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T'es le balayeur ? Ça urge au pont inférieur, magne !

Il attrape la serpillière qu'on lui lance au plexus, ravale un bâillement épuisé, et renonce à protester face aux broussailles froncées qui lui indiquent fermement l’ascenseur.

Milo appréhende mais obtempère, et se délecte du plaisir simple des portes qui s'ouvrent et se ferment.

Affalé tel un fromage fondu sur son balai devant la baie désormais immaculée, il commence à se réveiller. Suffisamment pour réaliser que quelque chose ne tourne pas rond. Hormis l'anneau orbital du vaisseau qui, lui, tourne rond. Rond comme un rond de flan, ou tout autre élément circulaire.

— Aah, la b1doche, médite le robot à ses côtés. L3 truc qu1 fait « j'v3ux pas m0uriiii1iir » dès que ç4 naît. Ça m'ét0nne qu'on vous a1t pas t0us r3mplacés.

Milo s'apprête à riposter, mais une communication le devance. La figure géante d'une jeune lieutenant le prie de rejoindre son équipage.

— Je viens de recevoir votre CV, et nous sommes tous impressionnés. Vous pouvez commencer quand ?

Il bée ; les questions se bousculent.

— Mais... j'ai aucune expérience ! Et j'ai pas encore bu mon café.

Son trémolo et ses yeux de chaton triste ne sauraient les attendrir.

— À vrai dire, c'est pas l'embarras du choix en ce moment.

Un grésillement. La communication se coupe. Milo se dirige donc d'un pas nonchalant vers la salle d'embarquement, qui a clairement besoin d'un coup de propre. À peine quitte-t-il le sas qu'une cascade de fracas cataclysmiques parcourt le vaisseau chamboulé, bousculé et chambardé. Baigné d'une lumière alarmée, son regard décaféiné s'égare par-delà les vitres, vers un titan tentaculaire qui s'engouffre dans sa réalité actuelle. Ses lombrics cancéreux, de la taille d'une planète, fendent la surface de tension de l'espace, se frayant un passage similaire à ceux que Milo regrette d'avoir empruntés.

Mayday! Mayday! Réclame permission d'atterrir !

Un vaisseau en détresse apparaît de nulle part, slalome entre les appendices gélatineux.

Mayday! Réclame permission d'atterrir, à vous !

Le robot visse un capteur optique grinçant sur le héros.

— Les autr3s b0uts de b1doche 5ont occupé5, on d1rait. Rest3 que t0i, bl3usaille.

Il ouvre un circuit de communication grésillant.

— Euh... fait Milo. Permission... validée ?

— Faites pas les cons, ouvrez le hangar !

De ses yeux grands comme des calots, il plaide le robot. Un soupir synthétique précède le déverrouillage de la porte, au travers de laquelle un vaisseau endommagé et calciné s'écrase plus qu'il n'atterrit dans un feu d'artifice tragique.

Milo s'élance entre les volutes de fumée ; aide les passagers à s'extirper. La dernière, une femme stricte aux tempes grisonnantes et à l'uniforme futuriste, ressemble à s'y méprendre à celle qui cherchait à le recruter. Sa fille, peut-être ?

Elle lui colle un insigne sur le torse – un autre trait de famille, visiblement.

— Bravo pour ta promotion, Corduvac, dit-elle en sprintant vers l'ascenseur.

— Pardon ?

— On a perdu le vice-capitaine, c'est toi maintenant.

— Mais, je... Il est à l'intérieur ? Il faut l'aider !

— Non, non, non ! Il est mort et... vraiment mort.

— Sûr ?

— Aussi certain qu'une bouillie de...

Les portes s'ouvrent. Elle fonce vers la salle de commandes.

— … Écoute, cette métaphore fera plaisir à personne. On se dépêche, plus personne ne pilote ton rafiot.

— Ah bon ?! Comment vous savez ça ?

Elle s'active sur les boutons et manettes, et dans un grincement grave et sinistre, conduit le massif vaisseau loin de l'immense menace nouillesque.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? Comment est-ce que je peux aider ?

Les sourcils de la capitaine se resserrent.

— Pour l'instant, laisse-nous faire.

Les alarmes s'éteignent alors, le rouge cède place au blanc. Comme une Amérique coloniale. Ou un bouton d'acné qui aurait mal tourné. Capitaine Spara s'autorise à s'affaisser dans son siège, encore tremblante. Milo, à son air éveillé, réalise enfin ce qu'il s'est produit.

— C'ÉTAIT QUOI CE GIGA MONSTRE EN SPAGHETTI ? C'ÉTAIT QUAND MÊME PAS LE MONSTRE EN SPAGHETTI VOLANT ?

— Arrête de crier.

— Le roy4ume bid0ché est 3mpli d'h0rreurs, agrée l'automate qui vient de les rattraper. L3s m0nstres en spagh3tti vol4nts, les tard1grades 0u les huma1ns, par exemple.

— Je trouve le spaghetti plus effrayant, insiste Milo.

Avisant une machine à café, il s'y dirige à pas pressés. Mais le liquide n'a rien de comestible, et le robot le remercie pour l'huile. Milo pivote soudain, pâle comme l'enfant du néant.

— Attendez, vous connaissiez mon nom !

— Bien sûr, on a travaillé ensemble. C'est ton badge, après tout.

— Je pense que je m'en souviendrais.

— Pas forcément. À cette date, tu as rejoint mon équipage avant son retour vers le futur. Sans vouloir te vanter, tu es l'un de mes meilleurs officiers ; vice-capitaine depuis quelques années, maintenant. Comme tu peux le voir, on a eu un pépin, mais je ne pouvais pas partir sans mon cher Corduvac !

D'abord dépassé, les rouages de ses méninges s'activent malgré la fatigue et le déficit en caféine.

— AH ! C'est moi, la bouillie dans le cockpit !

— Oui.

— Vous avez ramené le spaghetti ici !

— Oui.

— Et le CV ! Le CV... Non, je ne vois pas.

— Ah, ça. Tu l'as envoyé il y a quelques semaines – de mon point de vue. Ça te forge une sacrée carrière de voyager à bord du Bernard Lavilliers !

Milo lève un sourcil avec les derniers vestiges de son énergie. Il s'écroule sur une banquette, réveillé par un second concert d'alarmes. Sa tête résonne comme un lendemain de cuite un 14 juillet. D'ailleurs il voit des feux de joie.

Ah.

Le personnel (le nouveau) extingue les extincteurs, s'affaire aux commandes et éponge sa sueur. Milo s'approche du petit brun qui court éteindre des boutons orangés dans tous les sens, parce qu'il semble moins débordé que la grande blonde au poste de pilotage, et moins que le moustachu qui calcule des coordonnées apparemment compliquées. Il ne songe même pas à déranger Capitaine Spara, qui n'a pas l'air occupée du tout sur ce qui ressemble fort à un jeu de Bataille Navale, mais elle l'effraie.

— Où est passé l'ancien équipage ? demande-t-il au dénommé Louboutou.

— Disons que si tu cherches des navettes de sauvetage, t'en trouveras pas.

— Eh, euh, ce moi du futur... Vous êtes sûrs que c'est pas plutôt un jumeau magnifique ?

— Certains.

— Et comment je deviens magnifique ?

— Oh, tu sais... « Un grand pouvoir, bla bla bla ».

Milo plisse les yeux et, par miracle, ne les ferme pas complètement.

— Je rêve ou tu viens de citer Spider-Man ?

Le mécano serre les dents. Les avertissements stridents l'empêchent de prêter attention à son agacement.

— Oui.

— Est-ce que c'est Spider-Man qui me rend génial dans le futur ?

— N...

L'orange passe au rouge. L'un des témoins vire même au violet, et la situation au désespéré.

— Parce que je peux lire tous les Spider-Man. Aucun problème. Je suis super motivé. Je peux tous les lire.

Louboutou presse les interrupteurs les plus pressants. Le violet repasse au rouge. Il s'autorise un souffle de répit avant de reporter son attention sur les loupiotes sanglantes.

— Non.

— Hm... C'est vrai qu'il y en a beaucoup. Il y en a combien ?

— Sais pas.

De nouveaux voyants s'embrasent à mesure que Louboutou s'occupe des précédents, dont certains qu'il n'a même jamais vus, dans des couleurs psychédéliques qui ne lui évoquent qu'un Ragnarök atomique.

Combien d'avertissements différents existe-t-il, au juste ?

— Hm... pèse Milo. Un nombre innombrable, clairement.

— Tu ne liras pas les Spider-Man, tonne Louboutou pour clore la conversation. Je disais seulement ça parce qu'on n'a pas le temps.

— T'as raison, ça fait beaucoup trop. Je regarderai le dessin-animé.

En guise de ciel, le machiniste lève brièvement les yeux au plafond craquelé avant de les ramener sur les clignotements affolés.

— ... Tu sais s'il y a beaucoup de dessins-animés Spider-Man ?

Louboutou pousse un sanglot audible en affichant un diagnostic catastrophique.

— Hm, je vais me contenter des films, alors.

Milo s'apprête à ouvrir la bouche mais, cette fois, Louboutou le coupe :

— Excuse, mais le hangar s'est détaché. On est un peu occupés.

Milo s'en retourne à sa banquette. Les décombres d'une salle d'embarquement dansent devant le cockpit. L'œil avisé de Capitaine Spara ne s'y méprend pas : malgré le calme apparent de leurs flottements, ils se déplacent à des milliers de kilomètres seconde ; encore plus vite qu'un escargot-turbo.

La grande blonde joue de la manette, les éloigne de ce champ de débris avant que l'épave ne rejoigne la pluie de boulons qui fusille actuellement la coque de leur vaisseau.

Milo serre sa serpillière contre sa poitrine avec un souffle triste, car la baie qui ondoie devant eux, il venait juste de la cirer.

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