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Je travaillais. J’étais l’image du laborieux travailleur, gérant les exceptions, les erreurs systèmes, les dépassements de capacité, toutes les misères inhérentes à des utilisateurs finaux qui font n’importe quoi et trouvent toujours le moyen de planter le logiciel malgré toutes les dispositions qu’on puisse prendre. Et le site de vente roulait comme jamais il n’avait fonctionné. Pas de latence, pas de commande perdue dans un écran figé, pas de client dégoûté qui part chez la concurrence.

Le fric coulait à flot. La machine fonctionnait avec aisance, c’était beau. La même impression que tu ressens dans un préservatif neuf dont le lubrifiant est encore efficace, tu glisses dans le bonheur, sans couinement intempestif, vers l’extase promise ; enfin si tu es un mec évidemment.

Un appel m’interrompit : c’était Liliane.

— Lorenzo ! Tu m’as trompée ! Je t’avais prévenu ! Je t’avais mis en garde ! C’est fini ! Je ne peux plus supporter tes mensonges. C’est trop d’humiliation !

— Allô ? Mais allô quoi ! C’est quoi ce délire ? Je suis au boulot ! Je bosse là…

— La semaine passée ! Tu es allé dans un club échangiste, « Jardin fleuri » ! Ne mens pas !

— Hein ? Mais d’où tu sors ça ? Moi dans un club échangiste ? Mais j’ai personne à échanger !

— C’est mon amie Edwige qui m’a prévenue, ici, tout le monde ne parle que de ça, mes amies sont scandalisées. Évidemment, un truc pareil, ça les excite… Et moi je passe pour une dinde !

— Cette peau d’hareng ? Cette vipère ?

— Une de ses connaissances était au club ce soir-là ! Et figure-toi qu’elle connaît bien ta patronne madame Chiffon. Elle a une sacrée réputation… Tu l’as baisée, espèce de salopard avec toutes les autres ! Tu es un monstre !

— Oui dire ! Il n’y a pas de preuve ! C’était pas moi ! Et d’ailleurs, cette connaissance, d’où elle me connaît ?

— Un Lorenzo Belge qui baise comme un frénétique, comme un grand singe, en faisant Ouba-Ouba, tout ce qui passe à sa portée, ça ne te rappelle personne ? Cherche bien.

— Attends… Des Lorenzo Belges il y en a plein !

— Assez ! Te fiche pas de moi en plus. Respecte-moi ! Sois digne !

— Non mais attends, c’est du délire ! Comment tu peux croire un truc pareil ? Ça dépasse l’entendement ! Même moi, je ferais pas un truc aussi dingue.

— Quand je pense à cette pourriture de Chiffon, ta patronne, cette dévergondée… Et dire que je t’ai encouragé à retourner bosser chez elle… Mais quelle conne je suis ! C’est partouze tous les soirs, j’en suis sûre !

— Sur la vie de… Ça fait tellement longtemps que j’ai pas baisé que j’en ai mal aux glaouis !

— Ne jure pas ! Tu mens tout le temps ! Tu es un menteur, ta vie n’est qu’un mensonge ! Tu ne m’as jamais aimée ! J’étais sûre que ça finirait comme ça !

— C’est une pure calomnie d’Edwige ! Elle est jalouse de toi parce que son mari la baise jamais. Elle t’a enfumée ! C’est une menteuse ! Ici, je suis pire qu’un chien, je bosse dans un cagibi, je dors dans des hôtels minables, je bouffe pas et tout ça pour un salaire de misère… Tu devrais me plaindre !

— Tu me la joues victime en plus. Mais tu ne doutes de rien. C’est fini, Lorenzo. Ne rentre pas ! Je t’enverrai tes quelques affaires. Je ne veux plus te voir !

— Mais… Poussin…

— Pas poussin ! Plus poussin ! Pervers ! Tu t’es assez fichu de moi… Quand je pense à tout ce que j’ai fait pour toi, à tout le fric que tu m’as tiré... Mais c’est fini ! Fini !

— Attends Liliane… Tu peux pas…

— Adieu Lorenzo. Moi je t’ai aimé comme je n’avais jamais aimé personne.

La communication coupa. J’en restai baba, comme un moucheron éclaté sur un pare-brise, comme un bébé oiseau qui vient de tomber du nid comme un con et qui se retrouve à barboter dans une bouse.

Les conséquences étaient tellement énormes que je n’arrivais pas à les concevoir. Cela dépassait mes capacités mentales. J’étais foutu, mort sans être enterré. Non seulement, je n’avais pas de fric, mais aussi pas de maison, pas de pays, pas d’avenir, personne qui m’aimât. J’étais seul pire qu’un chien abandonné sans collier. Je n’avais qu’une vieille voiture pourrie et Diesel qui serait bientôt bannie des routes au nom de la folie écologique, une valise baise en ville avec cinq slips PowerMan, mon exemplaire chiffonné et annoté de l’Odyssée d’Homère en Grec, mon gel douche AXE senteur santal et musc et surtout mes illusions perdues.

Un silence pesant m’envahit, ainsi qu’une langueur pernicieuse. J’étais mal, non je mourrai sans passer par la case agonie et maison de retraite. Liliane m’a tuer !

Comment cette histoire de club libertin pouvait-elle faire ainsi surface ? C’était le summum de la malchance. Qui était cette femme connue d’Edwige ? À moins que ce ne soit Edwige que j’avais baisée sans le savoir, vu qu’elles étaient masquées et grimées comme des mousmés.

Comme tout joueur d’échec, je calcule toujours quelques coups d’avance et là, tous les coups étaient perdants. J’étais fait comme un rat.

Sans m’en rendre compte, devant l’étendue de la catastrophe, je me mis à pleurer doucement sur ma vie en ruine. Je sanglotai. Oui, moi, le mec burné, le mâle alpha, le king of the hill, je pleurai comme une gonzesse. Quoi ? On ne peut pas avoir un moment de faiblesse ? Même ça ce n’est pas pour moi ? Merde !

Et soudain des gens se précipitèrent sur moi.

— Hé Lorenzo ! Ça va pas ?

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Il est malade ? Pourquoi il crie comme ça ?

— Moi, je crie ? Je pleure en silence ! Fichez-moi la paix ! Respectez ma douleur !

— Mais personne pleure comme ça ! On t’entend à l’autre bout de l’entrepôt !

— Hein ? Sérieux ? Mé nan...

— Pourquoi tu pleures ?

— T’es malade ? Tamalou !

— Il pleure aussi fort que ma fille de huit mois qui fait ses dents !

— C’est dingue !

Madame Chiffon fit son entrée et dispersa un peu les gens.

— Lorenzo ? Mais enfin qu’est-ce qu’il se passe encore ?

— Il pleurait, madame Chiffon ! On n’a jamais entendu personne pleurer comme ça !

— C’était lui ? J’ai cru qu’une alarme s’était déclenchée. Je craignais un incendie.

— On peut chialer tranquille, oui ? fis-je au comble de l’agacement. Merci de respecter…

— Madame Chiffon, on ne peut pas le laisser comme ça.

— Oui, c’est trop horrible ! Le pauvre !

— Faut appeler le 15 !

— Attendez, je vais lui parler! fit la patronne. Laissez-nous !

— En tant qu’infirmière de l’entreprise, je pense qu’il faut l’hospitaliser, madame Chiffon ! Il est en burn-out aggravé ! Pauvre Lorenzo.

Oui, il y a différents stades de burn-out. Il y a le modèle simple, la grosse flemme et le modèle XXL où la simple pensée d’aller au travail te donne une crise hémorroïdaire.

D’un geste impatient et sans appel, madame Chiffon dispersa la foule. Il faut dire que l’entreprise entière était à l’arrêt.

— Mais enfin Lorenzo, qu’est-ce qu’il se passe encore ? Tu pleures ? Toi ?

— Oui ! J’ai le droit, non ?

— C’est que… N’est pas un brin… inconvenant ? Enfin, un type comme toi…

— Et alors, n’ai-je pas un cœur comme les autres ?

Je suis un Lorenzo ! Un Lorenzo n’a-t-il pas des yeux ? Un Lorenzo n’a-t-il pas des

dents, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ? N’est-il pas nourri de la

même nourriture, blessé des mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens,

échauffé et refroidi par le même été et par le même hiver qu’un chrétien ? Si vous me piquez, est-

ce-que je ne saigne pas ? Si vous me chatouillez, est-ce-que je ne ris pas ? Si vous m’

empoisonnez, est-ce-que je ne meurs pas ? Et si vous m’outragez, est-ce-que je ne me

vengerai pas ? Si je suis comme vous du reste, je vous ressemble aussi en cela.

Oui, d’un coup, toute la tirade de Shylock du Marchand de Venise de Shakespeare m’était revenue en mémoire. Tout ce que je possédai en ce monde c’était un vernis de culture totalement inutile et sans la moindre valeur. Est-ce que j’avais lu trop de livres ?

Totalement abasourdie, madame Chiffon me regardait. Elle posa sa main sur mon front.

— Tu as de la fièvre. Tu perds la boule, mon pauvre ami.

— Je suis foutu ! Liliane sait pour le « Jardin fleuri ». Elle m’a viré, jeté, ban ! Je suis BAN !

— Quoi ? Mais comment c’est possible ? Je te jure que je n’en ai parlé à personne ! Remarque mon mari à peut-être dit à… Mais j’en doute.

— Une amie de Liliane, Edwige, une vieille frigide mal baisée dit qu’une connaissance à elle…

— Edwige ? Elle était là-bas. Je la connais depuis longtemps, ce n’est pas une frigide. Elle est chaude comme la braise. Tu l’as bien niquée, remarque…

— Hein ? Quoi ? Mé nan !

— C’est vrai qu’elle était en latex comme Cat-woman.

— La salope ! La salope ! Elle m’a pompé le dard !

— Heu, oui, je crois ! Enfin dans la bagarre, je ne me rappelle pas tout...

— C’est trop là ! C’est trop ! Faut que je rentre en Belgique de suite !

— Attends, t’énerve pas comme ça. Prends le temps de la réflexion… Faut mûrir un plan.

— Pas réflexion, action. Je vais tout expliquer à Liliane… C’est jouable.

— Et tu penses qu’elle te croira dans l’état où elle est ? Non, laisse un peu mijoter.

— Mais bordel, j’ai plus rien ! Je suis à la rue ! Un gueux !

— Bah… Tu peux venir chez moi en attendant… Je ne te laisserai pas tomber, fit-elle avec un regard brûlant.

— Non ! Elle sait pour toi… Si elle apprend que j’ai créché chez toi… Déjà qu’elle croit que je partouze tous les soirs…

— Ce n’est pas totalement faux. Pas avec moi, mais…

— Tu m’aides pas trop, là !

— Je fais ce que je peux, mon chou.

Il fallait que je sorte, que je m’aère, que je respirasse (respire n'est pas assez évocateur). J’avais besoin de mouvement, d’action, d’explosion. D’un geste vigoureux, je basculai la Caroline sur le bureau et passai la main sous la jupe à la recherche d’un sous-vêtement importun. Il me fallait une sorte d’expiation propitiatoire, ou un truc du genre, vous m’avez compris.

— Lorenzo, tu es fou ! Pas ici ! Tu n’y penses pas ! Il est dingue! balbutia-t-elle contrariée d’aimer être brusquée.

— Ouba-Ouba ! Fun !

Le sgeg à l’air, je bondis comme un fauve, émergeant du local informatique la bave aux lèvres. Madame Chiffon, dévastée, se remettait péniblement d’un choc émotionnel intense. Elle ne savait plus où était le nord ni ce qu’il s’était vraiment passé. Fort heureusement, les locaux étaient quasi déserts, on avait passé l’heure de fermeture. Je me rajustai en hâte et sautai en voiture; je démarrai en trombe, enfin c’est un Diesel, alors beaucoup de fumée, des claquements et… enfin, ça roule quoi.

Qu’allais-je faire ? Où aller ? Je n’en avais pas la moindre idée. J’étais paumé. Totalement à l’ouest. Des pensées confuses me vrillaient les connexions synaptiques.

Je roulai comme un fou, droit devant. J’avais de quoi faire mille kilomètres avec un plein, c’est bien le Diesel. Mon compteur affichait un vaillant cinquante à l’heure. Un vrai héros aurait emplafonné sa Ferrari dans un lampadaire. Moi, je n’étais personne.

Bzzz !

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