Douala (bis)

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Les nuages crachent, pissent, dégoulinent ce qu’ils peuvent. Il est 04h37. Le vacarme s’accélère, se précipite, fait résonner la tôle et le tôlier dessous. C’est un bombardement. Puis ça siffle, le vent, pisse à l’horizontale, par là. Jean, lui, reste assis devant. Il les distingue encore un peu les deux gonzes, de l’autre bout de la route, d’la rue trouée. Y en a un qu’a couru vers l’autre. Y en a un qui maintient l’autre. Jean semble sourire. Jean se surprend. S’inquiète donc. S’virevolte dans ses pensées.

Voici dix ans d’ici, rien de plus, de moins, négoce de bois. Du côté de l’export bien entendu, du port.

Il était arrivé ici de la métropole parisienne. Tout à perdre qu’il avait bien entendu de tous. Ses repères, ses conforts, son climat, sa femme. « On y revient plus » lui avait dit un de ses collègues. Il l’avait cru et avait réussi à partir. Aujourd’hui, il est grand chef. Sept barcasses, vingt-huit barges, soixante-dix gonzes sous son chapeau. Huit noyés, broyés en quatre ans. Il avait fait remonté les statistiques. C’est comme ça.

Jean était là encore pour une semaine. Avant que de rentrer en Europe, la retraite méritée. Enfin...ils en ont tous du mérite quand ils reviennent d’ici. Ils bavent partout leurs prétendus bontés. Jean, lui, pareil, il pensait avoir du mérite. Du mérite dans son 4x4, chauffeur. Mérite, dans son bureau climatisé. Mérite, dans sa maison gardée. Mérite, avec sa cuisinière, sa bonniche, son jardinier. Mérite aux réceptions de l’ambassadeur. Jusqu’au bout c’était ainsi la vie d’expatrié. Patibulaire en tout et pour tout. Voyageurs, grands, classe confort tout de même. C’était pas pour rien, les candidats au départ. Beaucoup de lâches. Et quand partaient-ils chercher les sous pour la famille restée en France, ça dégoulinait ailleurs d’enfants sauvages, de capotes remplies comme des bouges. Ça picolait, ça baisait, ça travaillait un peu , ce qu’il fallait, au rythme. Ça se créait des lauriers à leurs retours en métropole. Il ne fallait jamais les croire dans la charité, dans le partage, dans l’aide. C’était des menteurs. Tout comme les huma. Mission ! Missionnaire, cuni et à gogo ! Entre eux, avec les autochtones, la misère peu importait au fond, ce n’était qu’un décor comme un autre. Rajoutait juste du pep’s aux choses, pas plus. Tout ça, Jean le savait malgré tout. Jean était plutôt quelqu’un de lucide, mais qui se mentait facilement par facilité.

Il avait donc décidé de profiter : manger, baiser, fumer, boire. Et inversement. Viande de brousse, p’tit guiness, coupé décalé, le cul des afros rebondis. Le palud et le sida pouvaient bien s’y coller. Rien y chamboulait dans le fond de son ciboulot. Il n’en avait vraiment plus rien à cirer. Demain, serait-il dans sa maison évidée d’Auvergne. Il n’y aura de toute façon pas grand monde pour l’attendre désormais là-bas.

Sa femme l’avait rejeté. Son entreprise le rejetait. L’Afrique bientôt le rejetterait. Et l’angoisse le saisissait. Il la sentait venir depuis l’annonce, la sentait monter, grappiller peu à peu l’espace de ses pensées. Allait falloir affronter. Se combattre. Les démons oubliés, l’équateur et l’ennuie. Alors, alors, Jean se perdait avant , trifouillait au plus profond d’une fausse impunité. Il buvait, baisait, fumait. Mégots, capotes, p’tit guiness. Demain serait noir. Demain serait rouge.

Jean ira mieux demain. Se disait-il.

Mais ce soir, ce soir ; après avoir vu au loin dans le coin ces deux blancs ivres nets disparaître, s’était pris sa réalité en plein dedans. L’inutilité. L’absurdité. L’escroquerie.

De réalité, c’était même plus la lucidité qui lui revenait en plein dans la tronche. Et si il fallait une certaine propension à la déprime pour s’faire toucher par cette dernière vraiment tout à fait, Jean l’avait bien atteint. Sa tristesse s’était concrétisé par ces deux blancs cul de cow-boys européens.

Il était pour lui, désormais, plus qu’illusoire, de croire que quoiqu’il arrive, quoiqu’il fasse, quoiqu’il ai fait, tout cela prenne un sens. Tout n’était que miroir, parade et amnésie. La vie d’expatrié avait semblé le tenir en rêve. Mais ce soir, ce soir, il s’apercevait que ce n’était que de la nostalgie. Pas plus. Nostalgie des anciens récits où il restait encore un peu d’aventure. Du temps des colonies, même peut-être.

A côté de lui, une chercheuse d’or blanc riait à tout sous les litres de bières. Quel âge avait-elle, vingt-quatre, vingt-cinq ans ? En avait écumé jusqu’ici quelques unes des chercheuses Jean. D’autant, depuis que sa femme l’avait quitté, il y avait six ans de cela. Il n’y avait plus en lui dès lors aucune forme de culpabilité. Si jusqu’à son divorce, il avait éprouvé une certaine tension toujours après, désormais rien ne le freinait, ne le bridait dans sa lente et sûre agonie. S’appelait-elle Carole, Frida, Dora...ne savait plus, ne comptait plus.

Elle, celle du soir, elle riait, son décolleté devant. Lui aussi avait bu pas mal, beaucoup. Venait alors la dernière alors que déjà la clarté matinale s’étirait. Laïa, parce que c’était son prénom, attendait déjà, baillait, restait, acceptait. Jean, lui, parlait de moins en moins, s’perdait dans ses pensées, dans sa condition, son avenir comme un gouffre. Ces deux cow-boys filants, fiers, debout droits, même titubants, avaient sans le vouloir, sans le savoir, ouvert la porte à tous ses démons, toutes ses peurs qu’il avait plus ou moins contenues jusqu’ici. Ils n’étaient rien que deux expatriés de plus sans doute, hauts dans leurs bottes s’en allant tâter un peu d’aventure, puisqu’ils étaient eux aussi sûrement venus pour ça. Leur disparition, bouffés par la nuit, par la rue avait résonné pourtant en lui comme une cloche de vache enfermée dans un conteneur. Improbable et pourtant tout à fait réaliste.

Les culs blancs avaient gagné au fond. Les culs noirs ,toujours dindons. Par le jeu des arrêts, des coupés décalés, les culs blancs, et jaunes désormais, avaient réussi à garder toutes leurs suprématies coloniales. Jean faisait partie de cette nouvelle dictature, rien qu’un engrenage interchangeable, mais intégralement dans le système. Il faisait, même si il avait voulu ne pas y croire, ne pas le penser, parti de ce grand esclavagisme. C’est ce qu’il racontait à Laïa qui ne l’écoutait plus depuis longtemps.

Elle avait fini par réussir à l’emmener dans la chambre d’hôte, juste derrière la cahute. Il les connaissait déjà de trop, ces cimetières de déchéance où les putes accompagnaient les kilomètres de marins, à la petite semaine fidèles. L’un deux lui avait dit un jour, dans un glauque club, « Tu vois, mon gars, on mesure la richesse d’un pays au prix des filles » Etait il si loin de la réalité ? Laïa n’était pas à proprement parler une pute. Laïa l’accompagnait dans un hôtel où les putes venaient sucer des ukrainiens, des roumains, des philippins ou des chinois jusqu’au bout des CFA. Ce n’était pas pareil. Elle, jouait sur le long terme, sur l’investissement. C’était en quelque sorte une business woman moderne. C’était en quelque sorte une pute 2.0.

Cela faisait deux ou trois fois qu’ils se voyaient comme ça. S’étaient-ils rencontrés dans un taxi, un club huppé, loupé, happé par les européens où des musiciens font passer pour l’aventure un son misérable, un bar d’hôtel de Bonanjo ? Ne s’en souvenait guère, de fait s’en foutait-il pas mal. Il y avait ce soir, enfin ce matin-là, cette douleur sous son sourire. C’était le bout du chemin qui comptait. Derrière ses yeux, derrière le vide dedans, il y avait Laïa au bout se déshabillant avec un faux air de strip teaseuse. La réalité, les faits étaient là. Il se laissait faire. La lucidité n’est vraiment pas mère de raison.

Elle se penchait, les mains sur le lit, ses fesses en l’air, s’avançait comme ça avec le regard, avec rien que son regard. Lui était là, restait là, immobile à bander encore sous son jean’s troué et sale avant de disparaître tout à fait.

Elle le tenait par les couilles comme le capitalisme tenait l’Afrique. L’Europe, l’Asie, les USA tenaient l’Afrique par là. Là où des cultures ancestrales régnaient en accord avec leurs terres, leurs mers, n’ont-ils pas réussi à décimer en l’espace de quelques décennies seulement. Jean n’avait-il pas réussi en quelques années à tout gâter de sa vie ? Plaquant ses idéaux révolutionnaires, ses rêves, ses amours, son sens pour devenir ce qu’il a bien voulu devenir ? Nanti, égoïste, pilleur. Seul. Parfaitement volontaire. C’est ce qu’il pensait à ce moment-là.

Lorsqu’elle prit son sexe en bouche, Jean s’approchait de la vérité, de sa vérité. Remontant le temps, la concordance, force était de constater qu’on l’avait d’autant piégé, enfermé dans ce monde-là. Il n’y avait plus eu de tyran, plus eu de victime, deux ne faisait plus qu’un. Laïa s’acharnait avec douceur avalant et recrachant tout entier. Il n’y avait plus de suceurs et sucés, ici, comme ailleurs. Peut-être plus ici, tout de même.

Des années durant Jean avait considéré les autochtones, les noirs, les africains comme des incompétents, des assistés, incapables de quelconque initiative économique. Et il avait agit fonction, bien entendu. Comme chaque expatrié. Stéréotypés, caricaturés volontaires.

Le port exhalait de pseudo-chefs bienfaisants. Il y avait là Samuel, directeur exécutif de la CRIC, Compagnie de Remorquage Internationale Camerounaise. John, directeur logistique de la SCUDE, Société Camerounaise unie des exportations, spécialisée dans l’export d’huile de palme ; Maurice, l’ancien, chef comptable du CUPID, Comité de l’union portuaire et des infrastructures de Douala. Jean, dir.géné de la SEMBEC, société d’exportation et de manutention des bois et essences camerounaises. Les blancs du port formaient une sorte de tribu balançant, ensemble, réunis, les pires vacheries entourés toujours de putes ou de leurs femmes. Si Jean s’était toujours senti plus ou moins à l’écart de ce groupe là, il en était pas pour le moins outré, désespéré d’être eux. Avait juste accepté. Laïa le branlait désormais, le regardant et lui léchant les couilles à pleine langue.

On avait fait croire ouvertement au continent africain, au monde entier désormais, que la pensée unique devait être la solution, que le capitalisme devait être la seule issue viable. C’est-à-dire faire penser à tout le monde qu’ils ont toujours besoin de quelque chose de plus. Chaque homme devenant machine à engloutir, à accumuler, à engranger.

Jean la fit se mettre à quatre pattes, passant, balayant de sa langue grise sa chatte et son cul. Jean aimait son odeur. Aimait l’odeur acre des africaines de manière générale.

La prétention de supériorité des culs blancs était sans restriction aucune. Jean dedans, donc, bien entendu, comme tous ; des centaines, des milliers derrière lui. Jean lui enfonça un doigt dans le cul, le petit doigt, elle se cambrait un peu plus encore, grimaçait.

Pillage convulsif. Trop tard déjà pour changer. On avait mis des pions, des matons partout. Le port, pour ce que Jean connaissait, en était gorgé. Salauds volontaires. Jean pensait à tout ça, réveillait ses pensées, trop tard comme tous les lâches. Laïa s’empala en cavalière, fermait les yeux, couinait, gigotait, soubresautait en attendant que ça se finisse.

Il avait maintenant des envies de carnages carnassiers. Ou de se flinguer. Pleurait tout juste pendant que la chercheuse fermait les yeux et faisait semblant de jouir. Qu’avait-il donc fait de bien, d’honorable tout ce temps ? Avait-il été aussi salaud que sa conscience lui jetait à la gueule ce soir ?

La vie dure une seconde. Et cette dernière lui semblait infiniment creuse. Il n’y avait plus de véhémence, plus de volontaire. Il s’était laissé guidé, transporté par un genre de gouverne mondial. Il était pas loin du complot.

Jean cracha, dégueula sur le côté du lit. Laïa s’écartait, tout en se retirant, basculant du côté opposée. L’Afrique dégueule le capitalisme. L’Afrique est une alcoolique qui ne supporte plus l’alcool. L’Afrique avait été pillé par l’occident, Jean avait été pillée par le système, tout avec.

Laïa partit en courant lorsqu’il commença à débrayer du ciboulot sévèrement. Racontait, gueulait sur elle, sur lui, sur tout. De grands gestes peu coordonnés, comme ses paroles. Toujours à moitié à poil, souillure de vomissure. Criait maintenant, courrait après Laïa. « Lucide ! Lucide ! C’est l’encule ! Faut barrer ! Viens ! Mais putain viens ! Comment tu t’appelles déjà ?»

Le peu de monde qui restait dans la rue encore rigolait sur son passage, ébahi et néanmoins coutumier de la débâcle des cow-boys blancs.

Puis dispersait, bouffé par l’autre bout de la route, d’la rue trouée, déjà oublié.

Définitivement, on ne revient jamais tout à fait de l’Afrique

Les nuages crachent, pissent, dégoulinent ce qu’ils peuvent. Il est 04h37. Le vacarme s’accélère, se précipite, fait résonner la tôle et le tôlier dessous. C’est un bombardement. Puis ça siffle, le vent, pissent à l’horizontale, par là. Jean, lui, reste assis devant. Il les distingue encore un peu les deux gonzes, de l’autre bout de la route, d’la rue trouée. Y en a un qu’a couru vers l’autre. Y en a un qui maintient l’autre. Jean semble sourire. Jean se surprend. S’inquiète donc. S’virevolte dans ses pensées.

Voici dix ans d’ici, rien de plus, de moins, négoce de bois. Du côté de l’export bien entendu, du port.

Il était arrivé ici de la métropole parisienne. Tout à perdre qu’il avait bien entendu de tous. Ses repères, ses conforts, son climat, sa femme. « On y revient plus » lui avait dit un de ses collègues. Il l’avait cru et avait réussi à partir. Aujourd’hui, il est grand chef. Sept barcasses, vingt-huit barges, soixante-dix gonzes sous son chapeau. Huit noyés, broyés en quatre ans. Il avait fait remonté les statistiques. C’est comme ça.

Jean était là encore pour une semaine. Avant que de rentrer en Europe, la retraite méritée. Enfin...ils en ont tous du mérite quand ils reviennent d’ici. Ils bavent partout leurs prétendus bontés. Jean, lui, pareil, il pensait avoir du mérite. Du mérite dans son 4x4, chauffeur. Mérite, dans son bureau climatisé. Mérite, dans sa maison gardée. Mérite, avec sa cuisinière, sa bonniche, son jardinier. Mérite aux réceptions de l’ambassadeur. Jusqu’au bout c’était ainsi la vie d’expatrié. Patibulaire en tout et pour tout. Voyageurs, grands, classe confort tout de même. C’était pas pour rien, les candidats au départ. Beaucoup de lâches. Et quand partaient-ils chercher les sous pour la famille restée en France, ça dégoulinait ailleurs d’enfants sauvages, de capotes remplies comme des bouges. Ça picolait, ça baisait, ça travaillait un peu , ce qu’il fallait, au rythme. Ça se créait des lauriers à leurs retours en métropole. Il ne fallait jamais les croire dans la charité, dans le partage, dans l’aide. C’était des menteurs. Tout comme les huma. Mission ! Missionnaire, cuni et à gogo ! Entre eux, avec les autochtones, la misère peu importait au fond, ce n’était qu’un décor comme un autre. Rajoutait juste du pep’s aux choses, pas plus. Tout ça, Jean le savait malgré tout. Jean était plutôt quelqu’un de lucide, mais qui se mentait facilement par facilité.

Il avait donc décidé de profiter des dernières semaines : manger, baiser, fumer, boire. Et inversement. Viande de brousse, p’tit guiness, coupé décalé, le cul des afros rebondis. Le palud et le sida pouvaient bien s’y coller. Rien y chamboulait dans le fond de son ciboulot. Il n’en avait vraiment plus rien à cirer. Demain, serait-il dans sa maison évidée d’Auvergne. Il n’y aura de toute façon pas grand monde pour l’attendre désormais là-bas.

Sa femme l’avait rejeté. Son entreprise le rejetait. L’Afrique bientôt le rejetterait. Et l’angoisse le saisissait. Il la sentait venir depuis l’annonce, la sentait monter, grappiller peu à peu l’espace de ses pensées. Allait falloir affronter. Se combattre. Les démons oubliés, l’équateur et l’ennuie. Alors, alors, Jean se perdait avant , trifouillait au plus profond d’une fausse impunité. Il buvait, baisait, fumait. Mégots, capotes, p’tit guiness. Demain serait noir. Demain serait rouge.

Jean ira mieux demain. Se disait-il.

Mais ce soir, ce soir ; après avoir vu au loin dans le coin ces deux blancs ivres nets disparaître, s’était pris sa réalité en plein dedans. L’inutilité. L’absurdité. L’escroquerie.

De réalité, c’était même plus la lucidité qui lui revenait en plein dans la tronche. Et si il fallait une certaine propension à la déprime pour s’faire toucher par cette dernière vraiment tout à fait, Jean l’avait bien atteint. Sa tristesse s’était concrétisé par ces deux blancs cul de cow-boys européens.

Il était pour lui, désormais, plus qu’illusoire, de croire que quoiqu’il arrive, quoiqu’il fasse, quoiqu’il ai fait, tout cela prenne un sens. Tout n’était que miroir, parade et amnésie. La vie d’expatrié avait semblé le tenir en rêve. Mais ce soir, ce soir, il s’apercevait que ce n’était que de la nostalgie. Pas plus. Nostalgie des anciens récits où il restait encore un peu d’aventure. Du temps des colonies, même peut-être.

A côté de lui, une chercheuse d’or blanc riait à tout sous les litres de bières. Quel âge avait-elle, vingt-quatre, vingt-cinq ans ? En avait écumé jusqu’ici quelques unes des chercheuses Jean. D’autant, depuis que sa femme l’avait quittée, il y avait six ans de cela. Il n’y avait plus en lui dès lors aucune forme de culpabilité. Si jusqu’à son divorce, il avait éprouvé une certaine tension toujours après, désormais rien ne le freiner, ne le brider dans sa lente et sûre agonie. S’appelait-elle Carole, Frida, Dora...ne savait plus, ne comptait plus.

Elle, celle du soir, elle riait, son décolleté devant. Lui aussi avait bu pas mal, beaucoup. Venait alors la dernière alors que déjà la clarté matinale s’étirait. Laïa, parce que c’était son prénom, attendait déjà, baillait, restait, acceptait. Jean, lui, parlait de moins en moins, s’perdait dans ses pensées, dans sa condition, son avenir comme un gouffre. Ces deux cow-boys filants, fiers, debout droits, même titubants, avaient sans le vouloir, sans le savoir, ouvert la porte à tous ses démons, toutes ses peurs qu’il avait plus ou moins contenu jusqu’ici. Ils n’étaient rien que deux expatriés de plus sans doute, hauts dans leurs bottes s’en allant tâter un peu d’aventure, puisqu’ils étaient eux aussi sûrement venus pour ça. Leur disparition bouffés par la nuit, par la rue avait résonné pourtant en lui comme une cloche de vache enfermée dans un conteneur. Improbable et pourtant tout à fait réaliste.

Les culs blancs avaient gagné au fond. Les culs noirs ,toujours dindons. Par le jeu des arrêts, des coupés décalés, les culs blancs, et jaunes désormais, avaient réussi à garder toutes leurs suprématies coloniales. Jean faisait partie de cette nouvelle dictature, rien qu’un engrenage interchangeable, mais intégralement dans le système. Il faisait, même si il avait voulu ne pas y croire, ne pas le penser, parti de ce grand esclavagisme. C’est ce qu’il racontait à Laïa qui ne l’écoutait plus depuis longtemps.

Elle avait fini par réussir à l’emmener dans la chambre d’hôte, juste derrière la cahute. Il les connaissait déjà de trop, ces cimetières de déchéance où les putes accompagnaient les kilomètres de marins, à la petite semaine fidèles. L’un deux lui avait dit un jour, dans un glauque club, « Tu vois, mon gars, on mesure la richesse d’un pays au prix des filles » Etait il si loin de la réalité ? Laïa n’était pas à proprement parler une pute. Laïa l’accompagnait dans un hôtel où les putes venaient sucer des ukrainiens, des roumains, des philippins ou des chinois jusqu’au bout des CFA. Ce n’était pas pareil. Elle, jouait sur le long terme, sur l’investissement. C’était en quelque sorte une business woman moderne. C’était en quelque sorte une pute 2.0.

Cela faisait deux ou trois fois qu’ils se voyaient comme ça. S’étaient-ils rencontrés dans un taxi, un club huppé, loupé, happé par les européens où des musiciens font passer pour l’aventure un son misérable, un bar d’hôtel de Bonanjo ? Ne s’en souvenait guère, de fait s’en foutait-il pas mal. Il y avait ce soir, enfin ce matin-là, cette douleur sous son sourire. C’était le bout du chemin qui comptait. Derrière ses yeux, derrière le vide dedans, il y avait Laïa au bout se déshabillant avec un faux air de strip teaseuse. La réalité, les faits étaient là. Il se laissait faire. La lucidité n’est vraiment pas mère de raison.

Elle se penchait, les mains sur le lit, ses fesses en l’air, s’avançait comme ça avec le regard, avec rien que son regard. Lui était là, restait là, immobile à bander encore sous son jean’s troué et sale avant de disparaître tout à fait.

Elle le tenait par les couilles comme le capitalisme tenait l’Afrique. L’Europe, l’Asie, les USA tenaient l’Afrique par là. Là où des cultures ancestrales régnaient en accord avec leurs terres, leurs mers, n’ont-ils pas réussi à décimer en l’espace de quelques décennies seulement. Jean n’avait-il pas réussi en quelques années à tout gâter de sa vie ? Plaquant ses idéaux révolutionnaires, ses rêves, ses amours, son sens pour devenir ce qu’il a bien voulu devenir ? Nanti, égoïste, pilleur. Seul. Parfaitement volontaire. C’est ce qu’il pensait à ce moment-là.

Lorsqu’elle prit son sexe en bouche, Jean s’approchait de la vérité, de sa vérité. Remontant le temps, la concordance, force était de constater qu’on l’avait d’autant piégé, enfermé dans ce monde-là. Il n’y avait plus eu de tyran, plus eu de victime, deux ne faisait plus qu’un. Laïa s’acharnait avec douceur avalant et recrachant tout entier. Il n’y avait plus de suceurs et sucés, ici, comme ailleurs. Peut-être plus ici, tout de même.

Des années durant Jean avait considéré les autochtones, les noirs, les africains comme des incompétents, des assistés, incapables de quelconque initiative économique. Et il avait agit fonction, bien entendu. Comme chaque expatrié. Stéréotypés, caricaturés volontaires.

Le port exhalait de pseudo-chefs bienfaisants. Il y avait là Samuel, directeur exécutif de la CRIC, Compagnie de Remorquage Internationale Camerounaise. John, directeur logistique de la SCUDE, Société Camerounaise unie des exportations, spécialisée dans l’export d’huile de palme ; Maurice, l’ancien, chef comptable du CUPID, Comité de l’union portuaire et des infrastructures de Douala. Jean, dir.géné de la SEMBEC, société d’exportation et de manutention des bois et essences camerounaises. Les blancs du port formaient une sorte de tribu balançant, ensemble, réunis, les pires vacheries entourés toujours de putes ou de leurs femmes. Si Jean s’était toujours senti plus ou moins à l’écart de ce groupe là, il en était pas pour le moins outré, désespéré d’être eux. Avait juste accepté. Laïa le branlait désormais, le regardant et lui léchant les couilles à pleine langue.

On avait fait croire ouvertement au continent africain, au monde entier désormais, que la pensée unique devait être la solution, que le capitalisme devait être la seule issue viable. C’est-à-dire faire penser à tout le monde qu’ils ont toujours besoin de quelque chose de plus. Chaque homme devenant machine à engloutir, à accumuler, à engranger.

Jean la fit se mettre à quatre pattes, passant, balayant de sa langue grise sa chatte et son cul. Jean aimait son odeur. Aimait l’odeur acre des africaines de manière générale.

La prétention de supériorité des culs blancs était sans restriction aucune. Jean dedans, donc, bien entendu, comme tous ; des centaines, des milliers derrière lui. Jean lui enfonça un doigt dans le cul, le petit doigt, elle se cambrait un peu plus encore, grimaçait.

Pillage convulsif. Trop tard déjà pour changer. On avait mis des pions, des matons partout. Le port, pour ce que Jean connaissait, en était gorgé. Salauds volontaires. Jean pensait à tout ça, réveillait ses pensées, trop tard comme tous les lâches. Laïa s’empala en cavalière, fermait les yeux, couinait, gigotait, soubresautait en attendant que ça se finisse.

Il avait maintenant des envies de carnages carnassiers. Ou de se flinguer. Pleurait tout juste pendant que la chercheuse fermait les yeux et faisait semblant de jouir. Qu’avait-il donc fait de bien, d’honorable tout ce temps ? Avait-il été aussi salaud que sa conscience lui jetait à la gueule ce soir ?

La vie dure une seconde. Et cette dernière lui semblait infiniment creuse. Il n’y avait plus de véhémence, plus de volontaire. Il s’était laissé guidé, transporté par un genre de gouverne mondial. Il était pas loin du complot.

Jean cracha, dégueula sur le côté du lit. Laïa s’écartait, tout en se retirant, basculant du côté opposée. L’Afrique dégueule le capitalisme. L’Afrique est une alcoolique qui ne supporte plus l’alcool. L’Afrique avait été pillé par l’occident, Jean avait été pillé par le système, tout avec.

Laïa partit en courant lorsqu’il commença à débrayer du ciboulot sévèrement. Racontait, gueulait sur elle, sur lui, sur tout. De grands gestes peu coordonnées, comme ses paroles. Toujours à moitié à poil, souillure de vomissure. Criait maintenant, courrait après Laïa. « Lucide ! Lucide ! C’est l’encule ! Faut barrer ! Viens ! Mais putain viens ! Comment tu t’appelles déjà ?»

Le peu de monde qui restaient dans la rue encore rigolaient sur son passage, ébahis et néanmoins coutumiers de la débâcle des cow-boys blancs.

Puis dispersait, bouffé par l’autre bout de la route, d’la rue trouée, déjà oublié.

Définitivement, on ne revient jamais tout à fait de l’Afrique

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