Bonny River

4 minutes de lecture

Ça pue la mort, la merde, le moral. Nous sommes là depuis à peine deux heures et déjà ça se délie du cerveau. Vingt hommes enfermés dans une citadelle d’acier. Derrière les verrous, on entend quelques cris, sur le pont au-dessus avec. Ça panique des deux bords.

Je reste assis dans un coin, je ne parle à personne, je ne regarde personne. Je me concentre sur mes pieds, les bras autour de mes genoux, la tête enfermée entre.

J’ai les foies et ça me fait sourire. Je pense au moment où nous nous en sortirons, où quelques Gijoe arriveront comme sauveurs, où je retrouverai ma femme, ma famille à l’aéroport. Je pense à des choses pour ne pas sombrer de fait.

Derrière les verrous, ça commence à tirer de la Kalach. Entre des hurlements. Entre des pleurs. Ça commence à flipper sévère dans notre château fort.

Il est loin le temps des forbans, des corsaires, flibustiers et autres pirates. Nous sommes là, vingt-et-unième, Golfe de Guinée. Les canons et les coutelas ont pris la couleur des AK-47. Il n’y a qu’un lot de verrou et une porte qui nous séparent. Dans quelques minutes, ils finiront par y passer. Je veux dire à travers la porte et les verrous artisanaux que nous avions fabriqués lors du voyage le long des côtes.

Tout ne s’était pas passé comme prévu dans nos exercices de préparation. Si le lieutenant de quart avait bien activé l’alarme générale, il s’était fait la malle aussi sec pour nous rejoindre. Le Commandant, itou. Plus flippé que jamais derrière son corps qui fait semblant de prestance. Puis, la question a été lancée, quand nous étions bien verrouillés. S’il avait pu alerté. Avant. C’est là où il y a eu ce petit silence gêné de partout.

Ça avait tout de suite mis une ambiance délicate. Il ne faudrait jamais faire confiance dans l’humain pour agir comme prévu. L’humain, ça ne prévoit pas.

Nous nous étions pourtant plutôt bien préparés, exercices, enguirlandés de barbelés, des grilles partout. On avait tout juste oublié la peur, la frousse de la réalité.

Nous savions pourtant tous qu’il y avait cette possibilité en venant ici. Nous nous étions tant préparés que nous nous étions convaincus que rien ne pouvait nous arriver.

Ça s’est joué à pas grand-chose cette histoire. Il a fallu que nous passions par là, qu’ils soient là. Le delta avait été calme depuis au moins six mois. Le gouvernement nigérien avait obtenu le calme en donnant du biffeton aux pirates, aux indépendantistes. On ne sait trop si c’est qu’un jour ils ont arrêté de payer ou que le syndicat des pirates exigeait maintenant plus, mais tant est-il qu’il y a eu boum des attaques juste au moment de notre arrivée sur zone.

Là en était la situation.

Je m’appelle John Herald. J’ai trente deux ans. Cela faisait six mois que j’étais à bord, je devais débarquer dans deux jours. L’histoire me dit que tout cela ne va pas être possible.

Quand ils finirent par tout dégommer, par rentrer, nous sommes tous déjà à nous chier dessus littéralement, reclus tous dans un coin, les uns dessus les autres. Ils n’ont pas l’air content. Nous crient dessus en pointant leurs canons dans nos narines, leurs machettes sur nos gorges ruisselantes. Ils gueulent et gueulent encore. Demandent le « Cap-tain ! Cap-tain ! ». Lui, il se cache là-dedans, sous nous. On a tous bien envie de le livrer mais personne n’ose.

Ils tirent en l’air. Puis en bas. Tant est si bien que les balles rebondissent. Ça se pisse dessus plus encore. Et le redemandent. Lui, ne bouge toujours pas. Je sens que ça va exploser. Qu’ils vont tous nous percer de milles petits trous .

Alors, alors je regarde un des pirates, j’essaye de capter son regard vitreux, rempli d’adrénaline, de drogue en tout genre. Il finit par m’y voir. Et puis, faisant glisser mes yeux dans cette direction, je lui montre le vieux.

Ça a été mon moment. Alors. Le roi de la délation. C’était bien moi ! Et je les emmerdais tous. Peut-être qu’ils auraient préféré qu’ils tirent dans le tas. Peut-être qu’ils étaient bien soulagés au fond de leurs ciboulot.

Il y a des fois où les circonstances font qu’il faut être tout à fait salaud pour sauver sa gueule. C’est le principe de l’évolution.

Il paraît qu’ils lui ont bouffé un œil. C’est ce qu’un gars de l’armée a bien voulu me lâcher. Parce qu’ils ont fini par venir.

Ils, après avoir chopé le tonton par les couilles, nous avaient renfermés dans notre citadelle. Du coup d’enfermés volontaires, nous étions devenus pour de bons tout comme des prisonniers. Nous n’avions plus trop eu la notion du temps ensuite. Ça faisait du bruit, puis plus. Ça déconnait de l’intérieur, s’élevait la haine comme l’odeur de merde, puis tout redescendait somnolant sous la chaleur abjecte de l’équateur. Comme ça des heures, des nuits, des jours peut être. Dégobillés du cerveau tous un peu. Nous avions déjà bouffé toutes nos réserves préparées avant en cas de chasse. Ça commençait à tirer sur les os, sur les bouts de bras.

Puis il y a eu grand feu, tout du noir partout, et puis du jour. Beaucoup de jour. Trop de jour. Cette lumière littéralement nous aveuglait. Puis, sans trop pouvoir les distinguer très bien, ils se sont mis en branle, les Gijoe, bien décidés à nous faire sortir de notre monde, de notre merde.

Je ne sais pas ce qu’est devenu ce commandant. Ils n’ont jamais rien voulu dire de plus que l’œil. Personne n’a moufté pour le coup de la délation quand ils nous ont interrogé pendant des heures.

Seulement, j’avais moi toujours ce petit moment en moi où je l’ai balancé. Comme un petit sourire qui revient.

Probablement qu’il est mort.

Probablement que je suis bien vivant.

Annotations

Vous aimez lire Leopold Ferdinand ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0