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Milo ressort d'une masure sous un soleil estival. Il soupirerait bien de s'être encore fait malmener par le gérant de Nulle-Partout, mais à quoi bon ? Un chemin de terre battue s'ouvre devant lui : pourquoi ne pas l'emprunter.

À peine quelques pas plus loin, un bandit de grand chemin surgit pour lui couper la route et la gorge :

— Halte ! La terrible Janine la Ninja se dresse devant vous ! Professeure de littémathiques à temps plein, caissière à temps partiel et brigande sur mes RTT.

Son chapeau de paille et sa salopette de fermière démentent ses dires, mais enfin le portonaute en a vu de plus surprenantes.

— Oui... Euh... C'est à quel sujet ?

— La bourse ou les bourses, niquedouille !

Notre univexplorateur se tâte les poches : vide, vide et encore vide. Il adresse un sourire godichon à l'arsouille, qui arrache son couvre-chef et le piétine rageusement.

— Raaah ! Mais j'ai jamais de chance ! Je tombe toujours sur les paumés fauchés !

Janine rengaine son coutelas et abaisse son foulard de cowboy.

— Bon, puisque c'est comme ça... Tu sais bien faire quelque chose de tes dix doigts ?

Pas le temps de répondre qu'elle l'a déjà capturé au lasso pour le traîner sur une plantation. Des graines, un arrosoir et une brouette entre les mains, il songe à une question appropriée puis se ravise : personne n'a encore essayé de le tuer (sauf Janine), donc rien à signaler.

Comme sa ravisseuse le lui a demandé, il nourrit les bestiaux, sème, arrose et récolte les légumes en simultané. Il hésite à demander si cette douteuse méthode porte ses fruits et ses légumes, mais citadin, fils de citadin, petit-fils de citadin, il s'y connaît peu en campagnardises et donc se ravise. Pas peu fier de son labeur, il dépose le contenu de sa brouette remplie dans des caisses en bois.

— Dis, Jasmine, ce sont des citrouilles ou des potirons, ça ?

Janine jette un œil épouvanté à sa récolte,

— Ça s'appelle des courgettes...

                    et retourne cueillir des fraises, comme tous ses congénères.

À force de mettre de l'huile dans les rouages de ses coudes, Milo amoncelle une pyramide de caissons qui débordent bientôt dans la maison.

Janine rapplique dans la cuisine pour se beurrer des tartines.

— Ah non ! Qui est-ce qui m'a mis un cageot dans la maison ? demande-t-elle en fixant Milo.

Comme un enfant grondé, ce dernier se gratte la nuque en admirant ses petits pieds. Il s'essaie tout de même à l'art de la répartie :

— C'est pas grave, Jardine : c'est pas le premier cageot que tu te traînes, ha ha !

Janine, confuse, fixe les recoins de sa mémoire vieillissante.

— ... Tu parles de toi ?

Le souffle coupé au couteau, Milo accuse le coup, puis se remet du drame en apercevant un toutou avec lequel il joue à lancer-va-chercher tandis que Janine retourne à ses fraisiers.

Le chien, soudain, revient avec un lapin dans la gueule. Milo l'extirpe mais le toutou tire et la tête du lapin fait ses adieux à son arrière-train. Le maraîcher-stagiaire-non-rémunéré fixe la pauvre bête inerte : il reconnaît un des laporidés de concours de Janine. Hors de question de lui annoncer qu'il vient de le tuer !

Discret comme un nombre, il cavale dans la cuisine laver la victime, lui recoudre le cou et la déposer ni vu ni connu dans son clapier. À peine l'a-t-il refermé et fait mine de balayer que Janine rapplique les nourrir. Elle ouvre la grille et se fige – comme un lapin auquel on aurait coupé la tête :

— Nom d'un cafard ! Comment c’est possible ? Je l’avais enterré celui-là !

Milo ouvre des calots mais se rassure aussitôt : voilà au moins une chose sensée dans ce méli-mélo. Il s'éloigne en douce, le pas et la tête de plus en plus lourd, de plus en plus pesants, de plus en plus lents. Tremblotant, pris de frissons brûlants et les sinus tout prêts d'exploser, il crache un glaire toxique pour relâcher la pression. Le projectile de la taille d'un ballon de basket s'écrase dans les égouts et noie quelques rats qui passaient par là.

Milo s'en rend compte et se fond en excuses fiévreuses. Les amis de ses victimes rappliquent mais, plutôt que de le semoncer, s'inquiètent pour sa santé.

— Pauvre petit bonhomme ! se bile le rat meneur en serrant sa petite couronne de tissu. Qui a bien pu te refiler cette vilaine maladie ?

Milo renifle ; s'étouffe avec sa morve méphitique.

— C'est... c'est peut-être le sandwich empoisonné de Lebottin...? Ou... Ou le suppo qu'on m'a... enfilé après...?

— C'est quoi un sandwich ?

Le rat pelé intervient, doigt en l'air et ses deux dernières moustaches dressées :

— Ça se transmet de personne ne personne, donc peut-être le suppôt. Tu parles de Janine ?

Ce nom lui parle, mais avec une toute petite voix. Parlent-ils de Charline ?

— Euh... Qui ?

Le rat colleur sort le museau de son pot de glue :

— Notre prof principale. La sorcière. Tu vois ?

Milo a le cerveau toujours croûté.

— Ah... Oui, peut-être.

Le rat d'auteur lâche son crayon pour discuter avec le rat quêteur qui mendiait quelques miettes de conversation. Ce dernier glisse une griffe cleptomanucurée dans la poche de son interlocuteur.

— Une sorcière, oui ! Tout comme ! Je peux pas m'empêcher de penser qu'elle va nous sortir son balai un jour.

— Pour l'instant il est bien coincé dans son cul.

— Bon, s'impose le rat trappeur qui termine un nœud coulant pour piéger les œufs courants. C'est pas le tout, mais il faudrait faire quelque chose pour que notre invité arrêter de noyer les copains !

— C'est vrai, concède le rat masseur. Peut-être qu'il devrait aller voir Titan directement.

— Ti... Titan ?

Milo pâlit plus encore que son blême lactescent précédent. Le rat d'eau rame plus près pour lui tendre un dé à coudre d'eau fraîche et le requinquer.

— C'est le patron de la plantation.

— C'est vrai qu'il fait peur, acquiesce le rat conteur.

— Mais pour se faire soigner, il faut respecter la procédure hiérarchique.

Le rat plat plat, champion en titre de limbo, s'écrase, mais le rat rangé insiste : il tape même son petit pied sur la flaque saumâtre.

— Moi, je le comprends. À sa place non plus, je serais pas rassuré... admet le rat suret.

Le rat porc bondit ; sa queue en tire-bouchon se défrise.

— Vous préférez qu'il reste ainsi ? Malade à crever ? Non, non, non, il doit prendre un congé !

Le rat masseur, le rat tisseur et le rat porc le poussent (sans le faire bouger d'un petit doigt) vers les bureaux pré-fabriqués au-devant de la ferme. Là, une rangée de vigiles malabarraqués garde l'accès au terrible, terriiiible Titan. Milo reste si bien campé sur place qu'il effectue un demi-tour et tourne le dos à l'inquiétant grand patron. Alors, un violent éternuement le prend et l'envoie s'envoler en arrière... jusque devant la porte d'entrée de l'abominable bureau. Les gardes se craquent les poings, mais une voix étouffée les somme de laisser entrer l'ininvité.

La porte s'entrouvre en grinçant ; Milo espère qu'elle l'enlèvera vers un lointain incertain, mais il pose bien le pied sur la moquette rubis du grand Titan. Il s'approche tremblotant du bureau de chêne massif derrière lequel une chaise noire au dossier élevé, pourtant retournée, semble le fixer.

Au bout de cette minute qui en dure trois, Milo rassemble son courage et ses mirages :

— Monsieur Ti... Titan ? Vous ne comptez pas me... me tuer ? Hein ?

Le dossier pivote, fort contrarié, et révèle un tout jeune garçonnet occupé à le dévisager.

— Décidément... les femmes sont plus dangereuses que les coups de fusils. C'est Janine qui t'a dit de m'appeler comme ça ? « 'Titan », quelle infamie... quel déshonneur. Je lui en foutrais des « P'tit Tanguy ». C'est réservé aux amis ! Éventuellement à mes plus poches ennemis. Et tu n'es pas mon ami...

Milo déglutit et, par mégarde, avale sa glotte. Titan ouvre un tiroir dont il sort un pistolet.

— S’il est une chose certaine sur terre, s’il est une chose que l’histoire nous a apprise, c’est qu’on peut tuer n’importe qui.

Sous le coup de la peur ou de la maladie, Milo se sent défaillir et commence à vomir. Un filet d'urine trouve son chemin vers le revêtement de feutrine sans passer par les latrines. Titan rassemble une poignée de balles et les aligne sur son bureau.

— Heureusement pour toi, je suis un homme d'affaires, et le sang coûte trop cher. Mais arrête de te moquer de mon âge. Les grands hommes ne naissent pas dans la grandeur, ils grandissent.

Le portonaute acquiesce, même si ses neurones partis faire des inhalations dans un sauna n'ont qu'une vague idée de la situation. À travers sa fièvre, il parvient à divaguer quelque chose de sensé :

— Euh... les... rats... euh... je dois... arrêter de les... heu... tuer ? Comment...?

Titan se penche en avant, mains en triangle comme pour lui faire une offre qu'il ne saurait refuser.

— Ne me raconte plus que tu es coupable, parce que c'est une insulte à mon intelligence et que ça me rend de mauvaise humeur.

Milo cille lourdement. Titan fait tomber la première balle, qui pousse la seconde, qui renverse la troisième.

— Ce n'est pas personnel, ce sont seulement les affaires.

Milo bée ; en partie parce qu'il a le dez bouché. Titan insère les balles dans la chambre du pistolet.

— La seule richesse en ce monde, ce sont les rats.

Milo tombe à terre, trop faible pour faire ses prières. Titan profite de la vue dégagée pour tirer au cœur de la cible sur la porte d'entrée. Il souffle sur le canon pour frimer avec la fumée.

— Ne laisse jamais personne savoir ce que tu penses.

Il range l'arme et gesticule vers une direction imprécise.

— Pour cesser de tuer des rats, tu devras partir en périple. Te rapprocher de tes amis, et plus encore de tes ennemis.

D'un geste, il fait signe à l'intrus de se retirer. Milo rampe, glaireux, pisseux et vomiteux, vers la sortie, se disant que c'est étrange, car peu de temps avant cette même porte donnait sur l'entrée.

Le seuil à peine franchi, on entend Titan rapper :

Yé yé yé

Né dans le béton, j'ai coulé des entrailles de ma mère

Dans l'agglo, mes khey agglo-mé-rés

Veulent toujours plus de con-cret

Créer du concrete mais

Laisse béton

Moi j’ai des arguments bétons

Sache que mort, t'y es dans la cité

Sale mortier

À mort Tillé

Jamais vu aussi menteur

Au Cimentaire, on cimente l'air

Yé yé yé

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