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Dans sa vision vaseuse, un décor pénitentiaire divague. Milo, affalé sur les corps de ses coéquipiers, tente de baragouiner, mais sa mâchoire est en papier mâché.

Spara le pousse et titube dans la foule compacte.

Doublez pas ! proteste une vieille dame. Il y a de la place pour tout le monde !

— C'est quoi... tout ce populo ?

La sexagénaire secoue la tête, qui menace de chuter de son cou fissuré.

Rha là là, ces jeunes. Incapables de se séparer de la boisson, même en temps de crise.

La capitaine brimbale ses subalternes.

Pas trop fooort... se plaint Louboutou, juste avant de remarquer le robot réjoui.

— C'e5t râpé p0ur remplac3r Rosal1iii1ine, 0n dir4it !

Le malabar moustachu tend un membre mou vers l'automate, et le laisse tomber aussi lourdement que possible.

C'est toi, ce...

Son doigt dessine des cercles, comme pour trouver une meilleure connexion.

— … kidnapping ?

— 4h n0n. J'att3ndais ju5te qu3 v0us vou5 réve1lliez. 0n s3 f4it chi3r, 1ci.

— C'est quoi, « ici » ?

Le robot hausse les boulons.

Un bunk3r 0u un 4utre, qu1 s4it.

Spara se charge des renseignements en interrogeant un jeune garçon (de manière peut-être plus musclée que nécessaire).

C'est juste le transit ! Juste le transit ! Pas taper, s'il vous plaît !

— Quel transit ?

— Pour la patriement ! À cause de la taque terroriste ?

— Quelle attaque ?

— Celle que la madame a parlé !

— Quelle madame ?

— La madame holoviséééée ! Je sais paaaaa-haa-haahaaa....

Spara le relâche enfin. Non par compassion, mais parce que l'odeur d'urine la prend aux narines.

Ruleck attire son attention d'un coup de coude : une diffusion holographique détaille un événement catastrophique.

Flash spécial ! Un terroriste armé d'un lance-graviton a été aperçu dans l'immhôtel du centre-ville. Il s'agirait d'un bataillon surentraîné par les commandos spéciaux du Figaro. Le couple se cacherait dans un bunker au sommet de la télé-tour. Les six victimes, blessées au sérum ophtalmologique, se remettent de leurs émotions chez Dédé. Une seule victime est à déplorer : ses changements de couleurs inopinés semblent indiquer une attaque à la glue. Ethanatol, peux-tu nous éclairer sur la situation ?

— Tout à fait, Marilène. Je me trouve actuellement dans vos studios, et donc au premier plan de cette affaire sordide d'un pays voisin. J'apprends à l'instant qu'aux dernières nouvelles, l'assaillant est un plancton.

— Étonnant, Ethanatol ! Pouvez-vous nous en dire davantage ?

— Non.

— C'est tout pour notre stagiaire, mais... oh ! On me dit à l'holoreillette que le président du Costaragua compte parmi la victime. Il aurait été attaqué par un violent groupe de nuggets armés de bombes H2O à la banque de l'astroport. Ses brûlures ne mettraient pas sa vie en danger, mais des holospectateurs s'inquiètent sur ce que cela implique pour son titre de Miss & Mister Univers. Un portrait-rob de l'agresseur circule d'ores et déjà : on reconnaît sans conteste un lama du Périgord. D'où, sans doute, l'usage de bombes H2O. Plus d'informations...

C'est louche. À quelques détails près, c'est exactement l'attaque d'il y a trois ans.

— Ils auraient recyclé les bandes ?

— Possible.

La queue avance doucement, et nos amis aussi.

Milo se frotte la tête.

Le marché d'occasion, ça a changé en... Ah, je voulais vous demander, d'ailleurs. On en quelle année, au juste ?

— 4n 103 du Corpodri3r réf0rmé.

— Ah. C'est tout de suite plus clair. Hm... Je me suis peut-être cogné plus fort que je pensais. Si ça se trouve, je suis encore sur le trottoir, devant chez moi.

Une tarte bardienne le sort de ses pensées.

EEEEH !

— Si ça fait mal, c'est la réalité.

— Mais...

D'un index poutresque, il lui indique le bureau vers lequel la file s'agglutine. Dessus, une simple feuille de papier sur laquelle les inconnus indiquent leur nom tour à tour. Derrière, un agent aussi mutique qu'un caillou égorgé, sous vœu de silence et décédé.

Re-louche, répète Ruleck.

Elle remarque un holophone caché sous la table, relié à une pile avec des câbles.

Et re-re-louche, tripète-t-elle.

Rien au sol, rien sur les murs, mais sur la chaise : des caméras miniatures.

Spara, qui a suivi son regard, ne perd pas une seconde.

BOMBE ! Tout le monde se casse !

La cohue cahote cahin-caha vers la sortie, oubliant parfaitement le petit papier et l'agent stoïque qui reste assis sans broncher.

Quelques Guerres du Dioxygène plus tard, la troupe s'attroupe dans un entrepôt bien plus grand, et attend.

Et attend.

Et attend.

Rien n'a explosé, mais ils attendent encore un peu pour voir.

Encore un peu.

Juste un petit peu.

Bon, c'est bon là, non ? rouspète Bardan.

La foule s'occupe en toussotant. Un papy aventureux discute avec sa voisine :

— Gertrude, tu connais le Corpo-chef ?

— Ah oui, le Capitoboss, il est mort !

Il fronce le nez, comme si elle venait de lui mouler un fromage périmé.

Mais j'ai jamais parlé du Patrorganisation !

— Mais non, c'est le Capitoboss qui est mort !

— MAIS JE M'EN FOUS, JE TE PARLE DU CORPO-CHEF !

— Il est mort ?

Exorbité, Bernard tourne vers Bardan un air révolté, comme pour le supplier de l'achever.

Mort de quoi ? s'enquit enfin Gertrude, une fois que le train de ses pensées a rattrapé la station.

— Retour de karma instantané.

— Ooooh, ouille. C'était grave, j'imagine.

Spara tend l'oreille. Bernard acquiesce gravement.

Il avait versé le lait avant les céréales.

— Oh non. L'insensé.

Gertrude hoquette, partagée entre l'indignation de perdre une si grande figure et un sentiment de justice. Verser le lait avant les céréales, non mais ! Lui qui en fabriquait, en plus ! Où va le monde, mes aïeux ! Où va-t-on, mes petits vieux !

Les assassins du cadavre du Corpo-chef s'éloignent du couple en catimini – hormis leurs toussotements, œillades moins que furtives et raclements de gorge appuyés.

Le temps continue de ne pas trop passer, alors la foule se divertit en scrutant un tag pas bien âgé. Milo suit leurs regards conjugués, posés sur l'ésotérique message codé.

Spara sourit en remarquant notre héros ainsi absorbé.

Aaah, la grande énigme de Dalaï Fraouh.

« Quelle est la différence entre un citron ? »

Milo se gratte la joue, incertain depuis son arrivée dans ce monde rocambolesque, mais...

C'est pas juste « les verts et les jaunes », la réponse ?

— C'est la première chose à laquelle on pense. Mais si c'est simple, c'est forcément faux.

Il doute. Fronce des sourcils méfiants, eux aussi. Des sourcils qui remettent en question jusqu'à leur existence, mais c'est l'évidence dans ce monde insensé. Peu importe : il n'est plus à une invraisemblance près. Il secoue ses pensées, se mâche les lèvres et se dit que, peut-être, discuter avec un agent ne serait pas bête.

Euh... Je n'ai pas encore signé la feuille. Ouhou ? Qui est-ce que je peux voir pour réparer ce petit oubli ?

— Corduvac, t'es con ou quoi ?

— Je veux leur poser des questions. Je serai discret.

— Av3c ton fr0nt fluo ? C'e5t mal b4rré.

— Il est fluo ? Vraiment ?! C'est... normal... ici ?

— Pas trop, non. Tu nous prends pour qui ?

Il hausse les épaules. Et les bras. Et les mains. Et les doigts.

AAAAAaaaaaaaAAAAAAAlouette ! chantent les jeunes gens qui dansent autour de lui.

Milo, fatigué, éreinté, lessivé, soupire faiblement. Un café. Un seul café. S'il vous plaît. Tout ça, c'est bien trop pour son petit esprit engourdi.

Euh... arrêtez, souffle-t-il gêné.

Mais la foule se dandine, se trémousse et twiste sa chorégraphie séductrice.

Les mains plaqués sur les yeux pour s'extraire à la vague, au scorpion et au ver, Milo se glisse, se faufile et s'insinue entre les danseurs incongrus, s'esbigne vers ses coéquipiers un chouillat moins frappadingoules.

Un danseur forcené le suit. Milo, trop effrayé par l'acharné pour craindre le géant musclé, plonge la main dans la poche à munition de Bardan et brandit un spray parfum bretzel qui repousse un temps son agresseur. Le nouveau vice-capitaine râle dans sa moustache, et Louboutou s'improvise enquêteur :

— Hmmm... Étrange, ce comportement.

— N'est-ce pas ?!

— Je dirais qu'il s'agit de bots.

— Des bottes ? s'esclaffe Spara. Pourquoi ça finit toujours en fringues, avec toi ?

— Des bots ! Comme des rob-bots !

— Ça doit être terrible à enfiler.

— De quoi ?

— Ben les robes-bottes !

— Pourquoi tu veux enfiler des rob-bots ?!

— Euuuh... s'impose Milo sans s'imposer. Je crois que vous parlez de choses différentes.

— Aaah, des bots ! Mais pourquoi ça finit toujours en cybernétique, avec toi ?

— 3t pourqu0i p4s ? C'e5t impor7ant, la cyb3rnétique !

Louboutou s'insurge ; tire une moue de canard et fait tomber ses bras ; les laisse racler le plancher bétonné en signe de protestation.

Milo serre les dents quand les premières égratignures se dessinent, mais tel est le lot des révoltés. Une petite troupe des arts du spectacle se forme à nouveau autour de lui.

Et euh... Pourquoi des bots danseraient ?

Bardan frotte son luminescent menton ; en pleine réflexion.

Peut-être que quelqu'un cherche à charmer le gringalet.

— Hein ?

— Oooh ! Quelqu'un qui aurait vu la pub « Au lieu d'envoyer des fleurs, envoyez des danseurs » ! réalise Ruleck avec l'aplomb d'un Watson ingénieux.

— Hein ? Mais qui ferait ça ?

— Tu crois que le roi cherche à te séduire ?

— Quel roi ?! Pourquoi ?!

— Bah, ça me semble évident.

— Pas à moi !

Bardan fronce les sourcils jusqu'au nez, le poil aveuglant tel un phare dans la nuit. Ou tel un interrogatoire musclé dans un film policier.

Rien ne te semble évident.

— Mais...

Milo ne sait s'ils se fichent de sa tronche ou en savent plus long qu'ils n'en disent, ou les deux. D'un œil larmoyant, puis de l'autre, il plaide auprès de Spara. Elle soupire.

C'est forcément quelqu'un qui a les moyens d'embaucher autant de danseurs.

— Mais pourquoi le roi ? Et puis quel roi ?

— Bah... le roi démon, quoi.

— Quoi ?!

Milo, aussi dépité que Louis XVI un 14 juillet, bée.

Mais...

Il volte-face pour s'adresser aux danseurs malaisants.

Est-ce que vous pourriez... « invoquer »... le roi-démon ?

— Mais t'es fou ! Rha là là !

— C0mplètement c1nglé !

— Mais... Je veux juste tirer l'affaire au clair...

— L4 seul3 ch0se qu'il v4 t1rer, c'e5t t3s b0yaux. Tu m3 dira5 c3 qu3 ça fa1t d'4illeurs, j3 c0mptais réd1ger un r4pport sur le5 sensat1ons biologiqu3s pour m0n group3 de dom1n... dominic4l.

Peu importe les quolibets des commères, le soulagement lorsque les danseurs se retirent vaut tous les reproches.

J'ai fini mon enquête, annonce Louboutou qui n'a pas enquêté.

— Oui ?

— On va nous vendre comme esclaves. Peut-être en pièces détachées.

— Évidemment, gronde Spara. C'est tout ce que t'as ?

Louboutou hausse les épaulières. La critique est aisée, l'art difficile. Il défroisse son âme d'artiste et la repasse. Là : aussi lisse que les discours d'un politicien poursuivi par le fisc.

À l'instant, la lumière se tamise, comme passée au tamis sous la Tamise. Une légion de silhouettes émerge de trappes au sol, en poussant les occupants pour faire de la place.

Oyez, oyez ! Trrrreeemblez face à Ycssicssicsse Darque Sassouquet Ycssicssicsse, le Sombre !

Des poignes de fer forcent les nuques au sol, car nul n'a le droit d'entrevoir le visage du roi démon.

Milo, le nez fermement enfoncé dans un trou du plancher, jette un œil furtif sur la figure voilée de nuit, enveloppée d'une longue cape flottante et d'un masque en forme de crâne. Dans un élan aberrant de folie, l'astrostoppeur repousse l'emprise et soutient le regard creux de son ravisseur fuligineux.

En périphérie de sa vision, sa nouille orange et bleu frémit. La petite armée s'exclame, se plaque la bouche et se mord le poing, libérant au passage quelques cous qui, eux, prennent garde à rester dans les clous.

Mer il et fou !

Le monarque morbide, intrigué, laisse le curieux s'approcher d'un langoureux signe du doigt.

Tu n'Es pAs saNs iGnoRer qUe moN cOUrrouX s'Abat suR cEux qUi dAigNent eNfrEindRe lA LOi.

Le cosmo-matelot furète sur les côtés, comme pour vérifier que c'est bien à lui qu'on s'adresse. Sauf si le souverain aime à discuter avec des derrières surélevés, il semblerait que oui.

Euh...

Un garde empagné frappe le sol de sa cyber-lance. Pile sur la main de la mamie plus courbée qu'à l'accoutumée qui muselle un gémissement.

La peine de mort pour ceux qui bravent l'interdit !

Un second fait de même, de l'autre côté. Le robot émet des bips faussement souffrants quand on lui écrase un câble dénudé.

La castration pour ceux qui dévisagent le roi démon !

Milo porte immédiatement les mains à ses noisettes – remontées se cacher chez leurs voisins les reins. Le souverain appelle un servant, d'un geste moins langoureux que précédemment, qui lui apporte ce qui ressemble à une trousse de maquillage.

DiVin AdOniS, bEL ApOlloN...

Bardan ricane ; un coup entre les côtes atténue ses railleries. Le monarque tend un pinceau à Milo, qui l'empoigne, troublé.

Euh... discourt-il.

Par réflexe, un garde lui intime de la fermer à l'aide d'un coup bien senti, et regrette aussitôt sa décision lorsque le morne monarque ordonne son exécution. Il relance la discussion avec Milo : tâche fort malaisée lorsque vos souffre-douleurs de sous-fifres refusent de souffrir en silence.

jE t'éCoUte, cŒuR de MoN CœUr.

Notre héros déglutirait si sa salive ne s'accrochait désespérément à ses glandes.

Eu... Euh... articule-t-il à grand-peine, ce modèle d'éloquence.

Une brise pénètre le bunker, juste pour porter une mouche dont le sérieux à accomplir sa mission littéraire vaut bien quelques saluts militaires. Vole, vole, brave diptère.

Oh ! Vole et monte à tire-d'aile

Du bunker aux capitourelles

De mésosphère en stratosphère

- Bot-tor Rob-go.

— … Je ne sais pas du tout comment on se sert de ça.

Il agite son pinceau, ce brave petit homme.

Le roi, surpris, écarquille les orbites de son masque et libère un sifflement impressionné. Penché sur Milo, il lui scrute les pores de la peau :

— TU DoiS aVoiR uNe sAcRée rOuTinE BeaUté PoUr AvoiR Une pEaU Si LiSSe !

Le matelot exdimensionné prend la teinte et la verve du poisson rouge, échoue à retenir un sourire content sans buller :

— Ahuehuehue !

Par chance, le souverain peu exigeant trouve adorables ses borborygmes, et parle couramment le bafouillement :

— mÊMe pAs ? Eh bAh DiS dOnC !

Milo s'assit à côté de lui, séduit.

Ahuehuehuehuehue ? (« Pourquoi avoir envoyé des danseurs ? »)

Sa Majesté se masse la nuque, et baisse les yeux comme un toutou honteux.

C'eSt... c'ESt uNe PaRaDE NuPTiAle trÈs eFfiCAce sUr mA PlanÈte.

— Bordel ! Il vient de Givayssée, évidemment !

Un garde s'apprête à décapiter Spara pour son intervention inopinée, mais Milo supplie le dynaste d'un regard suppliant, redoutablement efficace sur une cible déjà conquise.

Darque, magnanime et amouraché, signale à ses gardes de laisser pisser.

Les mains jointes, il contemple le beau regard bleu de Milo (et aussi un peu orange, sur les côtés), puis, coupant le souffle de la foule, s'agenouille.

éLu dE MoN cœUR, aCCeptErAis-TU Ce mODeStE pRéSEnt ?

— Ahue !

Notre bleusaillon, trop dysfonctionnel pour saisir ce dont il est question, accepte sans hésitation l'acro-bot Gigolion, qui trémousse aussitôt ses articulations. Sans faute, ses gesticulations d'histrion bousculent l'embryon de moussaillon qui choit par une des trappes d'où ont surgi les sbires du roi démon.

Une longue seconde passe. Bouches ouvertes comme la braguette d'un Kennedy, l'assistance voit Milo s'enfoncer dans des tréfonds enténébrés. Seule une main se raccroche en vain à la cheville du cadeau hors de prix mais déjà mille fois maudit, qui rejoint le plongeon inopiné.

Darque se précipite au bord du précipice dont les profondeurs manquent étrangement de tréfonds. Il faiblit, chancelle, titube, retenu par la seule volonté (et l'armature musclée) de ses serviteurs robotisés. L'âme noire, il se pare de mascara de coaltar, et déclare perdu son bien-aimé, son âme sœur, le soleil de sa vie, le suc de ses nuits, le...

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