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Dans les remous topaze et carotte d'une piscine avec vue sur vaisseau spatial – secteur immobilier fort prisé –, l'Architexte, vautré sur une bouée, éclabousse une oie désemparée.

Milo n'a plus le temps ni la volonté de s'étonner, que l'acro-bot et un dino taille 1036 – petit, pour un tyranno – s'extirpent et se vautrent de la porte d'entrée. La panique gagne enfin notre ami.

Euh... Architexte ? On a un gros problème.

L'Architexte soupire, pas l'air dans son assiette. Un peu vert sur les bords, peut-être.

Ajoute-le à la pile, mon petit.

Quelle pile ?

Ah ! Non ! Il faut arrêter de tout rationaliser. Milo dégaine son PEZ tuné, mais le dinosaure n'a d'yeux que pour l'affreux robot, qu'il suit tel un chiot. Gigolion, lui, se frotte encore à Milo.

C'était déjà fatiguant, les portes et les trucs dans les poches, mais là ça va vraiment devenir embêtant.

L'œil de l'Architexte se remet à pétiller. C'est souvent mauvais pour la santé de notre aventurier, mais tant mieux pour l'être orangé-bleuté.

Jouons à un jeu, Milobilo ! L'accomplissement de ta quête, le piiic de ton existeeence !

— Déjà ?

La mâchoire câline d'un gros théropode et les coups de bassin de l'ennemi juré l'empêchent de poursuivre l'interrogation. Trop tard : l'Architexte, changé en Sphinx sanguinaire, l'oie en prise axillaire, brandit les fiches de Questions pour un Champion.

Attention, preeemière questiooon : je suis à la fois riche et pauvre en potassium, je suis... je suis... je suis uuun...?

— Quoi ? Mais ça sort de nulle-part, c'est complètement barré comme question. Je vois pas...

Par hasard ou par bonheur, il glisse sa main dans son sac à main, et tombe avec un timing parfait sur...

Oooooh !

Il claque son porte-clé en forme de banane sur le pupitre.

Et c'est mon dernier mot !

L'Archisphinx se repaît de l'offrande, et sort la fiche suivante.

Je suis petit, laid, et je ne sers à rien, je suiiis... je suis... je suis uuun...?

— Pas obligé d'être méchant non plus. Dites-le tout de suite, si vous voulez me manger ! Faudra vous battre avec le T-Rex, par contre.

C'est non ! Descendant de pelousiens, j'habite les hangars, je suiiis...

Milo fouille son sac avec frénésie.

Le nain de jardin moche !

Qu'il frappe contre le buzzer, et fissure un peu.

Ah oui, oui, ouiii !

Et l'immonde figurine disparaît dans l'abîme aux canines divines.

Question suivante... Que penses-tu de mon imitation de Lucien Jeperle ?

— Je pense qu'elle va vite faire datée.

Oh ? Remplacée par quoi ?

Milo plisse les yeux tel un serpent suspicieux, se gratte la nuque pourtant sans puces, puis, quand la nouille orange et bleue qui occupe son ciboulot gigote devant ses yeux, il se souvient que sa planète a cessé de tourner.

Une crise existentielle plus tard, il s'avoue vaincu : rien ne viendra éculer la référence ringarde, dernier vestige de centaines de millions d'années d'évolution, et donc pinacle de la civilisation.

Gigolion lui file un coup de rein pour la forme.

La compétition solitaire se poursuit, dépossède notre héros de ses boutons de manchette, de la carte de visite de Chrotais, d'un pin's « Bouncy Banana Beach », de chaussures jaunes, d'un décapsuleur chauve-souris, d'une poire périmée et d'un lance-missile neutronique de poche.

Oh non, je peux vraiment pas le garder ? Maintenant que je me souviens que je l'ai.

Mais tu l'as presque jaaamais utilisé !

— Je m'en servirai, promis, promis !

La gueule interdimensionnelle du sphinx bicolore tire la langue et présente à Milo un petit monticule de poussière métallique. Le candidat dépité émet une exclamation désappointée.

Jchépêche-tchoi, chje fvais pas rejchter tooouuute la jchournée comme chja.

Milo tend la main et s'empare d'une pincée de poudre assurément radioactive. L'Architexte engloutit le reste.

Alors... Qu'est-ce qui est dangereux...?

Presque à contrecœur, l'aventurier des portes rend la poussière létale au présentateur chimérique.

Mais nooon, voyons ! J'émets des rugissements de basse fréquence...

— Ah, le T-Rex.

Milo attrape Gigolion pour attirer l'animal vers le Lucien Jeperle d'occasion, dans les bras duquel l'oie toujours se débat, n'attendant qu'un moment d'inattention pour prendre la poudre d'escampettation.

Hm, tu veux dire le crocodile ?

— Le tyranno est un croco ?

Les tyrannosaures ont des lèèèvres.

— C'est ce que je me tue à répéter !

Tu l'as quaaand mêêême pris pour un T-Rex.

Notre héros le fixe, une larme récalcitrante à l'œil qu'il se hâte de rentrer au bercail, un « non » vaincu et désespéré sur ses lèvres gercées.

Vous... Vous allez manger Rex, du coup ?

L'Architexte, qui ne l'a pas écouté, lance la chaussure jaune à Ririx-qu'il-est-gentil-le-Ririx-c'est-un-bon-croco-ça-hein-Ririx-oui-c'est-un-bon-croco qui l'attrape délicatement entre ses dents et la lui rend en fouettant la queue, provoquant de petits tsunamis dans la piscine. Le Sphinx bigarré la lui relance, et ainsi de suite.

Bieeen Ririx ! Bon Ririx !

L'oie de nouveau s'agite, mais rien n'y fait : l'emprise architexturale ne la relâche pas d'une cellulite. Dans le même temps, Gigolion resserre son collé-serré, et Milo espère qu'il soit le suivant à dégager.

Je riiime avec « le bottin », je suis...

— Le sac Louboutin...

Oooh ! Efficace !

Milo hausse des épaules lassées : il ne restait que deux possibilités.

Je fonds dans la bouche...

L'expression du héros se fait point d'interrogation, avec du dégoût qui dégouline du point. Ou peut-être a-t-il oublié un objet dans le sac parti s'égarer dans le gouffre buccal.

Craquant, je procure le bonheeeur... On m'engouffre sans compter...

— Stop, stop, stop !

Milo, une main bien calée sur le gosier pour retenir sa nausée, pousse Gigolion vers l'archiprésentateur.

Non.

— Non ?

N-O-N, trois lettres, deux consonnes, une voyelle, contraire de « oui ».

— Mais... C'est le dernier. J'ai rien d'autre, après.

Commeeent ? Tu as jeté le rocher en chocolat ?!

— Euh, non. Je l'ai mangé.

Maaaiiis ! Mais pourquoi ?!

— Parce que... chocolat ? Manger ?

Ha ! Je t'asticooote juste.

Et le Sphinx disparaît dans des volutes de fumées chamarrées, laissant place au poulpicieux Archisèche.

Et, euh... J'ai pas de... récompense ?

Pour quoi faaaiiire ? Le plaaaiiisir de jouer est une récompense intrinsèque. En plus tu t'es planté sur ce qui aurait dû être l'apogééée de l'acte deux et demi !

Encore une fois, Milo retient ses larmes, la bouche en croissant triste.

Je vais devoir réviser tooouuut le scénario, maintenant ! Si ça se trouve, ce n'est même plus l'acte 2,5 ! (Bieeen-ramassé-pitit-Ririiix ! Prêt-prêt-prêt ? Va-chercher !)

— C'est bientôt la fin ?

Pourquoi ? Tu es preeessé d'arriver au bout ? Tu sais ce que ça signifie ?

— Euh... Oh... Tu veux dire... genre... la mort ?

Mais l'Architexte, en admiration devant la chaussure saliveuse prestement rapportée, ne l'écoute plus. Il la relance, et cale plus fermement l'oie qui n'a de cesse de gigoter.

Et tu n'as pas trouvé la moule mécanique non plus ?

— La...?

Le héros largue un long soupir harassé.

Non, je n'ai pas trouvé la moule mécanique.

Tss, tss, tsss.

L'oie soudain s'extirpe de ses appendices, aussitôt rattrapée et bloquée.

Le porte-stoppeur s'arrête alors, l'air de se presser le citron – qu'on appelle ainsi car il jaunit sous l'effort : l'effet ringard d'une bactérie exogène qui ignore que le jaune est passé de mode.

Au fait, je voulais tirer quelque chose au clair...

Pas au flanc ? C'est trèèès bon, le flanc.

— Quoi ? Euh...

Ou les oreeeiiilles de cette maudite oie !

À bien y regarder, le volatile est en effet pourvu de larges esgourdes.

— … Mais là n'est pas la question. Je voulais vérifier ma chronologie : mon moi du futur a recruté le jeune moi-mort. Plus tard, le moi-mort plus âgé est mort et m'a recruté moi, enfin le moi du passé. C'est bien ça ? Comme un... double cycle, ou quelque chose comme ça ?

Oui ! Maaagnifique, n'est-ce pas ?

— Hm. Ça me paraît surtout alambiqué.

Tss, tss, tss. Tu n'apprécies pas la beeaauuté, petit aventurier démodé.

— Hé !

C'est toute la riposte dont il est capable, ce jeune jaune-bec trimballé de fable improbable en fable incroyable. L'aller-retour baveux du crocodinosaure enfonce le clou du sous-texte plus sur-jacent que sous.

Bon, ça suffit ! stridule l'oie. Vas-tu enfin me lâcher ? J'ai des tâches importantes à accomplir, moi !

C'est toooiii qui n'arrêtes pas de coller ton bec dans mes affaires personnelles.

— Parce que Mère me l'a demandé ! Tu ne lui donnes jamais de nouvelles et tu sèmes des catastrophes dans ton sillage.

N'iiimporte quoi ! Je suis saaage comme une image d’Épinal !

— Mensonge. On sait tous ce que tu as fait aux tyrannosaures.

En même temps, pas de bras, pas de chocolat.

— C'est à cause de toi qu'ils n'ont pas de bras !

Ouiii, mais : pas de bras... Pas de bras.

— Tu me fatigues.

Milo lève un index et, miraculeusement, le silence se fait. Rien à voir avec son doigt, bien sûr : les deux frères sont juste trop occupés à se toiser.

Hum... Vous ne vous entendez pas bien ?

L'Achitexte inspire, sans lâcher des yeux la volaille étranglée.

J'étais parti chez Pipatte, un jooouuur. Elle croyait que j'avais cimenté ses chaussettes vertes à pois rooouuuges. Ce n'était pas moi, bien sûr, donc nous sommes devenus amis. Mon frèèère (il secoue l'oie par le cou) est devenu jaloux. Quand je suis retourné chez Pipatte... Pas de Pipatte en vue, hormis une silhouette au milieu du lac. Ci-men-tée.

Le poulpifiant laisse échapper un hoquet ; le même, sans doute, qu'autrefois.

J'ai suuu tout de suite que c'était Pipatte... aaassassinée par mon propre frère !

L'oie dégage enfin une corde vocale.

N'imporrhte quwarh ! Pipatte est mon amirh ! Et perrrhsonne n'a cimentérh perrhsonne, espèce de mythomrhane !

Meh. Bonnet blaaanc, blanc bonneeeet.

— Qurhel bonnerht ?!

Notre chèèère Mère ne te manque-t-elle pas ?

— Nonrh. Pourrhqwarh ?

L'Archipieuvre tournoie l'oie et l'envoie voyager sur les voies sans foi des étoiles noires. Sur sa trajectoire chatoyante, un « pourquoooooooooooooooooooooooi » larmoyant.

Milo bée. Jusqu'à ce qu'un coup de bassin le fasse chuter dans la piscine. Un tentacule le repêche, pas nécessairement pour le sauver :

Et toi, direction le vaisseeaauu !

L'aventurier rougit, tel une demoiselle fraîchement secourue dans une romance à la couverture rose bonbon :

— Est-ce que... Est-ce que je pourrais retourner auprès de Darque, à la place ?

Tu sais, Milo, je suis sûûûr que le roi démon est quelqu'un de très gentil quand il ne génocide pas.

Le damoiseau n'émet qu'un « Grmblm » désappointé, et traverse la porte fluorescente.

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