Le Havre

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La carcasse d'acier se met en branle, vibre de partout. Les lamaneurs larguent les aussières, les marins les virent à bord. Le bouillon ressort par le dessous, l'hélice est embrayé, le rafiot se cabre, s'ouvre, s'écarte du quai avec une douceur paradoxale. Il ne tient que sur ses deux gardes à l'avant. Il bat en arrière, largue tout, évite, se présente à la descente, cap à l'océan. Cap vers l'absence. Tout en lenteur.
Deux jours d'ici, la maison n'est plus qu'une ombre. Il n'est plus qu'une ombre dans la maison, déjà parti, déjà loin, déjà absent. Il remplit sa valise comme il dessine son absence. Sa femme le laisse faire. Elle sait qu'il n'est déjà plus là, loin, tout juste. En-dehors. En-dehors de la maison, en-dehors de la famille, en-dehors de la vie. Déjà ils ne se parlent plus que de succincts détails, l'essentiel est tut. L'essentiel, ils le savent que trop bien. Il va y avoir le trajet vers l'aéroport, il va y avoir l'attente un peu et inéluctablement se fera bouffer par la colonne de ceux qui partent, disparaissent peu à peu puis tout d'un coup. Il y aura le dernier baiser qui se voudra être l'avant-dernier. Il y aura le dernier regard qui se voudra être l'avant-dernier. Et soudain, ça sera le noir, le black-out total, leurs deux corps définitivement et provisoirement séparés, distants. Elle ne voudra pas rester ici ; il voudra revenir ici. L'absence entre. La vie avec. Ils sont mille dans l'aéroport, ils sont seuls. Ils savent les jours qui s'étendent et s'étirent à l'infini. Ils savent la saveur du premier baiser au retour.

Lorsque l'avion se présentera sur la piste, il s'accrochera, se cramponnera, priera pour que l'avion s'crashe. Il ne se passe jamais rien, n'est-ce pas la preuve que Dieu n'existe pas ? Ou que s'il existe, ça demeure un sacré menteur, un sacré égoïste.
Lorsque la voiture empruntera l'autoroute dans le sens inverse, elle s'accrochera, se cramponnera, priera pour que l'avion se crashe. Pour dire à quel point leur Bon Dieu est bel et bien qu'une vaste fumisterie !

Le réveil crache au milieu, lui, est debout maintenant au centre. La cabine n'est pas encore sa cabine. Il regarde l'heure, trois heures trente. Du mat'. L'infernale mécanique est lancée. Le marin se réveille. La nuit à travers le sabord couvre l'océan autour, ses pensées avec. A 03H50, il ouvre la porte de la passerelle, se fait éblouir par la pénombre, lance un bonsoir, à tâtons. Le lieutenant de quart et son matelot lui répondent bien enthousiastes à l'idée d'en finir bientôt. Lui se guide aux voix, avance avec précaution, le temps de voir la nuit clairement. Il découvre doucement les ombres singulières, s'acclimate la pupille. « C'est bon pour moi » il dit après la relève, l'autre de répondre « Bon quart alors ».

Léopold traîne sur la mer depuis seize ans maintenant. Seize ans de départs, de retours, d'accostages, d'appareillages. Il ne sait plus trop comment cela est venu dans sa vie, les choix qu'il a fait, les objectifs qu'il s'était fixé au moment de partir. Se souvient-il tout juste de ces promenades dominicales sur le môle de La Pallice. Il avait une dizaine d'années à l'époque, les terroristes n'avaient pas encore gagné, les quais étaient libres et ouverts à tous. L'odeur, la saveur, la vue. Ce que pensent les gamins. Ce que pensait Léopold. Les navires à quai et leurs coupées accueillantes. Les billes de bois grandes, grosses comme deux fois sa taille, les bras grands ouverts contre qu'il mettait. Les grues, elles, dansaient par-dessus les cales grandes ouvertes. Ce feu d'artifice permanent, folle activité résonnait comme quelque chose de rigolo en lui, d’intrigant. Que devenaient-ils ces rafiots lorsqu'ils se faisaient absorber, bouffer tout doucement par l'horizon ? Où vont-ils se cacher ?
Maintenant qu'il sait, on pourrait dire que cela a perdu de sa magie, de son rêve, et pourtant...Pourtant, les mains en appui sur l'aileron, la gueule au vent, à la nuit, il en réclame encore, s'en étonne encore. Le jour où il n'aura plus cette excitation infantile au bruit de l'écume la nuit, aux poissons-volants ou aux lumières éclatantes d'un lever de soleil, il le sait, il arrêtera.
Passant au large, au très large de Finisterre, le sentiment égoïste le tourmente. Il bouffe ce que milles ne verront probablement jamais. Ce que milles ne ressentiront sûrement jamais. Ce tourbillon des sens au large, là où la mer devient une bulle, là où l'homme se fait face.
Le jour se lève, chassant la quiétude nocturne, le navire vient au Sud. Cap Saint Vincent, Cap blanc, Canaris, Cap vert, Brésil... Onze jours entre.

Il y a des escales qui n'arrivent jamais, des départs qui ne retournent jamais. Léopold dormait avachi dans sa bannette lorsque tout cela arriva. Cela faisait déjà quatre ou cinq jours que le Big Joe ronflait et filait vers les mers chaudes, brinquebalant, surfant sur une houle venant de Nord-Nord-Est. Le bosco et son staff s'affairaient à rattraper la rouille envahissante avec une persévérance nonchalante. Les coups de marteaux comme des tirs sur l'assaillant infini. L'équipage trouvait son horloge, ses repères, ses petits gri-gri, la relève de la bonne moitié de la bordée avait été faite lors de la tournée du Nord. Le mélange était en cours, le nouveau point d'équilibre déjà presque atteint. Les mécanos, en bas, broutaient tant qu'ils pouvaient dans ce chaos abrutissant et harmonique. Les jours passant la chaleur ne faisait que grimper, le boulot lui devait se faire coûte que coudes. Une transat ordinaire somme de tout se déroulait jusqu'alors sous ses yeux, comme les dizaines qu'il avait effectuées depuis ses premiers contrats.

C'est le silence qui le fit se réveiller en sursaut à 02h14 heure bord, heure à sa montre. Sur un rafiot, c'est le silence qui vous réveille plus que le bruit qui vous berce, régulier. Ça fait clac, puis ça chute dans le bruit jusqu'à ce que le moteur s'immobilise, les ventilos s'étouffent, s'éteignent. Il règne alors dans les amménagements une ambiance tout à fait déconcertante, entre la mort et la résurrection presque. Où le navire semble s'éteindre et la vie des marins dessus reprendre du volume. Le silence du navire fait découvrir, apporte de nouvelles perspectives, une certaine quiétude. Les angoisses, elles, ne viendront que plus tard. Léopold monte à la passerelle où demeurent encore quelques excitations auditives stridentes entre alarmes et soufflements du Commandant.
Ce qu'il n'avait pas saisi tout de suite Léopold de sa cabine, il l'a vite compris ici. La situation n'allait pas s'améliorer de si tôt. Le tableau électrique avait tout simplement et littéralement cramé. Si les mécaniciens en arrivant au PC machine avait eu vite fait d'éteindre le bazar flamboyant et fumant noir, il en était tout autre chose de le réparer. Et puisque par contagion, par propagation le tableau électrique de secours avait pris cher, on y travaillait à la lampe torche, à la Maglight.

Le Big Joe était à la dérive à trois jours et demi de mer du premier refuge possible, les côtes capverdiennes.

Depuis qu'il était parti, elle ne voulait plus s'arrêter. Comme à chaque fois , tentant de combler le vide de sa présence, de ses mouvements, son agitation par sa propre activité, même molle. Il y avait deux femmes en elle qui se manifestaient au rythme des départs et des retours. Ils avaient eu deux marmots ensemble. Ils avaient grandit eux aussi avec deux parents différents. Ils étaient grands maintenant, désertaient un peu la maison. Léa redoublait d'agitations au fur et à mesure que les deux ados s'en allaient s'encanailler.
Il y avait ces soirs-là comme celui-ci où la maison évidée lui paraissait trop grande, trop inquiétante, trop dangereuse. Pour son physique, pour son psychique. Chaque craquement devenait un hurlement, chaque pièce vide un désert, chaque nuit, un trou noir. Elle a cette sensation, les années passantes, d'être de plus en plus sensible à tout cela. Son mari trouve ça mignon, elle n'aime pas ça. Il ne lui a pas envoyé de mail ce soir. Ça l'a inquiété un peu, puis pas trop. Il y a quelques années encore, elle ne recevait des nouvelles de lui qu'au gré de ses escales, des lettres qui lui postait ici et là. Les coups de téléphone étaient rares et concis. Aujourd'hui même les marins sont à moins de deux touches de google. Elle finit par s'endormir, deux verres de Bailey's comme somnifères aux alentours d'une heure du mat'.

L'armateur du « Big Joe » était grec, Nikos Margionopos, de son état civil. Fils, petit-fils d'armateur, il avait hérité de tout ça depuis, une flottille de trois « frigos » dont le Big Joe était le fleuron. Si Nikos Margionopos était armateur de fait et de filiation, il n'en était pas pour autant impliqué dans la vie, le fonctionnement de ses unités de valeur. Car pour lui au fond, ce n'était que ça , des unités de valeur, des placements, hedgefunder plus qu'investisseur. Fort de la fortune léguée par feu son père en sus de la compagnie, il avait investit à gogo dans la bourse, et avec un certains succès il faut être honnête. Il avait naturellement laissé la gestion à un de ses bras droits avec comme consigne tout à fait ordinaire à ce jour : rentable. Ce que ce dernier réalisait parfaitement quitte à faire quelques coupures dans les appros des rafiots, après tout ne tournaient-ils pas très bien malgré cela. Les marins, des démerdards toujours.

Léopold venait d'avoir trente-huit ans le mois dernier. Le temps fait ses victimes sans distinction, vous rabougrit le corps, l'âme et les rêves. Lui s'était donné comme objectif, comme volonté de résister, de repousser l'échéance au plus possible, de faire de la procrastination positive en somme. Résister à la dynamique naturelle immobiliste, résister à la sagesse, résister au sommeil des années. L'idée de s'encroûter le répugnait à un niveau élevé. Il n'arrivait définitivement pas à comprendre comment on pouvait passer son temps à geindre, à se plaindre de sa femme, de ses gamins, de son boulot, de ses voisins ,de son pavillon sans jamais se botter le cul, sans jamais tenter d'se sortir de la mélasse. Il leur en voulait définitivement à ces cocus volontaires de la vie. Comment pouvaient-ils atteindre un tel degré de résignation, de fatalisme ? Globalement c'est ce qu'il pensait le Léopold que les gens se laissaient pencher un peu trop facilement du côté de la crasse, de la fange.
C'était la belle parade, son métier à Léopold, son statut de légende, de marin, veut-on dire. Dans sa vie, dans son couple. Il y avait là l'infini des possibles renouvelables. Chaque départ, chaque retour étaient pour lui comme une aubaine, la chance de bouleverser un peu le bazar, bousculer le tas du temps. Les quarts longs ouvraient la machine à perspectives, son cerveau en agitation permanente à coup sûr.

Léa en avait assez un peu parfois. De la vie, de cette vie-là bipolaire à répétition, de l'instabilité stable. Elle avait eu beau accepter que cette vie serait leurs vies, sa vie et celles de leurs machins de gamins, elle ne réussissait plus que vaguement à rester droite face à tout ça. Il y avait ces longs moments qui se répétaient de plus en plus souvent où elle se retrouvait sans savoir trop comment totalement désemparée, assise sur le canapé à regarder le vide aussi profond que sa solitude. Les larmes perlaient sur son visage non seulement par son absence mais aussi, et peut-être surtout, par cette incompréhension qui la remplissait avec les années. Il y avait dans ses absences, dans ses retours trop de bouleversements, trop de mouvements, d'instabilité pour au fond connaître celui qui partageait à mi-temps sa vie. Elle n'avait jamais su au fond des yeux qui il était, qui il voulait être, qui étaient-ils ensemble. Ça l'a minée, l'a détruit un peu, cette énigme, à petit feu. Quand ça lui arrivait les soirs comme ça, elle voulait lui gueuler dessus, lui dire ô combien elle n'en pouvait plus de ne pas savoir, de ne pas le savoir, le comprendre. L'accusait de lâcheté. Mais il n'y avait personne autour d'elle, tout juste le silence étourdissant d'une maison endormie.

Lieutenant qu'il était le Léopold. Pas envie de plus qu'il fanfaronnait, pas envie d'être trop emmerdé. Son salaire suffisait amplement pour vivre sans contraintes. Pourquoi chercher à se compliquer les choses ? Il faisait son taf, son quart. Le reste c'était du Basta, c'était du pour ceux qu'ont les crocs. Mais là, là il n'y avait plus d'alternative, plus de voie de garage, plus de décharge. Dans la merde jusqu'au cou. Plus de machine pour filer, plus d'électricité pour....tout. Climatisation, frigo, piano ! Cramés. Imaginez donc le kiff. Un skiff de 100 mètres ? Sans eau, sans électricité et tout ça à la dérive au beau milieu de la grand marre toujours balayée par la houle. De fait, quoi de pire d'imaginable ? Léopold même avait déjà envisagé le bordel comme ça. Il devait bien s'y rendre. Dans l'abominable, dans l’égout. Bien au-dessus de ses espérances.

Léa arpentait le jardin au petit matin, sa tasse de café au lait (deux sucres, une goulée de lait), la rosée sur les feuilles comme une nouvelle pureté. Tirant sur son clope ensuite. Cela faisait des années qu'ils vivaient là, avaient toujours eu envie de s'barrer. N'en avaient jamais rien fait, comme beaucoup, pour les gamins. Aujourd'hui, ils commençaient à chercher ailleurs. Une autre possibilité encore. Elle attendait maintenant un coup de téléphone, un mail. Sa journée ainsi balayant l'ordinateur, le téléphone. Elle tirait sur les clopes à répétition d'autant que l'inquiétude, gonflait.

S'ils avaient réussi à envoyer un message de détresse, avant que les batteries s'éteignent définitivement, l'équipage du Big Joe était désormais coupé de tout et de tous. Le seul espoir qu'ils pouvaient se permettre désormais ; attendre. Attendre qu'un autre navire passe au loin, à l'horizon même du moment qu'il passe. La tension sans électricité est vite montée. L'équilibre trouvé vite rompu. Ils étaient 14 à bord. Six nationalités différentes. Ukrainiens, russes, philippins, allemand, hollandais et Léopold, donc. Léopold était une nationalité à lui tout seul. Enfin c'est ce qu'il disait pour faire le beau. Six pour quatorze donc. C'est l'international. Mondialisation sans raison .Tout balançait donc sur le Big Joe. Et s'ils étaient bien tous sur le même rafiot, tous maintenant divergeaient gaiement. Le formatage des éducations nationales se révélait dans chacun d'eux Les clichés en prime. L'école apprend la haine. Toutes les écoles apprennent la haine. Du meilleur, de l'étranger qui a envahit le pays. Et tout. Là où la cohérence faisait encore plus ou moins surface, la situation telle quelle emportait tout. On a beau avoir lu, vu, bu des grandes œuvres sur le huis clos, rien ne pouvait égaler ce que Léopold vivait.
Toute la nature humaine s'était mise en branle, à transpirer, à dégouliner. Les vils instincts étaient en goguette. A commencer par le vieux, le Commandant. El commandante. Il n'en avait plus rien de gueule de Commandant, c'était de la confiture moisie tout juste. Ce n'était plus des yeux qu'il avait, des trous seulement. Au milieu de la grimace, des vers, des scarabées, des cafards qui lui en sortaient tout comme. Cela faisait quatre jours et quatre nuits maintenant, il n'y avait plus rien de serein en lui. C'était Schetino bloqué à bord du Concordia. Léopold ne s'en étonnait guère au fond, les couilles ne s'apprennent pas. On les a. Ou pas. Il avait beau eu pavoisé dans les ports européens avec ses quatre barrettes, il y a une dizaine de jours encore. Pffiout ! Pffiout ! Déglingué, débandant direct au premier coup de canon.

Léa ne sort plus de la maison. Elle attend. Elle patiente en douleur, en haine aussi. De lui, de l'autre. Marin de son état. Si simple, si lâche au fond pensait-elle. Trop facile. Elle avait reçu ce coup de téléphone. « Putain, il fait chier ! » a-t-elle répondu. Léa n'aimait pas qu'on la fasse chier et tout le monde le savait. Alors lorsque la nouvelle fila à travers leurs connaissances, ces dernières y allaient en douceur pour avoir de l'info, du scoop et accessoirement pour la « soutenir ». ça la faisait chier qu'ils aillent en douceur. Menteurs ! Tous ! Léopold ! Eux ! Ils avaient juste encore envie d'un peu d' « extraordinaire », d'inhabituel, s'emmerdent tellement dans leurs vies. Pensait-elle. Pas tort, peut-être.

Au bout, on voit la nature de l'homme. La crasse ressort facilement quand on se perd. De la crasse, le patron, donc, il en avait à transpirer. Ça dégoulinait de plus en plus, de partout, les yeux, les oreilles, le cul, le ciboulot. Le regard. Surtout le regard. Il avait tout dedans comme déjà dit. Sauf de la raison. Il avait commencé à taper dans la cave le lendemain. A s'y noyer. Ne décuvait plus le gonze. Pissait partout, délirait dans tous les sens. Les coursives. Troc ! Troc ! En faisait du cinéma. Du hard core mais sans cul ! Des pieds au cul qu'il lui aurait bien foutu, le Léopold. Tout l'équipage avec. Mais il était armé. Le con. Toujours avec son couteau. Dans la misère, nature humaine. Dégueulasse. Ça commençait à le titiller aussi maintenant le ciboulot, Léopold. C'était la contagion. La peste, le choléra, c'est de la nioniotte sur le côté. De la peur, ça on, on en dégote les plus grandes déglingueries. Commençait à sentir mauvais donc sur le Big Joe. Au propre et à la figure. L'équipage s'crevant le cerveau, le Commandant sur son cheval devant. Va-t-en guerre. Tous. A qui se dérobait le plus ? Il y avait du concours. Pas de doute inclus. Chacun sa gueule là-dedans, la bouffe, les cafards, le peu d'ombre, c'était une guerre. Une semaine. C'est rien une semaine 7 jours, 7 nuits. 24 heures par jour. Sept jours, c'est le début de l'enfer possible. Jusque là Léopold ne pensait pas cela possible, que ça dérape, déraille autant si vite. Haute vision. Fausse vision donc qu'il avait du marin. Force est de constater. Fini le temps des frères d'équipage, fini le temps des solitaires solidaires, des bordées soudées couteau contre couteau. Chacun pour sa pomme, verreuse la pomme ? Peu importe. C'est la joie de la mondialisation. Les mercenaires partout. Surtout en mer. Pépère. L'odeur en sus. C'est peut-être ça le facteur déclencheur. L'odeur. Le rôle principal. La crasse, des hommes et du rafiot ! Sueurs ! De la pourriture ! Défèquent ! Pissent ! Aussi ! La graisse ! Tout ça, ça pousse.

Elle en a ras le potiron. D'attendre. Ne comprend pas pourquoi. Vont rechercher le dernier des ploucs au beau milieu de la merde, Sud Kerguelen, 70e pouet pouet ! En moins de 48. Heures. Une putain de semaine déjà écoulée. Pour son mari. Chiant le mari, mais bon tout de même...Pirates ! Qu'ils disent ! Savent pas où. Le canot. Il est. Pirates ! Nigéria ! Navire-mère ! Il lui disait il n'y a pas de risque là où je vais. Ou si peu.
L'affaire commençait à bien se propager, la magie des médias, des scoups pour les scouts, scuds dans le téléviseur. Léa n'en pouvait vraiment plus.
Armateur grec, faillite, piratage organisé, mafia, trafic d'armes. Il y avait de tout là-dedans. Drogue aussi.
C'était à l'automne 2027, l'économie mondiale était de nouveau en chute libre. Toutes les perspectives s'étaient ouvertes alors en même temps : corruption, marché noir, trafic. On ne s'en cachait presque plus. Le piratage, avec ! Donc. Si quelques mois auparavant, les foyers étaient bien ciblés : golfe de Guinée, Somalie, Malacca ; la piraterie presque artisanale, la crise venue, s'était organisée, mondialisée. Elle aussi. Le réseau était devenu tentaculaire et toutes les mafias s'y étaient mises. Ça recrutait du pirate à gogo. Alors quand le Big Joe disparut des écrans radars et satellites, le mystère fut tout de suite levé, facile, piraterie ! Première acte attendue depuis des semaines au plus large. Destinée à devenir plate forme du trafic. Disaient les experts. Et si les experts le disent. Les recherches, elles, ne commençaient même pas. La chasse, elle, oui, par une frégate française qui croisait en Atlantique. Un message avait été diffusé à toute la flotte mondiale. Navire-mère suspecté MV Big Joe. Faire le plus large possible détour si vous le croisez. A cette époque, sur mer, tous se méfiaient de tous. Sans distinction aucune. Toute carcasse suspecte !
La propagation et l'ampleur de la piraterie prenait un peu de court en réalité tous les états-majors costumes galons étoiles. Les moyens humains et matériel n'arrivaient plus tellement à suivre. Tout vieillissant. Dans une indifférence presque totale médiatiquement parlant.
Mais là, le fait que Léopold soit français...Branle-bas. Ou presque. Médiatique pression ! Bandeau sous i-télé. Léa avait été recherchée, épiée, la grande télévision, la grande presse, toute la cascade défilait devant chez elle. Coup de téléphone, de sonnette. Répondait à personne. Se planquait. En avait vraiment super marre, donc. Salauds. Jusqu'au bout de la voyeur. S'ils pouvaient capter deux, trois petites gouttes de larmes sur son visage, ils jouiraient de tout plein. En boucle sur BFM ! Fuck, disait-elle.

Léopold, il commençait à se barrer, lui aussi, de l'autre côté. Ça faisait vraiment plus grand chose de jolie sur le rafiot. Dix jours, voilà donc. Le vieux hurlait maintenant la nuit, se prosternait le jour, se balançant dans un coin de la passerelle recroquevillé sur lui-même. Le Second Igor n'était pas bien mieux, s'enfermant dans sa cabine depuis deux jours. On ne savait même plus trop s'il était encore de la vie, le gonze. Personne allait le voir, Léopold et Ernst, le teuton, seuls, prenaient le quart, la veille. Côté officier. Prendre le quart, c'était s'foutre à la passerelle et espérer aussi fort qu'ils pouvaient. Qu'non seulement un canot se profile à l'horizon, mais surtout qu'il se déroute vers eux. Ça faisait déjà deux qui fermaient leurs gueules et filaient leurs routes. Fusées à parachute, fumigènes, VHF portables, tout était paré. Attendre juste. Les matelots pendant ce temps-là s'écroulaient avec. Plus doucement peut-être. Gardaient une certaine cohésion tribale. Les uns pêchaient, les autres essayaient de trouver les derniers bois de bardage pour alimenter le barbecue. Pour la bouffe. Ils se foutaient sur la gueule, bien sûr, comme tous. L'alcool, ça aidait à foutre des mandales sans trop de scandale, sans trop de regrets. Ça passait le temps aussi. Surtout aux mécanos. C'était la chasse au cœur. Quand ça pouvait casser du bouchon gras, pas de problème, tous unis. Ça s'entendait pas les deux, depuis, pontus et mécanos. Fallait bien des coupables. Ils se croisaient peu ou plus depuis deux jours, chacun sa merde.
Léopold donc commençait aussi. Se pisser dessus, s'laisser filer le raisonnable ? S'il avait encore la force de repasser de l'autre côté de la rive, il le savait, ça ne durerait pas forcément, au vu des efforts. C'était surtout supporter les autres qui devenait délicat. Pas leur sauter à la gueule, ça relevait de l'exploit, du dépassement. Il ne supportait plus leurs sales jérémiades. Éternelle complainte. Ça pue, ça crève, perdu. Veux rentrer ! Fuck ! Saute ! Nage ! Comme dirait Florent Pagny, un philosophe du X X e siècle, savoir attendre. Hey Hey.

Au téléviseur un certain Nikos Margionopos levait les poings menottés, l'un l'autre face caméra. Léa crachait sur le téléviseur .Le Nikos en question en a rien à faire de son crachat. Il crie. Mais pas contre elle ! Innocent ! Innocent !

C'est marqué en sous-titre. Tous les journaux ce sont ont ouvert sur ça. Le Nikos en question aurait arrangé l'affaire pour récupérer les pépètes et s'barrer. Dans le cul, l'assurance. C'est ce qu'ils disent les médias. Et quand les médias disent. Le Nikos, faut dire, il en avait quelques unes des casseroles au cul. Ça faisait dling, dlang gung ! Détournement de fonds, abus de biens sociaux, etc. Le petite panoplie On devait faire exemple. Il sera crucifié. Disaient les experts télévisuels. « Tout sera mis en œuvre pour retrouver le Big Joe et son équipage » a annoncé le ministre de la mer. Personne ne le croyait. Encore moins Léa qui crachait une nouvelle fois sur son poste. Léa était un peu ivre depuis trois jours.

Lorsque l'officier de quart sélectionna l'écho sur son radar, il devait être vers les six heures trente. Ciel dégagé, bonne visibilité. Sur la route du Sea Rakus, un ro-ro s'en allant sur les côtes africaines, il y avait le Big Joe, plus de doute possible. Il y regarda tout de même deux fois la photo affichée à la passerelle, les jumelles, la tôle flottante là-bas. Il appela le Commandant, si tôt sûr. Qu'arriva à la passerelle en caleçon, le visage encore marqué du sommeil et de la cuite qu'il avait pris hier soir, comme chaque samedi soir. Au-dessus du Big Joe, venait de partir droit vers le ciel, une fusée. S'arrêta-t-elle et se mit à engager une lente descente vers le plancher des poissons. La VHF, elle, commençait à grésiller jusqu'à devenir distincte, la voix humaine presque dedans. Mayday. Pour de vrai et tout. Certains pirates avaient pour réputation de s'y essayer aussi. De la fausse détresse. Le Sea Rakus n'était maintenant plus qu'à six miles. Un feu d'artifice au-dessus du Big Joe finit de le convaincre. Le lieutenant et son vieux de Commandant firent cap définitivement vers le Big Joe. Sans dévier d'un chouille. L'homme à la VHF continuait à parler, raconter répéter son Mayday, ne recevait visiblement pas la réponse du Sea Rakus. Mayday. Si faible, si presque mort.

Si les radios portables commençaient à ne plus rien savoir sur le Big Joe, il n'y avait plus de peurs, qu'une certitude, qu'ils venaient. Les autres là. Les sauveurs. Les Bruce Willis, les américains. De là, c'était une toute autre histoire, ça bandait de partout. Ça se touchait les corps, s'enlaçait, s'essuyait. Ne se haïssaient plus du tout, enfin du moins refaisait semblant. Léopold souriait grand sans relâche. Bloqué. Léa ne dessaoulait plus maintenant. Ne savait pas si le coup de téléphone reçu à 4 heures du mat' était un rêve ou la réalité. Ça l'a fit marrer, c'est tout .

L'aéroport était moribond ce jeudi matin. Un couple reste impassible, enlacé au milieu. Ça fait soixante-deux minutes maintenant. Ça fait une vie.

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