mais leur combat ne dure pas et, fatalement, l'un d'eux remarque nos fuyards et se lance en chasse, animé d'une faim gargantuesque pour la chair fraîche.

La fine équipe L'épaisse équipe atteint l'écume et observe l'avancée inexorable du colosse. Louboutou lance un mystérieux décompte, et le rictus de Spara s'élargit. Milo, lui, échoue à se convaincre qu'il a retenu ses gouttes de pipi. Il aurait dû porter un maillot aussi.

Le titan les rattrape, des ruines dans ses empreintes de pas.

Trois, deux, un...

Une mouche monumentale lui vole dans les méninges, le distrait assez pour permettre à nos héros de se cacher. À l'abri dans son refuge rupestre, Milo jette un œil à l'insecte géant, reconnaît le vaisseau qui l'a kidnappé, et encourage Bardan à se hâter. Ce dernier, par pur esprit de contradiction, ralentit le pas. L'étranger d'un autre monde – mais pas très loin de celui-ci, tout compte fait – n'a pas le temps de s'indigner qu'un titan empoigne Monsieur Muscle et son colis humain, avant de les lancer vers le lointain.

Milo ne sait qu'en penser. Les mastodontes qui rasent la ville lui rappellent un enfant capricieux. Leurs pas désordonnés, précipités, empêchent de se sentir en sécurité. Mais à force de les observer, il commence à remarquer que les titans ne sont peut-être pas si imprévisibles.

Leur courroux épargne les arbres, roches et ruisseaux ; en somme, ils ne touchent à rien de beau. Les traces humaines, en revanche, inertes ou vivantes, ils les écrasent avec une joie flagrante.

Merde, jure la capitaine entre ses dents. Bardan et Louboutou se sont fait avoir comme ça ? Quels bizuts.

Ruleck inspecte ses ongles, et Milo s'interroge.

Vous n'êtes pas... tristes ?

Spara passe les doigts dans ses cheveux crépus. Pas par gêne, mais pour les démêler, sereine.

Pour quoi faire ? Ils ont activé leurs suspenseurs, non ?

— Leurs quoi ?

— Pff, j'oublie tout le temps que tu sais rien. Bref, ils vont bien. T'as vu où ils ont atterri ?

— Euh... Je vois à peu près où ils ont été lancés, oui.

— Alors c'est là qu'on va.

Milo se surprend à bloquer le passage comme un grand.

On va là-bas ? Vers les exterminateurs de villes ?

— C'est plutôt un village, non ? corrige Ruleck.

— On va quand même aller les chercher : Louboutou réussira peut-être à réparer le bip.

Milo se triture les doigts.

On va y aller ?

— On va y aller.

— Vers le danger ?

— Vers le danger.

Un gémissement lui échappe, que chacun s'empresse d'ignorer.

Et c'est ainsi que nos courageux aventuriers s'approchent de la tour de l'horloge que de petits titans, étrangement, restauraient. Un faible pour l'architecture du 13e, visiblement.

Trois silhouettes plus ou moins agiles – plus moins que plus plus, en vérité – se faufilent parmi les ruines et se lancent à la conquête de la tour embrassée par le bougainvillier. De pierre ocre en pierre ocre, elles atteignent un vitrail. À l'intérieur du bâtiment, des géants retapent et vernissent les charpentes, mais point de Bardan ni de Louboutou.

Je vais m'infiltrer, vérifier les recoins. Ruleck, il y a sûrement une sorte de crypte ou de caveau. Corduvac, je te laisse les combles.

À l'instant même, les rubis oculaires d'un monstre de pierre aperçoivent nos trois sauveteurs. Il trottine vers eux plus qu'il ne court, soucieux de ne pas abîmer l'ouvrage architectural. Le cœur de notre héros s'efforce de s'échapper, le tirant vers le haut comme un second harnais.

Le géant, la gueule béante, attend une erreur de Milo, dont les paumes lui semblent d'aussi bons crampons que deux limaces salivantes et enrhumées, tout apprêtées de robes de vase pour un concours de danse sur patins. À bout de souffle et de piste verticale, il aperçoit enfin les tuiles rouges et dessous... une pièce pour héberger l'horloge – et des captifs, sans doute.

Une dernière impulsion, et Milo rejoint un balcon de bois où l'accueille...

… une porte.

Il regarde de tous côtés, tel un colibri affamé, mais rien d'autre à proximité, si ce n'est le colosse qui commence à escalader. Milo tente de déglutir, mais ne parvient qu'à se luxer la trachée. Pas le choix, cette fois. Il entrouvre la porte, mais ne discerne rien. Tant pis.

Il inspire comme si c'était sa toute dernière bouffée, et... traverse la surface de tension de cette réalité vers la suivante.

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