Chapitre 2 - Caterina Hurbain

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Le crépuscule pointait, les dernières lueurs du jour rosissant timidement à travers le ciel de nuit. La luminosité faiblissait à mesure que les minutes s’écoulaient, et Caterina n’avait pas vu son époux de la journée. Ses yeux noisettes la confrontèrent à son reflet, et la dame inspira longuement. Elle était encore belle, mais l’âge commençait à marquer son visage. De maigres ridules plissant le coin de ses yeux, ses joues qui se creusaient... Ses doigts étirèrent sa peau, glissèrent sur les cernes que le pouvoir avait fait naître. Si la puissance était exaltante et qu’elle n’en réclamait que plus, elle lui volait aussi sa jeunesse.

De son index, Caterina creusa la poudre rosée d’un récipient. Puis fermant les yeux, elle tapota ses paupières pour les colorer avant de se regarder à nouveau. Ce n’était pas suffisant, jamais suffisant. Elle appliqua un peu de blanc de céruse sur ses joues, tentant de garder le teint frais, avant de teinter ses lèvres de rouge ; puis, pour finir, elle releva ses cils à l’aide de poudre d’antimoine.

Elle s’observa, déglutit.

— L’âge.

Sa voix s’échappa, rauque, de ses lèvres. Elle n’était pas si vieille, pourtant, l’obsession de la perte de sa jeunesse la guettait déjà. La dame détourna brusquement le regard, comme brûlée par son propre reflet. Elle se releva d’un coup. Sans un regard de plus au miroir, Caterina quitta la pièce d’un pas vif, dirigeant sa colère et sa frustration vers Reynald. Où était-il encore passé ?

Elle traversa le long couloir qui la mena au bureau du seigneur. Sur son chemin, des servants s’inclinèrent, elle vit les yeux brûlants d’envie des femmes, mais cela ne la rassura pas. Son front ceint d’une couronne saurait lui rendre un semblant de beauté, elle en était persuadée. Son poing frappa la porte du bureau en quelques coups secs mais elle ne reçut aucune réponse. Un soupir franchit la barrière de ses lèvres et elle poussa la porte.

Reynald était là, crispé comme toujours, le dos droit et la nuque raide. Ses doigts maintenaient entrouverts les rideaux de la fenêtre par laquelle il observait l’extérieur. Hormis le mince filet de lumière que la draperie tirée laissait passer, la pièce était plongée dans l’obscurité du soir. Son époux ne semblait pas s’en soucier, trop occupé à fixer la cour intérieure du château, attendant que ne viennent ses invités. Caterina souffla. C’était donc à cela qu’il avait passé sa journée. Attendre. Comme il le faisait depuis vingt-sept ans. Elle en devenait lasse.

— Reynald.

Il ne répondit pas, obnubilé par son conseil qui manquait à l’appel.

— Tu as passé ta journée à attendre, commenta-t-elle simplement.

Il inspira longuement, son exaspération le trahissant ainsi.

— Tu devrais manger. Ils viendront – peut-être en retard, mais ils viendront.

— Comment peux-tu en être sûre, femme ?

Le ton qu’il employa était dur, sa voix résonna dans le bureau comme la détonation d’un orage. Caterina redressa lentement la tête, son cou se déployant et son menton se levant dans une expression des plus fières dont elle seule détenait le secret. Elle détestait qu’il lui parle ainsi.

— Tes vassaux te craignent. C’est ce que tu as toujours voulu, et c’est ce que tu as eu. Ils t’obéissent en bons chiens bien dressés.

La voix de la dame était percée de reproches, grinçant sous la haine qu’elle pouvait parfois lui vouer.

— Mais moi, je ne suis pas un bon chien dressé.

Ses mots se firent claquement sec, fouet contre les oreilles de Reynald. Il se retourna pour lui faire face, affronta son regard taillé dans la roche.

— Je sais, admit-il plus calmement.

— N’oublie pas, Reynald, que je suis ton plus grand soutien. Si je disparais, tu t’écrouleras comme un château de cartes.

La dame se détourna rapidement de lui, faisant volte-face pour retourner auprès de la porte qu’elle ouvrit d’un geste mesuré. Elle n’était jamais dans la grande démonstration, hormis lorsqu’il s’agissait d’autorité. Parfaite lady dans sa jeunesse, Caterina avait été taillée pour être Reine – mais elle avait épousé le mauvais frère. Pour autant, elle ne s’en plaignait pas ; elle aurait détesté être liée à Vainsas. Elle abhorrait son beau-frère.

Avant de s’enfoncer dans le couloir et de laisser son époux à sa mauvaise humeur, Caterina tâcha de le défier une fois de plus, de lui rappeler qui elle était et quel respect il lui devait. Elle tourna à peine son visage vers lui, sifflant en serpent venimeux.

— Les loups solitaires ne survivent jamais bien longtemps en ce monde.

Elle referma la porte derrière elle, laissant un sourire mauvais effleurer ses lèvres, symbole de sa fierté. Elle avait encore laissé couler son venin aux oreilles de Reynald, dans une menace à peine voilée. Elle le savait grinçant des dents à cet instant, écœuré par ses mots et son comportement. Et comme à chaque fois, il s’en remettrait bien vite, lui pardonnerait encore, car Caterina avait raison en une chose – elle était sa plus grande alliée.

* * *


Peu de temps après que la dame soit sortie du bureau, des sabots avaient résonné dans la cour du Château d’Argent, et un émissaire avait mené les quatre seigneurs qui formaient le Conseil de Sergem jusqu’à la grande porte. Reynald les attendait déjà dans la grand-salle, assis sur son trône, roi factice en son palais de rêves, lorsque Caterina y entra d’un pas lent. Son seigneur époux avait demandé à ce qu’elle soit présente, et venant de lui, cela relevait plus de l’ordre. Elle n’aimait pas obéir, mais n’avait hélas pas le choix. Son cœur était lourd, sa gorge nouée par l’angoisse. Les nouvelles étaient mauvaises. Elle s’assit avec lenteur sur son fauteuil, ses doigts allant se perdre dans le velours qui revêtait les accoudoirs et ses ongles s’y accrochant.

Les portes s’ouvrirent, les faibles lumières du soir pénétrant la grand-salle, y déversant un large filet orangé. Quatre silhouettes s’en détachèrent, encadrées par des gardes lourdement armés, avançant pour rejoindre les conseillers de Sergem déjà présents face au couple seigneurial. Caterina déglutit, ses mains se serrant un peu plus autour des pommeaux de son fauteuil.

— Leurs Seigneuries, Arman Orel, Sloeg Todhun, Romen Mart et Mina Hroal.

Ce dernier nom fit frémir la dame de Sergem. Un long frisson remonta le long de sa colonne vertébrale jusqu’à atteindre sa nuque. Les mots de la vieille vidda, sa voix grinçante, son rire mauvais, lui revinrent aussitôt. Elle se rappela du sang dans la rivière, du corps qui s’y écroulait, du hurlement incontrôlé qui s’échappait de ses lèvres et déchirait sa gorge.

Des souvenirs lui revenaient, encore trop clairs dans son esprit, traumatisants au possible. Le passé n’avait jamais cessé de la hanter. Et la vision de la dame de la maison Hroal ne l’aidait pas, lui jetant ces mémoires au visage avec violence.

— Lord Hurbain. Caterina.

L’intéressée releva brusquement la tête. Par ce geste, elle avait perdu ce contrôle auquel elle tenait tant. Ses lèvres s’entrouvrirent pour saluer Mina, dont les pupilles froides la foudroyaient sur place, mais aucun mot ne parvint à s’en extirper avant de longues secondes.

— Dame Hroal, cela faisait longtemps.

— Au moins une vie, siffla celle qui fut son amie.

Cruelle, Mina jouait donc sur les mots, s’amusant à la torturer. Caterina sentit son cœur se presser dans sa cage thoracique, trop lourd, trop douloureux. Elle sentit l’air lui manquer, une brusque nausée la surprit. Un haut-le-cœur comme jamais elle n’en avait ressenti. La dame de Sergem aurait aimé oublier ce qui était arrivé, trente-deux ans plus tôt. Elle aurait aimé oublier l’incident de la Rivière Rouge. La mort d’Irri. Les prédictions de la sorcière du bois.

— Messeigneurs, je vous ai convoqués ici pour vous annoncer que quelque chose de grave se passe en Embrumie, commença Reynald sans plus de cérémonie.

Les regards se posèrent tous sur lui, se détournant du mystérieux échange qui avait débuté entre Caterina et Mina. La dame des lieux soupira, reconnaissante envers son mari qui l’avait inconsciemment tirée d’une situation déplaisante. Il reprit alors.

— Nous avons reçu, il y a deux jours, la visite d’un émissaire de Shaloth. Il amenait avec lui de terribles nouvelles et requiert l’aide du Roi. Mais le temps presse et dans l'attente de la réunion du Haut-Conseil d’Erogar, je me dois de prendre les devants et d’agir.

— Quelles nouvelles ? le questionna Mina d’un ton franc.

Les émeraudes de Reynald se tournèrent vers elles, tranchantes et frémissantes. Il jeta un coup d’œil à son épouse, tout aussi peu rassurée que lui, avant de s’expliquer.

— Des événements en Shaloth semblent indiquer le retour de la Saison des Cendres, annonça-t-il d’une voix sourde.

Il y eut d’abord un long silence, seulement percé des respirations sifflant sous l’angoisse. Puis des exclamations, entre surprise et horreur, commencèrent à envahir la salle où se massaient les conseillers. Parmi les cris fusèrent des accusations de mensonges, des prières lancées au hasard, et Reynald eut beau crier encore et encore, les hommes présents refusèrent de se taire.

— Fermez-la, fermez-la tous ! Ou Moth puisse-t-il vous bannir.

— Vous osez invoquer un tel dieu, cracha lord Orel. Hérétique !

Mina tourna vers lui un regard glacial avant de planter ses yeux dans ceux du seigneur de Sergem, exigeant des explications. Le silence était enfin revenu – et Reynald leur devait maintenant des précisions.

— Des pluies de cendres se sont déversées sur la cité, et les Ailes Sombres sont réapparues. Si tout cela est vrai – si il est revenu…

— La Saison des Cendres, murmura lord Todhun à lui-même.

— Nous sommes tous finis, déplora un notable parmi la foule.

À nouveau, l’agitation reprenait, bourdonnant plus fort encore que la cité. Reynald se massa les tempes et Caterina soupira, désespérée. Si l’idée de prendre les devants était une véritable opportunité, les chances de réussite face à une créature telle que Nah’lak étaient bien maigres. Rien n’avait jamais pu prouver sa défaite, il avait simplement disparu un jour, et la Magie s’était éteinte avec lui. Et mille ans plus tard, alors qu’Embrumie retrouvait seulement sa stabilité et que ce qui avait été détruit venait d’être reconstruit, il ressurgissait. La dame en venait à prier pour que tout cela ne soit qu’une stratégie de Shaloth qui les plongerait dans une guerre humaine – nul ne souhaitait entrer en guerre contre les dieux. Mais cela était invraisemblable, nul ne plaisantait au sujet des Divins, et la peur régnerait bientôt en maîtresse sur le monde. Si les Cendres revenaient réellement, rien ne promettait une victoire des Brumes.

Les éléments fondateurs du monde semblaient échanger leurs places, et les dieux dont ils n’entendaient plus parler refaisaient surface pour se jouer des mortels comme les pions d’un échiquier – comme si Embrumie n’était rien d’autre pour eux qu’un terrain de jeux morbide.

Et la dame des lieux se prit à comprendre les migraines de son mari ; elle comprit le douloureux claquement des voix qui jamais ne se taisaient à ses oreilles, fouets de cuir contre la peau sensible et les tympans fragiles. En elle naissaient mille émotions qui se mêlaient en un capharnaüm incompréhensible et effroyable. Pieds et poings liés, tétanisée par la peur et le cœur agité par la colère, ne lui restaient que ses lèvres.

— Calmez-vous, calmez-vous, je vous prie !, s’égosilla Caterina.

Le silence revint peu à peu, l’écho des cris semblant pourtant se répercuter encore contre les murs de la grand-salle et contre ses oreilles. Elle soupira alors, et Mina reprit, fidèle à elle-même.

— Lord Reynald nous a tous convoqués ici afin de nous exposer le problème et de tenter d’y trouver une solution. Est-ce là le moment de se comporter en couards ? Vous êtes tous des hommes ici, mais je suis visiblement la plus couillue de tous !, cracha-t-elle. Dois-je seulement envoyer mes hommes brûler vos châteaux, détruire vos remparts, tuer vos familles, réduire à néant vos maisons, pour qu’enfin vous écoutiez ? Il me suffirait d’un claquement de doigts pour détruire vos lignées et ce que vos familles ont construit sur des générations. Je pourrais m’en occuper avant même que Nah’lak ne le fasse !

— Ne prononcez pas son nom, malheureuse !

La dame de Volmar tourna un regard méprisant vers celui qui avait parlé, un notable de la cour qui n’avait jamais rien su faire d’autre que de vendre des soieries tandis qu’elle gérait l’un des fiefs les plus importants de la région. Si nombreux s’accordaient à dire que prononcer le nom du dragon portait malheur, elle n’en avait cure. Mina n’avait pas appris de la sorcière des bois, elle se laissait toujours porter par la fureur du lion noir qui composait son blason. Elle reprit furieusement.

— Je n’ai pas peur d’une vulgaire superstition. J’ai peur de la créature qui survole nos terres et pourrait les ravager d’un souffle. Croyez-vous que ne pas prononcer son nom suffira à ce qu’il vous épargne ? demanda-t-elle dans un rire cynique.

— Ça suffit, trancha Reynald.

Il adressa un hochement de tête à Mina qui, malgré sa véhémence, était toutefois parvenue à ramener un peu de calme dans la salle. Ses yeux parcoururent l’assemblée.

— Je sais que vous avez peur, et je le comprends. Nous avons peur ici aussi, car si l’on dit de Sergem qu’elle est une cité imprenable, que peut-on faire face à un dragon ? Ce n’est pas une armée que nous avons en face de nous. Ce n’est pas un homme, un chef de guerre. C’est une créature qui a disparu durant mille ans – et qui ressurgit miraculeusement. Une créature née de l’antique Magie des Cendres, un art dont nous ne savons plus rien aujourd’hui et qui avait disparu avec elle.

— Alors que pouvons-nous faire ?

Reynald posa plus calmement son regard sur Romen Mart. C’était encore un jeune homme, que l’on disait brave et fort – le prouvait l’imposante musculature qui transparaissait au travers de sa chemise. Caterina, le regardant à son tour, se prit à espérer que peut-être son courage serait suffisant pour qu’il se rende en Shaloth.

— Pour l’heure, il nous faut envoyer quelqu’un en Shaloth afin de constater les dégâts et interroger lord Vedra au nom du Roi.

— Aller là où la bête est apparue ? C’est de la folie !

— Je sais que l’idée peut paraître folle, mais c’est une nécessité. Cette expédition pourra peut-être nous en apprendre plus sur la menace et, avant tout, s’assurer qu’elle est bien réelle.

— Personne ne voudra y aller, c’est du suicide !

— Moi, j’irai.

Le silence se fit dans la salle, les regards cherchèrent celui qui avait parlé, la foule s’espaça un peu dans un ronronnement de murmures. Puis se découpa de la foule un visage doux, percé d’yeux noisettes devant lesquels dansaient des boucles blondes. Caterina agita lentement la tête, refusant d’y croire, refusant cette idée. Reynald, lui, se leva lentement, les yeux plissés.

— Toi, Huke ?

Les yeux du jeune homme frémirent en leurs orbites, et pourtant, il hocha la tête.

— Oui, Père. J’irai en Shaloth.

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