Agioi Theodoroi

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Les cris sombres et ennuyeux dévorent le paysage. En contre-bas, se découvre entre les fumerolles la désespérance du village. Toute la poésie s’est évaporée sous les éclats de mortier, de balles. L’ horizon de la mer demeure, lui, impassible au désastre, hier comme aujourd’hui, de l’autre côté du golfe. Demeure-t-il si majestueux au soleil levant contre les déchirures subies dans la nuit. Demeure-t-il éternel contre la mort signée dans ces maisons.

Il n’y a plus de souffrance, plus de tristesse, plus de sourire, plus de joie. Ni vivants, ni morts. Entre deux.

Quelques fuyards doivent être aussi cachés sur les contreforts, tapis, enfouis, tout comme moi.

Très vite, quand la petite musique des AK-47 fait vibrer l’air, le peuple, les gens se divisent en deux clans. Les lâches qui fuient. Les téméraires qui restent. Ce matin parmi les vivants, les seconds se font sûrement rares.

On guettera la journée et la nuit. A savoir s’ils sont partis, s’ils sont restés. A savoir si on peut y redescendre puisqu’il n’y a nulle part d’autre à vivre.

Le village murmurait depuis des semaines déjà. Dans les ruelles sombres, dans les arrière-cuisines, dans les cours d’école, ça se préparait, se tramait au gré des informations glanées ça et là des cousins, des frères. La tension, la peur et l’angoisse avaient gangrené peu à peu la vie. Chacun faisait encore semblant, mimant un genre de quotidien innocent. Mais personne n’abusait personne. La frousse ne se cache pas, elle se sent, s’infiltre, se glisse dans chaque esprit. Comme ce calme faux avant d’être frappé par un de ces cyclones, un de ces tsunami dans ces contrées lointaines, le village était tout paisible. Fragile et tranquille.

Depuis le début de leurs offensives, ils avaient pillé, saccagé, incendié, violé des villages entiers ; d’aucun était épargné sur le passage. C’était les échos qui nous parvenaient. On avait même parlé de cannibalisme. On y croyait avec.



Alors, quand tout cela a commencé, je n’ai pas trop hésité, pas trop réfléchi. J’ai couru vers la colline dès que les premiers hurlements croissaient dans le ciel. Bien vu qu’aujourd’hui accroché sur mon rocher à patienter que le calme se maintienne, je regrette un peu. J’aurais perdu quoi deux ou trois minutes à passer la chercher. Deux, trois minutes, c’est long sous les balles. Deux, trois minutes, c’est long pour les lâches.

Je m’inquiète, je m’interroge, je me suggère, j’envisage. Sans elle. Je recherche dans mes souvenirs les moments. Là, assis tous les deux sur notre rocher face contre la baie, à ne rien se dire. Ici, la tranquillité d’une nuit sans Lune à se promener dans les rues. Avait-on trouvé refuge ici pour cette douceur exquise des soirs. Cette fraîcheur venant de la mer lorsque le soleil se couche nous sauvait d’une journée de torpeur. Certes, nous étions loin de la ville, mais la sobriété de tout le village nous suffisait. J’étais tout comme matelot sur quelques barcasses branlantes pour ramener rascasses et autres dorades. De pêcheur, d’ailleurs, j’étais plus ramendeur de fait. Souvent il, je veux dire le patron, me laissait sur le quai pendant qu’il partait à la petite journée avec Roy, l’autre matelot. Me laissant pour ordre de reconditionner quelques filets, quelques casiers lui appartenant et d’autres que des patrons lui sous-traitaient tant ma renommé dans l’art était prompt. On est expert de ce qu’on peut, je me disais. Je réussissais ça dans ma vie, et ça me suffisait. Les journées courantes, quand j’avais terminé, je m’installais le cul sur une vieille chaise qui n’avait sûrement pas bougée depuis des décennies. Je regardais la mer devant et j’écoutais le village derrière.

Il y avait de la poésie tout autour de cette trop grande quiétude.

Parfois, elle descendait de la maison pour me rejoindre sur le port. Et là, nous passions la vie, avec félicité, avec magnétisme chantant.

Maintenant, si elle est encore vivante, elle doit bien me haïr et me trouver bien misérable et salaud. Sans doute n’aurait-elle pas tout à fait tort.

Il y a des larmes qui coulent de mes yeux maintenant.

Je les essuie du revers de mon sweat, et fixe l’autre rive, au loin, là où tout est calme, pour les sécher. Il est déjà trop tard pour ces faiblesses. Je serre les poings, remets mes chaussures. Je n’attends plus, je dévale les pentes comme j’avale mon dégoût.

Lorsque j’arrive tout en bas, mon souffle se coupe. Il y a des monstres partout, plus rien d’humain. Que de la crevure, de la viande froide, sans histoire.

Elle est là, gisant dans son sang, la gorge ouverte, la robe relevée.

Je suis là, gisant dans son sang, la gueule ouverte.



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