III. Obéir c'est quelquefois subir

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Le courrier parti, Alexandros se retrouva seul sur le perron. Une pluie aux gouttes lourdes commença à tomber sur le sol encore couvert de neige, venant ainsi souiller ce pur voile nivéen d’une myriade d’aspérités. Cependant, le secrétaire ne bougeait pas. Le regard encore fixé sur la direction qu’avait prise le messager, il était perdu dans ses pensées.

« C’est une bien fâcheuse nouvelle que nous a apporté ce courrier. Il faudrait en informer au plus vite la Porte. Mais Vehib Pacha n’y consentira pas. Le connaissant, il est trop fier pour accepter de s’en remettre à Midhat Pacha et voudra régler l’affaire par lui-même… C’est mauvais ! Tout ça est très mauvais ! Peut-être devrais-je prendre les devants et informer moi-même la Porte ? Non ! Je ne pourrai faire ça ! Je dois respecter la hiérarchie ! », se disait Alexandros fort inquiet.

Un bruit de sabots tintant sur le pavé, amplifié par un lourd roulement vint tirer le jeune fonctionnaire de ses songes. Lorsqu’il releva la tête il vit une voiture arrêtée devant lui, en plein milieu de la voie. La portière de la berline s’ouvrit, laissant en sortir un homme de haute stature. La main gantée posée sur le pommeau de son sabre, l’air tout fier dans son bel uniforme bleu de Prusse, il posa le pied à terre en faisant claquer ses bottes noires bien cirée.

« Bonjour, capitaine Riza Bey. », lança aussitôt Alexandros en se mettant au garde-à-vous.

L’air pressé et suivit de deux subalternes, le chef de la zaptié continua son chemin jusqu’à la porte du bâtiment, se contentant de porter mollement sa main à son fez en guise de salut tout en ignorant son interlocuteur du regard. Frustré par l’attitude de Riza Bey, Alexandros le suivit à l’intérieur. Arrivé au niveau du grand escalier menant au bureau du sandjakbey, le secrétaire interpella le capitaine qui montait les vieux degrés de pierres couverts d’une tapisserie fatiguée. Ce dernier se retourna alors, posant ses gros yeux constamment tombant qui projetaient une lassitude évidente.

« Qu’y-a-t-il ? Euh… Comment vous-appeliez-vous déjà ? Alexios Effendi ?

— Alexandros, mon bey, corrigea timidement le secrétaire.

— Oh ! Oui bon soit ! Alexandros, Alexios ! C’est pareil ! Vous les Roums portaient toujours les mêmes noms de toute façon ! lança Riza Bey en balayant l’air de sa main, Bon, que me veux-tu ? »

Alexandros hésita. En fait, était-ce une bonne idée de solliciter Riza Bey ? Pouvait-il même le mettre dans la confidence ? L’information délivrée par le courrier était une chose sensible et Alexandros ignorait tout du commandant de la zaptié. Le secrétaire phanariote avait beau être jeune et naïf, ayant fréquenté les hautes sphères de la société ottomane depuis son enfance, il était conscient que certaines personnes avaient des allégeances et des intérêts occultes. Tout le monde dans la capitale se souvenait comment même l’ancien grand vizir Nedim Pacha, dont la déchéance avait entraîné la chute d’Abdul-Aziz, était adepte de la courbette devant les Russes. Si même le maître de la Porte pouvait être au service des étrangers pourquoi pas un modeste commandant de la zaptié d’un sandjak rural perdu aux confins de l’Empire et surtout frontalier avec la Russie ? Peut-être même l’inimitié entre le capitaine Riza Bey et le sandjakbey Vehib Pacha trouvait-elle son origine dans quelque chose de plus concret qu’un simple décalage générationnel ? Quoiqu’il en soit Alexandros avait changé d’avis, il s’était résolu de continuer à ne faire confiance qu’à son supérieur, tel qu’il l’avait fait depuis sa nomination à ce poste de secrétaire il y a quelques mois.

« Bon ne me fait pas perdre mon temps ! Si tu n’as rien à me dire déguerpis de mon passage ! », lança Riza Bey.

Alexandros hésita, puis répondit en ces termes :

« Je… Je voulais juste vous dire que je dois m’entretenir avec Vehib Pacha… euh… Avant vous. »

Le commandant de la zaptié dévisagea un moment le jeune secrétaire qui n’osait croiser son regard.

« Écoute-moi bien le petit Roum ! Ici ce n’est pas Constantinople, avoir fait les grandes écoles et avoir un oncle député ne te donne aucun privilège. Je suis le commandant de la zaptié, ce qui fait que dans la hiérarchie du sandjak, je suis le second homme après Vehib Pacha. Donc tu attendras ton tour bien sagement dans l’antichambre ! puis se retournant vers ses subalternes, Je n’en reviens pas ! Toute cette scène pour ça ?

— Mais ! Mon bey ! Avec tout le respect que je vous dois, là n’est même pas la question ! Si je voulais disposer de mes “privilèges” j’aurais accepté un poste confortable dans la capitale ! J’ai juste une affaire urgente sur laquelle je dois m’entretenir avec Vehib Pacha !

Ce à quoi les zaptiés se contentèrent de hausser les épaules avant de reprendre leur chemin, ignorant complètement les arguments d’Alexandros. Ce dernier resta ainsi, pantois, alors que Riza bey et ses subalternes progressaient vers l’office du pacha.

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