La première danse

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Pour l’un de ces derniers brad, j’ai voulu écrire sur quelque chose qui m’a beaucoup fait rire dans une vidéo et faire quelque chose d’un peu plus léger. Je vous conseille de lire ce petit texte d’abord et de voir l’extrait ensuite mais l’inverse n’est pas gênant. Le lien est à la fin du texte.

Julien était tombé dans la danse classique tout petit. Ça avait été un choix par défaut : ses parents voulaient l’inscrire à un cours de sport. Comme il n’avait que quatre ans, leur petit village ne laissait que deux possibilités : le baby-judo ou la danse. Le premier étant complet, les parents ayant l’esprit ouvert, ils inscrivirent leur petit au cours de danse classique. Dès les premières séances, il en ressortait toujours réjouit. En vieillissant plus de sports devenaient accessibles mais il n’avait jamais changé. Ses copains pouvaient toujours aller courir derrière une baballe noire et blanche comme des cabots, il n’en démordait pas : à lui les grands jetés, les pirouettes et les sauts. Plus il grandissait plus il se précipitait vers le studio de danse tous les soirs. Tout était tourné autour de la danse. Il mangeait pour ne pas être trop lourd, se couchait tôt pour avoir de l’énergie, écoutait au mieux en classe pour avoir du temps libre derrière. À sept ans, ses copains se moquaient de lui pour faire un sport de filles. Il leur rétorquait qu’il était beaucoup plus viril qu’eux à continuer à danser malgré ses pieds en sang et les douleurs pour tenir les bonnes positions ; tandis qu’eux, avec leur foot, se plaignaient de devoir être amputés dès qu’un joueur adverse leur éternuait dessus.

Ce fut cette année-là qu’il chercha à intégrer une école de danse classique. Julien savait, après avoir lu moult ouvrages et revues sur la discipline que l’école de l’opéra Garnier acceptait des élèves dès l’âge de huit ans. Ses parents ne pouvaient aller contre le tsunami d’enthousiasme et de talent qui le dévorait. Il commença sa formation chez les petits rats. Le matin était réservé aux disciplines scolaires classiques. L’après-midi était le bonheur : la danse à n’en plus pouvoir. Au fur et à mesure des années, les figures étaient de plus en plus difficiles, de plus en plus rigoureuses. La position, pour être juste, devait être douloureuse. Se sentir bien était bouger faux.

Les écoles de danses, bien qu’engoncées dans la tradition, avaient pris quelques innovations éducatives. Grâce à cela, Julien avait pu continuer sa scolarité dans l’académie de ballet Vaganova à Saint Pétersbourg. Il y avait rencontré son second amour : Ivanovna. Elle lui avait fait découvrir la culture russe, ses danses traditionnelles, sa vodka, ses fêtes, ses paysages. Leurs études se terminèrent par l’obtention de leur diplôme. Ivanovna obtint immédiatement un contrat dans le corps de ballet du Mariinsky. Une place fut proposée à Julien mais un autre candidat, moins doué mais ayant des amis beaucoup mieux placés, l’obtint. Ce ne fut que le premier d’une longue série d’échecs : à chaque fois, la proposition d’offre d’emploi était retirée. L’un revenait de congés maladies, l’autre avait décidé de retourner dans son pays natal et ainsi de suite. Il avait beau être sorti major de promotion de l’une des meilleures écoles du globe, aucune troupe ne voulait ou ne pouvait lui donner un rôle.

Il continuait à aller tous les jours au studio de danse. Bouger le libérait de son stress et entretenait son talent. Puisqu’il n’avait pas de travail, il poussait son corps au bout de ses limites, pour devenir de plus en plus talentueux. Chaque soir, ses ongles saignaient, sa peau se décollait, ses muscles hurlaient de douleur et de fatigue. Sa fiancée pouvait voir les progrès qu’il accomplissait dans son art. Elle tentait de le consoler de manque de chance. Bientôt, il pourrait danser devant le public, montrer au monde son talent. Il incarnerait les rôles les plus prestigieux, sauterait vers le succès et volerait vers la gloire. Il avait hâte de montrer les plus belles figures aux esthètes et si parfaitement exécutées.

Un an et demi après sa sortie de l’école, son téléphone portable sonna. C’était Ivanovna qui l’appelait en urgence pour un rôle. La représentation commençait deux heures plus tard, un des danseurs n’avait pas pris la peine de venir. Julien ne put s’empêcher d’être le plus heureux des hommes. Il enfila rapidement son jogging et courut à la salle de théâtre.

Lorsqu’il arriva au théâtre, il fut conduit au metteur en scène. Julien n’avait aucune crainte quant à ses compétences techniques mais qu’en était-il de la chorégraphie ? En tous cas, il était prêt à donner au public la plus belle expérience de sa vie ! D’ailleurs, lui assurait le chorégraphe, la pièce s’ancrait parfaitement dans ses prétentions. Il s’agissait d’un ballet d’Igor Moisyev, une petite fantaisie d’hiver aux charmes russes. La partie dans laquelle il allait apparaître donnait l’impression que les danseuses flottaient. C’était tout à fait féérique. Sa présence devait mettre en valeur l’étoile de ce petit conte.

— Et ma chorégraphie ?

— Oui, vous vous placerez ici. Au moment du duo entre la reine de l’hiver et la petite fille, vous vous avancerez avec vos camarades jusqu’ici. Ensuite, vous restez là jusqu’à la fin de la danse suivante. Lorsque les premières danseuses partiront en coulisse, vous reculerez jusqu’ici. Pour le reste, faites comme vos camarades. Pour le reste, vous suivrez le mouvement de vos camarades. Je sens que vous avez une question. Ah oui, le cachet. Il n’est pas bien lourd mais comme vous nous dépannez, je dirai au caissier de vous le doubler. Et maintenant, allez mettre votre costume. Igor ! Aide-le à mettre sa tenue.

Julien se fit happer par le costumier, revêtir d’un machin vert étrange qu’il ne comprit pas. D’ailleurs, il n’était pas bien sûr d’avoir compris la chorégraphie. Assurément, il y avait quelque chose de plus compliqué ! Sinon, il ne ferait que rester debout, marcher six pas et revenir en arrière. Cela dit, ce costume était extrêmement serré aux jambes.

— Les sapins ! Les sapins ! En scène !

— Vite, dépêche-toi, on t’appelle ! souffla le costumier.

— Quoi ? Je suis un sapin ?

Mais il fut poussé sur la scène. Pendant que les danseuses révélaient leurs talents, il ne put s’empêcher de ruminer : vingt ans de danse classique, de sueurs, de pleurs et de sang pour rester raide comme un poireau, grimé en arbre.

https://www.youtube.com/watch?v=l7lfeMG5NoU

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