L'apprenti

11 minutes de lecture

C'était la première fois que Mathieu pouvait rentrer seul du judo. À treize ans, c’était pas trop tôt ! Autant il usait et abusait de son statut de petit dernier pour se faire pardonner plus facilement ses bêtises, autant celui-ci lui pesait en termes de liberté. Il lui fallait à chaque fois attendre ses frères, Lucas ou Ethan, ou sa mère à la sortie de son cours. À son âge, ses frères rentraient déjà seuls de leurs activités sportives. Mais lui, c’était tout juste s’il avait le droit de rentrer du collège sans chaperon. Alors de nuit, ça avait pris du temps pour convaincre sa mère. Il trembla et goûta voluptueusement au petit frisson d’indépendance qui se glissa dans son corps, se sentant pendant un tout petit moment plus grand qu’il n’était.

Puis, le dieu de la loose se dit que ce devait être bien suffisant pour cette fois et qu’il ne fallait pas abuser des bonnes choses. La roue avant de son vélo se coinça dans les rails du tram – les roues perpendiculaires, bordel, il le savait pourtant – et il s’envola, telle une fusée, par-dessus son guidon, pour retomber comme une crêpe sur le bitume. Houston, on a problème…

Son corps fit « aie-heu », son orgueil se leva et partit sur un « aurevoir » très présidentiel. Son orgueil avait toujours été très Drama Queen. Mathieu resta quelques secondes sur le sol, se disant qu’à la limite, si un tram pouvait passer pour finir le travail, il ne serait pas contre. Il se poussa lamentablement vers le haut. Une fois agenouillé sur le sol, il frotta ses mains et son coude douloureux avant de tourner la tête de tous les côtés pour voir si quelqu’un avait assisté à sa figure artistique. Il se rendit compte qu’il n’y avait qu’un beau flou autour de lui. Il chercha ses lunettes sur le sol en plissant les yeux.

« Sur ta gauche. »

Il vit une silhouette perchée sur un banc, juste à côté de la ligne. Il n’avait jamais bien compris l’intérêt de mettre des bancs près des lignes de tram, ils étaient pas des vaches non plus.

« Ça va ? fit la silhouette d’une voix sourde. »

Mathieu avisa un objet sur le sol. Ça avait la forme de ses lunettes. Il les attrapa et les approcha de ses yeux. Le dieu de la loose baissait en qualité, elles étaient intactes. C’était déjà la paire de secours de sa paire de secours et elles n’étaient plus à sa vue mais c’était mieux que rien. Il les glissa sur son nez et se tourna enfin vers la forme qui se révéla être un ado avec un sweat à capuche rabattue sur sa tête.

« Ça va, commença-t-il avant de fixer son interlocuteur. C’est moi qui tombe et c’est toi qui pleures ? »

Il regarda l’adolescent assis sur le dossier du banc avec des traces de larmes sur les joues.

« Je pleure pas, rétorqua le mec en s’essuyant les yeux.

— Ouais, t’as raison, moi, je tombe pas. »

Il y eut le tintement d’un tram qui arrivait sur la voie. Mathieu récupéra rapidement son sac à dos renversé sur le sol. Le gars se leva et vint l’aider à redresser son vélo et à s’écarter du passage.

« On se connaît, on est dans la même usine, fit Mathieu quand ils arrivèrent près du banc.

— Non, on se connaît pas.

— Si, tu es… »

Il le fixa méchamment.

« Ouais, vas-y, fous-toi de ma gueule, tu seras pas le premier. »

Le ton était aussi sympa que le regard. Mathieu lui récupéra son vélo des mains et observa les dégâts. La roue n’était même pas voilée, il avait fait ça avec talent. Normal, c’était inné chez lui, de se vautrer avec classe. Il releva la tête pour regarder le gars. Il était hors de question qu’il gâche cette chance de lui parler, ça faisait longtemps qu’il l’observait.

« Tu sais comment je m’appelle ? demanda Mathieu.

— T’es le frère de Lucas, c’est ça ? fit-il, répondant à côté.

— Ben, tu vois, y’a pire que de se moquer de ton prénom, y’a le fait d’être complètement transparent à côté de ton frangin qui est… »

Mathieu ouvrit la bouche en cœur, monta ses poings fermés sous son menton.

« Oh mon dieu, il est trop beau, piailla-t-il d’un air écervelé. »

Il eut une moue dégoutée et reprit :

« Si elles lui parlaient deux minutes, elles verraient qu’il est juste casse-couilles avec son humour à deux-balles. Mais bon, parlant de couilles, ça les impacte moins, donc forcément…

Le gars finit par rire en se rasseyant sur le dossier du banc et en enfonçant ses mains dans les poches de son pull.

« T’es toujours aussi… aussi…

— Bavard ? Théâtral ? Oui. Mais je fais plus attention à ce que je dis normalement. Pour que les gens croient que je suis encore mignon et innocent. »

Il se mit à rire.

« Les naïfs. Y’a qu’avec mes frangins que ça marche pas. Et mon beau-père aussi. Mais il est pas complètement humain, c’est pour ça. »

Sa mère se rangeait encore dans la catégorie des naïfs mais si elle l’entendait utiliser le mot couilles deux fois dans une même tirade, il était bon pour… pour une explication de textes sur les différents registres de langue. Après les trois heures qu’il avait passé devant le superbe documentaire, Les ados et le porno, ça serait une promenade de santé. Sa mère avait une façon très personnelle d’éduquer ses trois garçons.

« Et je sais comment tu t’appelles, fit le gars. »

Mathieu leva les sourcils, l’encourageant.

« Ma… this ?

— Raté.

— Mathéo ?

— Biiip ! Try again.

— Mathias ? »

Un soupir immense sortit de ses poumons. Transparent, voilà. Tout ça parce qu’il avait ce crétin de frangin dans le lycée jouxtant le collège. Un crétin de frangin qui attirait bien trop l’attention, beau, drôle, sportif évidemment. Encore heureux que le modèle au-dessus, Ethan, soit déjà à la fac.

« Tu dois frôler les deux pour cent de précision en jeu, toi, c’est impressionnant cette capacité à viser à côté. C’est Mathieu, je m’appelle Mathieu.

— La vache, j’y étais presque. Désolé. À ma décharge, on n’a jamais parlé ou eu de cours ensemble.

— Ouais, t’as pas de cours non plus avec mon frère Lucas. Et pourtant tu connais son nom. »

Le gars haussa les épaules.

« Bah, il attire l’œil.

—Alors non ! Stop, je t’arrête tout de suite ! coupa Mathieu. On ne fantasme pas sur mon frère ! Merci mais non merci ! Je commençais à t’apprécier.

— Je suis pas intéressé par les mecs mais… t’es homophobe ? »

Mathieu ricana. Ce terme lui hérissa les deux poils du torse, ceux qu’il entretenait religieusement en leur conseillant de rameuter leurs copains. Une phobie, c’était les gens qui avaient peur d’une araignée, ça ne se contrôlait pas. La haine, c’était autre chose et cette haine-là le gonflait énormément.

« J’ai mon plus grand frère, Ethan, qui est gay, le frère de mon beau-père est gay, les parrains de mon mini-cousin sont gays. Et la prochaine sortie familiale de prévue, c’est la Gay Pride ! lâcha Mathieu en riant. »

Le gars se mit à rire aussi.

« Alors, non, je suis pas homophobe mais je me tape tellement d’arc-en-ciel en ce moments que j’ai l’impression d’être une licorne ! »

Mathieu s’assit sur le banc, calmant son hilarité. Il adorait sa famille. Correction : il adorait se foutre de la gueule de sa famille. Il reporta son attention sur sa cible avec un sourire.

« Et toi, qu’est-ce qui t’arrives ? demanda-t-il.

— J’ai un exposé à présenter demain sur un personnage historique, grommela le gars.

— Et ?

— Et j’en ai marre des cons qui se foutent de moi quand je passe à l’oral. Je suis déjà pas doué pour parler alors… »

Le gars baissa la tête, énervé et il essuya encore ses yeux d’un air rageur.

« Ils font quoi ? questionna Mathieu.

— Ils respirent très fort, tu sais comment ou ils chantent : le tatata ta tata, ta tata… »

Mathieu se mit à rire en reconnaissant la marche impériale.

« C’est pas drôle ! s’indigna son interlocuteur.

— Tu pleures pas, moi, je ris pas. Les profs font rien ?

— Ils gueulent, ça s’arrête mais c’est tout. Compliqué de deviner d’où vient le bruit quand y’a cinq ou six personnes qui s’y mettent.

— Aie…

— Déjà, quand y’a plein de gens qui me regardent, je suis incapable de dire un mot…quand ils font ça, c’est fichu… »

Ils laissèrent le silence glisser entre eux puis suivirent des yeux le tram qui passa devant eux d’un mouvement de cou très bovin.

« Tu sais qu’on se connaît depuis super longtemps, en fait, annonça Mathieu. On était à la crèche ensemble.

— C’est ça, ouais.

— Vu ton prénom, à 99,99%, c’était toi. Les « Bambins épanouis » dans le quartier sud ?

— Argh ! Ouais, ok ! »

Mathieu frotta son coude éraflé. Tiens, ça faisait raccord avec son autre bras vu qu’il s’était pris une porte le matin même.

« Ma mère disait que je parlais pas, même pas un babillement, continua-t-il. Puis un jour, elle m’a récupéré, t’étais là et tu blablatais. Et moi, en face, je me suis mis à faire pareil. »

Mathieu se tourna vers l’adolescent qui avait un sourire sur le visage à l’anecdote.

« Tu m’as appris à parler. Et j’ai plus arrêté depuis tout ce temps. Tu vois, c’est pas si difficile.

— Mouais. »

Mathieu monta pour s’asseoir sur le dossier du banc lui aussi. Il manqua de se vautrer et son nouvel ami le retint.

« T’es une catastrophe ambulante ou quoi ? T’arrives à te vautrer d’un banc ?

— J’arrive à me vautrer de pas mal de choses. Mais toujours avec élégance, commenta Mathieu. »

Le gars resta un moment silencieux.

« Je marchais pas, fit-il soudain.

— Quoi ?

— Je marchais pas, on me posait à un endroit et deux heures après, j’y étais toujours. »

Mathieu sourit.

« On t’a raconté à toi aussi.

— Ouais, je t’ai appris à parler, tu m’as appris à marcher… Je savais pas ton nom, par contre.

— Moins original que le tien, c’est sûr. »

Mathieu tendit la main.

« Bon, tu sais quoi ? On switch, je te rends ton éloquence, tu me rends mon agilité.

— Ça marche pas comme ça !

— T’en sais rien. Moi, j’y crois. Il doit y avoir un truc du karma pour que je me vautre en vélo pile devant le banc où tu pleurais comme une madeleine.

— Je pleurais pas. »

Mathieu tendit encore un peu plus la main pour que l’autre l’attrape.

« Allez, fais-moi passer du côté obscur, steup. J’en ai ras la casquette de me manger toutes les surfaces possibles.

— Enfoiré ! »

Mais Anakin finit par lui serrer la main et Mathieu sourit de toutes ses dents. Ils échangèrent un long regard.

« T’inquiète pas, tu vas gérer pour ton exposé ! Je sens la force en toi !

— T’aimes juste te foutre de ma gueule en fait.

— Je me fous pas de ta gueule, promis. Comme toi tu pleures pas. »

***

Mathieu agita les bras quand il vit une silhouette à la capuche sombre passer le portail du collège.

« Hé Dark ! cria-t-il. »

Un regard torve lui répondit avant que son nouvel ami se détende légèrement en le reconnaissant.

« Comment tu m’as appelé ?

— Père ? Papa ? Papounet ? fit Mathieu, se moquant allègrement.

— T’es con. »

Ils avancèrent le long de l’enceinte du collège, Mathieu cherchant des yeux son frangin qui devait l’attendre ce soir.

« Alors ? Ton exposé ?

— Tu vois la perfection ?

— Tous les jours dans un miroir.

— Ben, c’était pile l’inverse. »

Mathieu grimaça.

« T’as pas assuré ? Je t’ai filé mon super-pouvoir de tchatche et t’as pas assuré ?

— Non… L’aurait peut-être fallu que j’écrive un truc avant, non ? »

Mathieu le fixa.

« T’avais rien écrit, rien préparé ? Genre, tu comptais vraiment sur la force ?

— J’avais tapé le nom du gars dans Google, avoua Anakin. Ça compte ?

— Ça exauce pas les vœux, Google. Sinon, j’aurais des filles à gros seins partout autour de moi depuis le temps ! »

Anakin le regarda, légèrement choqué. Oh oui, il était tellement parfait, si innocent.

« Fantasme d’ado en rut, oublie ! conseilla Mathieu.

— Ouais, je vais le faire, merci. »

Mathieu regarda son poto de crèche. Il l’aimait bien en fait. Et il aimait aussi particulièrement l’idée de l’emmerder tous les jours à petites doses. Ça avait l’air hilarant.

Il sourit avant de se prendre le pied dans son autre pied. La fourberie personnifiée que son corps. Anakin le retint d’une poigne serrée sur ses vêtements.

« Tu vois que ça marche pas, ton truc de switcher.

— Je suis au courant, je me suis vautré dans l’escalier de la cantine. Et devant la porte de la salle de sciences et…

— Putain, c’est quoi ton problème ? »

Mathieu se rapprocha.

« Tu crois être le seul à avoir des problèmes dans la vie ? Mais depuis que je t’ai donné mes jambes, moi, j’ai pas arrêté de me prendre des taules. Tous les jours, toutes les heures… À cause de toi ! »

Anakin secoua la tête mais il semblait désemparé. Mathieu savait être convaincant dans ses délires.

« Arrête, c’est pas ma faute si tu…

— Ah ouais, et comment tu en es aussi sûr ? poussa Mathieu.

— Bah, c’est ridicule…

— Aussi ridicule que de tomber quatorze fois sur les cent derniers mètres du cross du collège l’année dernière ?

— Ah, c’était toi alors…, murmura Anakin sans vraiment le regarder. »

Mathieu serra un peu les poings. Son orgueil avait limite posé une lettre de démission sur le bureau ce jour-là. Heureusement, c’était un tout petit orgueil qui ne trouverait pas d’emploi ailleurs.

« Ouais, c’était moi.

— Tu vois que finalement, t’es connu toi aussi ! Mais c’est toujours ridicule ta théorie.

— Autant que le gars qui a bloqué pendant dix minutes pour juste dire ses nom, prénom devant sa classe.

— J’ai pas bloqué, j’étais distrait. »

Mathieu s’arrêta.

« Je sais qu’on a switché quelque chose et qu’on est liés depuis le temps, complémentaires, je le sens. T’as vu, t’arrives à parler quand je suis là.

— Je suis pas muet non plus.

— Dix minutes, rappela Mathieu. Pour ton nom et ton prénom, les tiens à toi, pas ceux du voisin. Et je me vautre pas quand t’es là.

— Je t’ai rattrapé y’a pas trente secondes.

— Donc je maintiens, je me vautre pas. Complémentaires. Et comme je t’ai aidé pour ton exposé, tu vas venir courir avec moi au cross. J’ai bien envie de boire mon chocolat chaud et de bouffer mon gâteau sans avoir un goût d’herbe dans la bouche.

— J’ai foiré mon exposé, précisa Anakin.

— Tu n’as pas préparé ton exposé, nuance. On se retrouve samedi prochain. T’as intérêt à courir avec moi, fit Mathieu en commençant à s’éloigner, ayant vu son frère non loin.

— Ok, comme tu veux, s’écria Anakin. Aie, Math ! Non, mec, devant, regarde devant ! »

Mathieu entendit trois pas sur le sol, ça résonnait particulièrement bien le bitume quand on avait l’oreille collée dessus, et une main tira sur son sac-à-dos pour le remettre sur pieds.

« Un peu comme je veux, ouais, maugréa Mathieu. »

« Hé, Math, tiens, maman m’a donné ça, fit Lucas en lui tendant son étui à lunettes alors que Mathieu le rejoignait en frottant ses mains.

— Oh cool ! »

Il changea de lunettes et expira de bien-être en voyant à nouveau le monde autour de lui se préciser, se complexifier. Il se tourna et contempla la silhouette d’Anakin qui s’en allait. Il avait un apprenti, pensa-t-il avec un sourire satisfait.

Son frère le fixa.

« Tiens, je reconnais ce sourire de psychopathe qui veut faire croire qu’il est innocent. T’as fait quoi comme connerie ?

— Je me suis fait un ami, sourit Mathieu. Ou peut-être un disciple, je sais pas encore. C’est déjà une bonne poire en tous cas.

— Pauvre gars. Encore un qui va tomber du côté obscur.

— Oh, celui-là, je devrais pas avoir à trop le pousser. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Kaneda DKaaen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0