V. La Patrie ou la mort

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Cela faisait bien une heure qu’Alexandros faisait les cent pas dans l’antichambre lorsque la porte du bureau du pacha s’ouvrit laissant sortir en fracas Riza Bey et ses subalternes. Aussi, le secrétaire ne perdit pas une seule seconde et s’engouffra à l’intérieur.

Il y retrouva Vehib Pacha en train de fumer la pipe pensivement tout en contemplant la pénombre qui commençait à dévorer les derniers rayons éclairant encore la ville de leur ultime lueur moribonde. Le jeune fonctionnaire resta là un instant à l’observer ainsi, n’osant interrompre son supérieur dans ses songes.

« Mon pacha, qu’allons-nous faire ? », osa finalement demander le phanariote.

Vehib Pacha, la pipe dans la main, tourna la tête en soulevant le sourcil, l’air instigateur.

« Rien, se contenta-t-il de répondre.

— Je veux dire… Concernant le contenu du message du courrier. Les Russes veulent…

— Rien, j’ai dit ! », scanda le vieil homme entre deux bouffées.

Alexandros qui jouait anxieusement avec le bouton du col de sa stambouline s’avança.

« Mais, mon pacha… Ne vaut-il mieux pas en informer les autorités supérieures ? C’est quand même une affaire qui dépasse notre champ de responsabilité. Il fau…

— Il suffit Alexandros ! coupa le vieux pacha de sa voix grésillante, Que veux-tu faire ? Qui veux-tu solliciter ? La Porte ? Je ne fais pas confiance à Midhat Pacha et à sa bande de conspirateurs ! Ce sale régicide !

— Mon pacha ! Doucement je vous prie ! Rien ne confirme que la mort de feu Sa Majesté Impériale le Sultan Abdul-Aziz est un assassinat organisé par Midhat Pacha ! Et il est risqué de tenir de tels propos, dit Alexandros en regardant nerveusement autour de lui.

— Risqué ? Ahah ! Que risque un vieillard de mon âge hein ? Ma vie est derrière moi. Et puis quand bien même la mort de Sa Majesté ne fut pas un assassinat, Midhat Pacha reste un comploteur de premier ordre ! Un libéral ! Un Jeune-Ottoman ! Un franc-maçon ! Un…

— Mon pacha ! S’il vous plaît ! J’ai bien compris qu’il était or de question de demander de l’aide à la Porte. Mais dans ce cas peut-être pourrions nous directement envoyer un télégramme au Palais, peut-être Sa Majesté pourrait…

— Sa Majesté n’est encore un qu’un jeune homme inexpérimenté ! Il se fait mener par le bout du nez par ses ministres ! Vois comme ils lui ont fait octroyer cette chose-là ! Cette… cette euh… constitution comme ils disent ! Et ce parlement-là ! À quoi bon un parlement ! Comme si on avait besoin de ça… de “parlementer” ! Envoyer un télégramme au Palais reviendrait à la même chose que de l’envoyer à la Porte ! se plaignit Vehib Pacha.

— Mais qu’allons-nous faire alors ? Vous comptez attendre ainsi que les Russes nous tombent dessus et que…

— Assez ! J’ai dit assez Alexandros ! Reste à ta place jeune homme ! N’oublie pas que tu n’es que secrétaire ici ! Tu n’as pas à discuter mes ordres ! Juste à les appliquer ! Qu’avez-vous tous donc aujourd’hui à tous vouloir discuter mes directives ! D’abord ce fils de putain de Riza et puis toi ensuite ? Dehors, nom de Dieu ! Sors de là ! Allez ! Ouste ! », cria le sandjakbey en balayant de sa main tout ce qui se trouvait sur son bureau.

Alexandros sorti la tête abattue. Jamais il ne s’était fait jeter ainsi. Le pacha était d’ordinaire un homme sec et direct mais jamais il ne s’était montré aussi renfrogné. Il devait certainement être de très mauvaise humeur pour agir de la sorte, cette affaire devait probablement plus le tarauder qu’il ne voulait l’admettre. Au vu de la circonstance cela était compréhensible mais ce qui l’était moins pour le jeune secrétaire était cette obstination de la part de son supérieur à ne pas vouloir informer la Porte.

« Quand même ! se dit Alexandros en descendant les marches du grand escalier une à une, Certains intérêts ne valent-ils pas la peine de mettre de côté de ses propres inimitiés ? »

Cette question serpentait dans la tête d’Alexandros alors qu’il arrivait dans le hall d’entrée du rez-de-chaussée. Là, il resta ainsi pensif un instant non sans attiser les interrogations amusées des soldats de garde qui se murmuraient presque à vive voix quelques moqueries. Pour eux ce jeune phanariote était une énigme. Alors qu’il aurait pu très bien prétendre à une place confortable à la capitale, il avait, selon ses propres aveux, choisit volontairement ce poste au fin fond de l’Anatolie orientale.

Alexandros les entendait très bien. D’ailleurs il savait pertinemment qu’il était la tête de Turc de ces Turcs. Un Grec, un Roum dans l’administration d’une province si reculée ce n’était pas chose courante. D’ordinaire ils accaparaient les postes diplomatiques d’ambassadeurs ou de drogmans. Qu’importe ! Alexandros avait ses raisons que les autres ignoraient et cela lui tenait à cœur. Mais à l’instant présent c’était une tout autre question qui le taraudait. Cette question même que se posait Tchernychevski une décade plus tôt : Que faire ?

« Que faire ? se demanda Alexandros, Vehib Pacha est embourbé dans son marasme intellectuel et ne veux rien faire ! Il préfère sacrifier la patrie plutôt que son égo. Or cette patrie, c’est-à-dire cette terre-mère dont nous sommes tous les enfants ne vaut-elle pas mieux que la fierté d’un vieillard borné ? A-t-il au moins la notion de la patrie telle que la promue Namik Kemal dans sa pièce “Vatan” (la Patrie*) ? Peut-être que pour lui ça ne représente rien… Mais ma famille sert l’Empire depuis des siècles… Oui ! Comment pourrais-je jamais regarder mes aïeux en face si je faillais à remplir mon devoir ? C’est ça ! Je vais leur prouver que je suis digne de porter le nom de Zambakos ! Vous verrez mon oncle ! Je ne suis plus l’enfant pleurnichard que vous avez connu ! Au diable Vehib Pacha ! Moi, je vais remplir mon devoir ! Et s’il y trouve quelque chose à redire, je l’assumerais la tête haute ! »

Et sur cette prise de décision inattendue, Alexandros leva fièrement le visage alors qu’un de ces chaleureux ultimes rayons diurnes pénétrait la pièce depuis un des carreaux et l’illuminait chaudement au point qu’il était presque ébloui par ce halo moribond. Ainsi d’un pas assuré, il s’avança vers la sortie et écartant les gardes quitta le bâtiment. Ces derniers for surpris par ce changement d’attitude s’écrièrent d’un ton plaisantin :

« Hé Alexandros ! Où est-ce que tu vas ? C’est dangereux les rues de Kars pour un petit Roum ! C’est pas le Phanar hein ! »

Qu’importe pour Alexandros, cela ne changea en rien sa détermination.

« Ils se moquent de moi, mais s’ils savaient ! Ils m’aduleraient ! Aujourd’hui, ils me déconsidèrent mais lorsqu’ils sauront, ils me respecteront ! », pensait le jeune secrétaire alors qu’il descendait la longue avenue.

Arrivé devant le bureau de poste, il entra tout de go en saluant l’officier des postes impériales qui sursauta en laissant tomber son chapelet qu’il était en train d’égrainer les yeux clos.

« Oncle Redjeb ! Il me faut d’urgence envoyer un télégramme à la Sublime Porte ! Euh... Ordre de Vehib Pacha ! déclara le phanariote en évitant le regard de son interlocuteur.

— Ah Alexandros Effendi ! Bon Dieu ! Vous m’avez fait peur ! Tirez la sonnette la prochaine fois avant d’entrer comme ça comme un bachi-bouzouk ! », dit le postier en se redressant sur sa chaise grinçante.

Redjeb Bey, vieillard malingre d’une cinquantaine d’année, s’avança avec une langueur caractéristique vers le comptoir auquel était appuyé son interlocuteur dont le cœur, lui, palpitait d’excitation.

« Oncle Redjeb ! Vous m’avez entendu ? Il me faut envoyer un télégramme ! Au plus vite ! s’écria Alexandros trépidant d’impatience.

— Oui ! Oui ! Oui ! Ça va là ! Je ne suis pas encore sourd ni sénile ! dit le vieillard en s’installant au poste du télégraphe, Ah ! D’ailleurs ! Vous savez quoi ? J’ai pensé à vous l’autre jour !

— D’accord oncle Redjeb mais… Est-ce que vous pouvez d’abord envoyer ce télégramme ? pressa le secrétaire en tapotant du doigt sur le comptoir.

— Bon Dieu que cette jeunesse est impatiente ! Le diable est dans la hâte mon jeune ami ! Bon faites-moi donc voir cette ordonnance du sandjakbey. »

Un vide se fit ressentir. Alexandros ayant pris cette décision de lui-même n’avait pas d’ordonnance de la part du sandjakbey. Il commença a paniquer.

« Je… euh… la… En fait… euh… Vehib Pacha…, se mit à baragouiner le phanariote.

Le postier, vieux bouc qu’il était, éclata de rire.

« Laissez-moi deviner ! Tête en l’air comme vous êtes vous êtes sorti en toute hâte et avez oublié l’ordonnance au bureau je pari ! », dit le vieil homme.

Alexandros, s’il avait pu soupirer bruyamment aurait fait trembler les vieux carreaux aux menuiseries décapées. Il se sentit soudainement comme libéré d’un immense point, son cœur s’allégea au point qu’il eut cru s’envoler.

« Oui. C’est ça. Que je suis sot, dit-il machinalement le regard vide fixant un point imaginaire.

— Bon ! Je vous écoute dans ce cas ! », dit Redjeb Bey en se munissant de la clef de télégraphe.

Alexandros s’empressa de dicter son message entre deux élucubrations de l’officier des postes. Une fois le télégramme envoyé, le secrétaire demanda du papier et un porte-plume afin qu’il y rédigeât quelques obscures choses dont il refusa de révéler la nature. Après quoi il prit congé et quitta l’office.

Ce papier qu’il avait soigneusement plié et qu’il serrait dans ces mains tout en parcourant les rues se faisant peu à peu dévorer par la pénombre n’était tout autre que sa lettre de démission. En effet, la décision d’Alexandros était claire. Il avait envoyé un télégramme à la Porte au méprit des ordres de son supérieur. Pour lui, s’était peut-être la chose juste à faire mais en faisant cela il avait fait preuve d’insubordination, faute grave et inacceptable. Il se disait donc qu’il se devait de démissionner car il ne méritait plus ce poste.

Plus il approchait du siège du moutassarifat plus son cœur s’emballait tant et si bien qu’en entrant il ne remarqua même pas l’absence de soldats de garde ni même la porte laissée inhabituellement battante. Une fois à l’intérieur seulement, il comprit que quelque chose n’allait pas. Le vent glacial balayait le hall faisant tout virevolter. Les lampes s’étaient toute éteintes plongeant la pièce les ténèbres. Un bruit de porte claquant semblant provenir de l’étage se faisait entendre à intervalle régulière, comme si une fenêtre laissée ouverte invitait les courants d’air à venir danser à l’intérieur. Alexandros eut l’effet du baigneur de hammam qui après le bain brûlant passait à la douche froide. Son cœur s’emballa à nouveau mais cette fois-ci pour une tout autre raison. Que se passait-il ici ? Il ne s’était absenté qu’à peine plus d’une demi-heure. Qu’avait-il bien pu se passer en si peu de temps ?

Saisissant son courage à deux mains, il s’engouffra dans les escaliers dont il monta les degrés tel un condamné monterait l’échafaud. Une fois en haut, il la vit, celle-là, la coupable, cette porte qui claquait sans cesse. C’était la porte du bureau de Vehib Pacha. Entraînée par la brise caucasienne qui glaçait le sang d’Alexandros, elle venait s’exploser sur le cadre tel un aliéné. Alexandros progressait lentement le long du long couloir. Il ne voulait en voir la fin, il marchait, traversant cet étroit corridor comme le guèbre défunt traverserait le Pont du Chinvat en espérant rejoindre la Maison des Chants. Or, Alexandros sans Daênâ pour le guider, avait plutôt l’impression de se diriger vers la Maison des Mensonges.

Une fois devant la fameuse porte, qui à cet instant présent, avait des airs de porte des Enfers, Alexandros reteint son souffle avant de la pousser et de pénétrer à pas feutrés dans la pièce. Lorsque ses yeux se posèrent sur l’intérieur, il crut mourir. Là, devant lui, étaient jonchés les deux soldats qui tantôts se moquaient de lui, arme encore à la main, ils baignaient dans ce qui semblait être leur propre sang. Et en face, affalé sur le bureau, le corps sans vie de Vehib Pacha. Vehib Pacha, le vieux de la vieille, l’immortel, l’ancien, n’était plus.

Alexandros laissa tomber sa lettre en même temps qu’il s’écrasa sur ces genoux, horrifié par la scène qu’il venait de découvrir. Il n’arrivait pas à se l’admettre, Vehib Pacha ? Mort ? Surtout que leur dernier échange s’était soldé en conflit. Si seulement il pouvait revenir en arrière. Peut-être aurait-il dû écouter son supérieur comme il avait l’habitude de faire. Mais pourquoi donc s’était-il laissé enjailler par ce soudain élan ? Pourquoi ? Qui en voulait à ce vieux pacha grognard au point d’attenter à sa vie ? Et surtout que s’était-il donc passé ici ?

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