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0n ne rempl4ce plu5 Rosal1ne, al0rs ? s'enquit l'intéressé sur un ton enjoué de 261,63 Hz.

Spara serre les dents, mais le laisse se faire des idées.

On nous signale une quatorzième inexactitude dans le journal d'hier à 21h30. D'après sa fille – si l'on se résout à la croire –, Mme Wopitty, célèbre créatrice de jouets pour enfants, ne serait pas, en réalité, décédée. Mais peut-être le sera-t-elle demain, ou après-demain, voire la semaine ou le mois prochains si elle se laisse désirer. Parce que c'est aussi ça, BFoxMuseTV : de l'info, et même de l'exclu !

Le journal d'hier à 21h24 contiendrait également une étourderie au sujet du...

Un passager agacé s'essaie à expliquer au contrôleur ferroviaire que les trains sont bien ceux avec des pneus, contrairement aux mensonges des grands pontes de la conspiraclique. L'employé se laisse aller à quelques « Hé, ho, ho » appuyés de « Tout de même ! » malavisés qui échauffent les oreilles du voyageur, lequel insiste qu'après tout, c'est bien lui qui s'y connaît puisqu'il est monté dans un train une fois, pas plus de quarante ans de cela. Le cheminot insiste – « Enfin monsieur, je connais mon métier » –, et se fait rétamer de trois coups sur le nez.

Les prunelles sprintant sur le panorama flou qui défile à la fenêtre du train subluminique, Milo songe aux problèmes d'aujourd'hui qui, quelque part, ressemblent fort à ceux d'hier, et même d'avant-hier, voire d'avant-avant-hier.

Vous savez, je perdais toujours mes papiers, avant que ma Terre explose.

— Qui est surpris ? tonne Bardan en balayant des yeux l'équipage.

Personne ne bronche, hormis Louboutou qui lève sa main à demi :

— Pardon, tu as dit « qui est surpris » ou « qui n'est pas surpris » ?

— Le premier.

L'ingénieur baisse la main avec un « ah » entendu. Milo croise les bras, grognon.

Mais pourquoi vous déclarez pas qu'une fausse identité a... accidentellement effacé sa puce ? Comme ça on vous donne des papiers temporaires. Non ?

Ruleck, bouche ouverte, encadre son visage de ses paumes en une parfaite imitation du Cri de Munch.

Effacer sa puce ? Mais ce serait trop horrible !

— Ben... Lebottin vient pas de le faire ?

— Oui, mais c'était exprès ! Viens pas médire mon travail !

— Je comprends rien, alors.

— Pour changer !

Bardan inspire, en posture de yogi :

— Ici, t'as une puce à vie. Si tu la perds, l'efface ou quoi, t'existes pas. (Il se craque les doigts.) C'est clair ?

— Très clair ! Oui, oui, oui !

— Tu veux que je t'aide à visualiser ?

— Non, non, non !

Mile s'en retourne à sa vitre, quoique ce tableau abstractionniste le divertisse assez peu.

Mais attendez, on pouvait pas sortir récupérer la pièce avec nos puces, par contre on peut prendre le train sans problème ?

— Qu'est-ce que t'as pas compris ?

— Rien. Tout. Je sais même plus.

Une vague de haussements d'épaules déferle sur lui, mais il se raccroche au récif de son siège, au dos duquel la présentatrice débite les correctifs.

D'après de mauvaises langues, il semble qu'une seizième erreur se soit glissée dans notre journal à 21h24 hier. L'explosion du musée d'histoire nucléaire n'aurait pas eu lieu, et n'aurait pas ouvert une faille spatio-temporelle sur l'ensemble du continent eurasiatique. Témoignage d'un holospectateur en colère :

« Non mais allô ! Si y'avait une faille de cette taille, vous la verriez dans l'holo-ciel quand il tombe en panne ! Faut pas croire tout ce qu'on dit aux infos. Pour la Vérité, rejoignez plutôt le culte de Pô Tipotam, réincarnation de Maitreya, Christ indigo, émissaire de Crom, loué soit-il ! »

Mais voyons plutôt ce qu'en pensent les experts. Ethanatol, tu as déjà tenu une brochure du musée d'histoire nucléaire...

— Deux fois, même.

— Cela ne fait-il pas de toi l'expert mondial ?

— Bien sûr. Et j'en profite pour répondre à vos détracteurs obscurantistes : une faille spatio-temporelle est vraisemblablement un objet invisible et indétectable par les appareils de mesure modernes. Quant aux affabulateurs qui se prétendent voisins de l'ancien musée et inondent les réseaux sociaux de tridéos du bâtiment soi-disant indemne : tout le monde sait à quel point il est facile de manipuler une image quantique. Et même alors : qu'est-ce qui prouve qu'il s'agit bien du musée et non d'une réplique sur quelque continent inconnu ? Pouvons-nous croire ces prétendus voisins, alors qu'ils n'ont pas fourni d'acte de naissance tripliqué et de certificat de résidence authentifié et ADN-signé par les entreprisidents de l'hémisphère nord, quand bien même nous ne leur avons pas encore demandé ? Tout cela me paraît extrêmement suspect.

— Je ne te le fais pas dire, Ethanatol. Mais les nouvelles d'hier à 21h12 ont, elles aussi, subi les critiques des foules mal renseignées. Il apparaîtrait qu'au...

Un bip notifie Louboutou d'une mise à jour sur l'holocran qu'il scrute ; il étire une consonne déprimée.

Ils ont abandonné l'avis de recherche. En fin de compte on peut récupérer le panel ce soir.

Un brouillard sombre s'abat sur l'équipage. Deux heures de train pour rien... Quatre avec le retour.

Le robot, lui, passe en boucle s4nglots.wav : il espérait encore que Rosaline échappe à son sort.

Soudain : crissement aigus, gravité chamboulée et jurons censurés du baryton Bardan. Le train s'arrête tout à fait, du 2500/heure au zéro en un instant.

*Dling tattaalaaa*

Nous informons nos aimables passagers qu'un veau s'est aventuré sur la voie. Le train restera à l'arrêt jusqu'à son départ. Bonne journée.

Personne ne bouge, et Milo renifle ; commence à se questionner.

Pourquoi personne ne déplace le veau, tout simplement ?

Lentement, le cou grinçant de Bardan pivote vers Spara, sur laquelle il colle des yeux plaintifs à remporter des Oscars.

J'ai pas la patience pour sa connerie.

— Aucun de nous. Aucun.

Le menton de Milo se met à frémir, à trembler, à se remuer, tel un papy au bal dansant avant de glisser sur son arthrose pour trémuler des trémolos sur le trajet de l'hosto. Mais notre fringuant gaillard, lui, ne se fracture pas la bouche – de peu. De très très peu.

Mais pourquoooiii, chouine-t-il en vain.

Il passe la tête à travers une fenêtre, mais n'aperçoit pas le veau au bout de la longueur ridicule de ce train. À l'horizon, en revanche, sous l'omniprésence du désert, se trouve une mer.

Et de l'autre côté, une harde massive de mammouthoïdes couvre les dunes, piétinant le sable et les espoirs sous leurs lourds sabots noirs. Spara semble agacée (son expression par défaut), et Ruleck soupire, le regard défait. Elle sort un micro-drone de sa poche qu'elle lance loin vers le troupeau, puis s'adonne à une étrange danse du doigt, comme pour jouer d'un thérémine invisible. Louboutou déplie un holocran à son tour et affiche la tridéo du drone : le bétail s'étire en une foule compact et massive, apparemment sans fin, qui se hâte vers le veau, s'assurer que le train ne l'a pas blessé.

Qu'est-ce... murmure notre protagoniste perdu.

— Chhhh !

Bardan serre les dents. La pression est telle que, par endroits, l'émail se change en magma.

Vous pensez que le train l'a touché ?

— Je sais pas, souffle Ruleck en dirigeant un joystick absent. Il a l'air d'aller bien, mais... Oh non.

Spara écarquille les yeux, aussi larges que ta mère.

Ils sortent un carnet ?

— Oui.

— Merde, merde, merde ! On se casse ! Maintenant !

— Hein ? Quoi ? Pourquoi ? Il se passe quoi ?

À peine ses questions ont-elles quitté sa bouche que les pleurs terribles de l'acier froissé, comprimé, écrasé, passent lui dire « Eh, salut ! Les affaires ne vont pas super bien ici, au fait ». Comme c'est gentil de leur part.

Notre intrépide équipe s'active en vitesse. Elle parkoure, brise les vitres, bondit comme des champions olympiques et s'élance à bout de souffle à travers le torride désert maurimalien, avant un demi-tour éclair pour récupérer le robot oublié. Le train enfin hors de leur vue, elle décélère, ralentit, s'écroule. Tel un cycliste après la dose de trop.

D'ici, la mer ressemble plutôt à un lac, mais peu importe.

C'était quoi ce bordel ?! se demande Milo à voix haute.

— Ouais. Les enfoirés, hein ?

— 4ucune dign1té !

— Je veux dire, il se passe quoi, au juste ?

Tout le monde interrompt sa pause respiratoire pour un concert de soupirs énervés. Tout le monde sauf la trop aimable Ruleck :

— Le train a fait peur au veau. Ils enclenchaient une procédure pour dommages psychologiques.

Milo contorsionne son visage, sans pour autant parvenir à transmettre son maelström d'émotions. Surtout la première : une confusion extrême.

Quoi ? Ils attaquent le train en justice ? En l'attaquant physiquement ? Des VACHES ?

— Ils descendent des hippopotames, techniquement. Mais c'est une assez longue histoire et j'ai soif.

Milo fouille ses poches et son sac, mais point de gourde. Il n'avait pas prévu de se perdre dans le désert aujourd'hui, pour sa défense.

Qu'est-ce que tu farfouilles, Corduvac ?

— Je, euh... Je cherchais de l'eau.

— Et tu vois pas la grande étendue de flotte là-bas ? s'énerve Bardan.

— Tu veux une chirurgie express de la cornée ? J'ai suivi une formation en ligne.

— Et m0i j'4i un scalp3l pas tr0p rou1llé.

— N... Non merci.

— Tant pis pour toi.

La nouille bleu-orangé de l'Architexte s'agite en périphérie de sa vision, mais il ne regrette pas d'avoir refusé la déconcertante proposition.

De dune en dune, le lac se rapproche, et le robot se lamente. Ses circuits fondent et son huile s'écoule ; moins à cause de l'ardeur du soleil que parce qu'il pleure sa bien-aimée. On distingue un village non loin. Louboutou se frotte les mains – et regrette son geste sitôt qu'elles prennent feu :

— Cool, on pourra leur emprunter leur propulseur particulaire à haute vélocité.

— Vous pensez vraiment qu'ils en ont ? Un petit village perdu dans le désert, comme ça ?

— J'espère bien ! On n'est pas sur le dernier astéroïde au fin fond d'Oort, quand même !

— C'e5t t0ut par3il, s4ns ma joli3 Rosal1ne... Larme5.wma

Ils glissent et chutent, clopin-clopant, plus en avant.

Qu'est-ce qu'il est arrivé aux autres passagers, au fait ? Ils ont réussi à s'en sortir ?

Des épaules ondulent en réponse.

S'ils s'enfuient pas devant des hippotaurax, c'est rien que la sélection naturelle à l'œuvre.

— Ah...

Milo a perdu la force de s'émouvoir : le sable ardent ferre chaque pas plus lourd que le précédent.

Il fait vraiment chaud.

— Ta clim est cassée ? J'ai pourtant révisé tous les systèmes avant d'atterrir.

Le portonaute ferme à demi des yeux déshydratés, pose un œil aride sur l'ingénieur médusé, et s'empresse – au ralenti – d'activer son climatiseur salvateur.

Spara l'observe et secoue la tête, mais en un mot : ne dit mot (qu'elle n'a pas, même de traîtres).

Corduvac, t'as laissé tomber ça.

— Ah, euh... merci.

Elle lui tend la carte de visite de Chrotais, qu'il range dans son maigre carnet téléphonique – une feuille de papier pliée. La capitaine, penchée par-dessus son épaule, survole la liste des contacts : « Grande Blonde », « Moustache », « Mécano ? », « Chef », « Gros Nez », « Vache ».

Spara soupire encore une fois.

Je peux comprendre une mémoire défaillante... Mais tu sais que le vrai nom de « Vache » apparaît sur sa carte ?

Milo se recroqueville si bien qu'il disparaît du champ de vision de Spara et se laisse oublier.

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