À la tombée des masques

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Bruit de clochette, rompt un lourd silence de mort. Signal annonçant l’arrivée imminente d’un client au comptoir, disposé au fond d’un atelier sans fenêtre. Les inconnus sont forcés de s’avancer dans la pénombre tout juste brisée par quelques bougies placées çà et là sur des meubles poussiéreux. Rien de bien palpitant : des étagères, un bureau et ce bar taché d’alcool qui sert à l’accueil du badaud, récupéré il y a de ça trop longtemps à la taverne du port, à quelques pas de là. Lieu de perditions qui avait rendu l’âme après une descente de soldats dont les ordres étaient clairs : Tout doit disparaître ! Vermines, courtisanes, alcooliques, pirates. Grand nettoyage de printemps ! Alors, avec l’aide de quelques loups de mer ne pratiquant que la langue de l’or et de l’argent, le vieux avait fait son marché et profité d’échanger ses lambeaux de bois contre de nouveaux, moins marqués par les affres du temps.

Bruit de ce pas lourd qui racle le sol, reconnaissable entre tous. Le voyageur marche tout droit, sur cette ligne continue et familière. Les flammes orangées pourrait tout aussi bien disparaître, avalées par le courant d’air ainsi provoqué, qu’il n’en serait pas perturbé. Faisant danser les ombres sur les murs, il fixe la porte derrière le bar, qui donne sur la deuxième pièce de la boutique, cet antre mystérieux réservé aux visiteurs aguerris. Tous ne méritaient pas l’hospitalité très particulière du patron. Il les choisissait à l’instinct, son sixième sens ne l’avait encore jamais trahi. Peu importait l’individu, son physique, son passé, il devait avoir ce petit truc en plus que l’on pourrait appeler aura s’il s’était senti l’âme d’un médium. Une aura noire comme la nuit, qui seule lui apporterait la dose d’adrénaline nécessaire à son plaisir quotidien. Quant aux autres, son arbalète dissimulée contre un bureau suffisait généralement à les dissuader de venir l’importuner. Un coup voire deux dans le décor, et les indélicats ne laissaient derrière eux qu’une traînée de poussière ou quelques relents de bière.

Bruit de porte grinçante, mal huilée, oubliée. L’habitué ne se fait pas prier et déjà passe de l’autre côté. Il rejoint le vieillard dans son repaire, embaumant instantanément la pièce d’un parfum de rose et de ronce. Les ombres se meurent et sa peau baigne dans les rayons crus du soleil levant qui illuminent la salle. Ses yeux encore dissimulés sous une fine capuche se plissent, mais aucune complainte ne franchit ses lèvres. Son hôte sait. Il referme déjà les lourds rideaux qui les cacheront tous deux des regards indiscrets.

Certains d’être enfin seuls, isolés du reste du monde, les masques tombent pour laisser place à la réalité dans toute sa splendeur… et laideur. S’il connaît ce secret, il redoute de ne jamais vraiment pouvoir l’accepter. Il la contemple se dévoiler, puis détourne les yeux face à l’insoutenable vérité. Tout privilégié qu’il est, il n’en demeure pas moins un humain avec ses défauts. Et son amour des apparences l’empêchera toujours d’apprécier jusqu’au bout ce qu’il voit.

D’abord la cape et sa capuche de coton sont jetées au loin. Une chevelure noir de jais, longue et épaisse, se libère. Les pointes atteignent des fesses rondes et charnues, dissimulant cette chute de rein qu’il aurait aimé pouvoir caresser sans se faire gronder comme un enfant surpris en train de voler. Puis la robe rouge sang tombe à ses pieds, eux-mêmes entravés dans des chaussures à talon qui finissent des jambes interminables, musclées. Et cette peau… sans doute aussi douce que le tissu qui la recouvre, redessinée au fil des ans de ses mains expertes. Ces mains qui n’osent la frôler, protégées du moindre contact par les aiguilles qu’elles tiennent.

Il n’est plus l’heure de l’admirer, car la suite, il ne peut le supporter. Lorsqu’elle se retourne vers lui, ses yeux sont déjà braqués sur les pots de couleurs, fuyant le regard de l’elfe sombre qui s’éloigne et part plier et ranger ses affaires dans son sac, avec un soin presque maniaque.

— Qu’est-ce que ce sera cette fois, ma belle ?

Son interlocutrice prend place sur la table d’opération, froide comme le marbre et installée idéalement au centre de la pièce. Allongée sur le ventre, ses seins écrasés sous son poids et les cheveux rapidement tirés en chignon, elle désigne simplement du bout de l’index une partie de son dos encore préservée des coups d’aiguille du tatoueur. Morceau de page vierge à remplir. Comme le reste tout entier de son corps, toile vivante dont il ne se lasse pas. Elle est l’un de ses chefs d’œuvres les plus précieux, car des plus complexes. Il ne prend d’ailleurs plus la peine de compter le nombre d’heures qu’ils passent enfermés ici, rien que tous les deux. Aiguille contre peau, parfois peau contre peau, sans jamais pourtant oser franchir la limite qui aurait pu faire d’eux un seul et unique être.

Il l’avait connue jeune alors qu’il n’était qu’un débutant quittant à peine son maître d’apprentissage. Elle était pure, entière, exceptionnelle. Il s’était occupé de la salir, de l’embellir et de l’améliorer durant toutes ces années. Lui approche à présent de la fin, quand elle a encore toute l’éternité pour parfaire une œuvre qui restera inachevée. Ils en sont conscients, mais préfèrent ignorer cette pensée pour ne se concentrer que sur le plaisir que leur procure l’acte. Tout comme il préfère faire comme s’il n’y avait jamais eu cet accident qui faillit réduire son art à néant quelques années auparavant.

Elle le savait mal à l’aise, alors tant qu’il se montrait courtois et professionnel, elle tâchait de le préserver de sa monstruosité, la gardant sous le coude comme éventuelle arme capable de faire reculer les plus téméraires. Face contre table, elle tente de lui expliquer ce qu’elle désire cette fois, décrivant en détail les courbes, les couleurs, chaque trait, chaque point. Toujours aussi sûre d’elle, toujours aussi précise, déterminée à faire grandir encore un peu ce tableau que jamais il n’achèvera. Alors, comme lors des séances précédentes, sa main n’hésiterait pas, sachant déjà que le résultat serait le reflet parfait de la pensée de sa muse. Elle lui livrait son corps, mais également son esprit, sans pour autant lui expliquer d’où elle tirait son inspiration. Ce n’était pas faute d’avoir voulu lui extorquer ce secret-là, mais ses lèvres resteront scellées pour l’éternité. Peut-être valait-il mieux pour eux qu’il n’en trouve jamais la clef ?

Lorsqu’il avait eu quelques brefs échos des activités de la dame, il avait senti son cœur se serrer et ses doigts trembler. Elle, créature immortelle et lumineuse… Il s’était refusé à entendre un mot de plus sur la part sombre de son âme qui, quelques années plus tard, se dessinerait sur son visage sous la forme d’une brûlure infâme. Il avait payé son verre et fui les lieux, cherchant par tous les moyens à chasser ces images de mort et de meurtres de son esprit déjà parasité. Déterminé, il avait gardé pour lui ses découvertes, les avait enfouies au plus profond de son être et s’était imposé la pureté dont il avait toujours cru sa cliente adorée imprégnée.

La peau prête à recevoir son offrande, l’elfe se place sur le côté pour que le tatoueur puisse la marquer de son empreinte, un bras sur la table pour tenir en équilibre, l’autre devant son visage, ses doigts fins lui servant de masque. Redessiner ses côtes jusqu’à sa fesse droite, pour venir ensuite étendre ses traits sur sa cuisse et les laisser s’enrouler autour de sa cheville, sur les racines déjà existantes. Un chemin sinueux qui la traversera presque entièrement, fait de ronces et de fleurs aux pétales rouges et noirs. Elle l’autorisait à la contempler, tout en connaissant pertinemment la nature des pensées humaines dans pareil moment, parce qu’elle savait que très vite la passion de l’artiste reprendrait le dessus sur les plaisirs sommaires de la chair.

Les yeux rivés sur son travail, le tatoueur tente d’éviter au mieux de croiser son regard bleuté qui à l’époque déjà l’avait troublé. Plus encore à présent, c’est son visage qu’il ne peut observer sans éprouver ce dégoût si caractéristique, semblable à celui que le peintre ressent lorsqu’un peu de diluant vient à tomber sur la toile à peine achevée, la dénaturant à jamais. Sa beauté réduite à néant sans qu’il puisse faire quoique ce soit pour la retrouver. Comme il souhaiterait pouvoir redessiner ses traits, lui rendre cette expression qui l’avait charmé à leur première rencontre. Lui restituer la liberté de se dévoiler au grand jour à qui le veut bien. La voir se terrer derrière ses apparats de tissus opaques le rend malade. Du gâchis, pense-t-il ! Néanmoins, il ne peut se résoudre à lui offrir un regard. Il s’y refusera tant qu’il ne pourra lui cacher son écœurement de la savoir ainsi.

Le soleil ne semble plus taper sur les rideaux épais depuis des lustres et le courant d’air frais qui les enveloppe annonce l’éveil du port, ou plutôt la divulgation de son second visage. Si le jour, tous font en sorte que les soldats soient confiants quant au travail de nettoyage effectué peu avant l’été, la nuit plus rien n’est interdit. Les marins laissent libre cours à leurs désirs les plus crasseux, en quête de divertissements et plaisirs sur la terre ferme. Les faux commerçants paradent les poches remplies de substances étranges, amadoués par l’appât de l’or. Il doit la libérer pour qu’elle les rejoigne, la rendre à ce monde, son monde, bien qu’il la garderait volontiers auprès de lui. La préserver de cette démence, plutôt que la lui livrer.

Ni l’un ni l’autre n’a pensé à surveiller l’heure, car au fond, qui s’en soucie ? L’important étant que la séance se termine, le dessin presque complet. Quelques finitions ici et là, puis il sera déjà temps de se quitter pour mieux se retrouver à la prochaine occasion. Ils prieront pour ça, chacun de leur côté, sans oser le révéler. Prier pour que l’autre survive encore un peu.

L’elfe sombre pose enfin un pied à terre, puis lâche sur un meuble la solde de l’artiste empaquetée dans un écrin de soie noué de rubans rouges et or, avant de se relever pour aller admirer son nouveau flanc droit dans la glace. Une réussite. Une de plus.

— Je ne comprendrai jamais comment tu arrives à exécuter aussi parfaitement mes ordres.

Son éternel sourire satisfait collé aux lèvres, il hausse les épaules pour toute réponse, n’osant pas lui dire que lui non plus, il n’en sait rien.

À mesure qu’elle revêt son uniforme la cachant presque entièrement, il ne peut s’empêcher de perdre sa joie de vivre au profit de la tristesse que l’on éprouve à la séparation de l’être aimé. Il faut qu’elle s’en aille pour se remplir la tête de nouvelles images, l’inspiration ne tombe pas du ciel ! Il sait bien qu’elle reviendra, qu’encore une fois ils passeront de longues heures autour de cette table, à se toucher, se parler, se blesser.

Parce que plus qu’aimer ça, ils en ont le besoin vital. Encore crient leurs corps, encore un peu de toi, encore un peu de ça. Semblables à ces deux ronces qui s’emmêlent avec ardeur sur sa peau délicate, qui prennent racine au bas de ses chevilles. Ce tout premier coup d’aiguille, qui en avait annoncé bien d’autres. Celui qui avait scellé leurs destins, comme une promesse que toujours elle lui reviendrait. Et leur arbre continuera de grandir, s’étendre, au gré de leurs vies qui s’égrainent, à l’image de leur passé, présent et avenir.

Jusqu’au dernier souffle de l’un ou de l’autre.

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