Le sacrifice

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Il pleut.

Mes vieilles bottines de cuir glissent sur les dalles mouillées de la rue, vide et silencieuse. Même les volets sont fermés.

Ici, on craint la pluie.

On craint la mort.

Derrière les montagnes grisâtres, où s'amoncellent des nuages noirs annonciateurs d'un orage, on la devine.

La menace.

En plissant les yeux, je peux apercevoir ses centaines d'ailes qui battent l'air. En tendant l'oreille, j'entends ses cris qui déchirent l'atmosphère. Je sens la terreur, cachée derrière chaque porte.

Pourtant je suis là. Seule, au milieu de la rue. Ne croyez pas que c'est par choix. Si je l'avais pu, si on m'avait demandé mon avis, je serais restée bien cachée derrière les murs de ma maison. J'aurais même préféré me suicider plutôt que d'être obligée de sortir.

Mais on avait décidé pour moi. Plus précisément, on avait décidé de mon sort pour la sécurité du village. Tout le monde, même les enfants, sait ce qu'il va m'arriver aujourd'hui. Et, croyez moi, ce n'est pas tout rose. C'est même très loin de l'être.

La peur au ventre et la mort dans l'âme, je ne peux m'empêcher de toquer une énième fois à l'une des portes, espérant que quelqu'un, enfin, me réponde. Je ne suis pas surprise lorsque je constate qu'elle aussi resterait close et sourde à mes appels. Il n'y avait plus d'espoir.

Il n'y en avait jamais eu.

J'avais toujours vécu avec le sourire, procurant de la joie et du réconfort à mes proches. Je ne m'étais jamais lassée de rassurer les uns, d'aider les autres. J'avais été pour eux quelqu'un d'optimiste et de sympathique, que personne n'avait jamais vu pleurer.

Mais la vérité, c'est que je savais. Je savais depuis le début que j'allais être abandonnée, comme tant d'autres avant moi. Eux avaient toujours répété que j'allais être épargnée, qu'il y avait toujours de l'espoir. Et moi, je m'étais convaincue que c'était vrai.

Pourtant, au fond de mon être, j'avais toujours su que l'espoir n'était qu'une excuse.

Depuis que mon "anomalie" s'était manifestée, je le savais. Que j'allais être livrée en sacrifice. Et c'était ainsi depuis des centaines d'années. Chaque année, lors de la pluie de la demi-Lune, un habitant possédant l'anomalie était sacrifié, pour sauver tous les autres. C'était ça ou l'hécatombe.

Alors, comme tous les autres avant moi, je m'étais convaincue que c'était pour le bien des autres. Je m'étais laissée conduire dehors, j'avais vu les autres se barricader et ma petite soeur crier à travers ses larmes qu'elle ne voulait pas que j'y aille. J'avais vu dans les yeux des autres de la douleur, de la tristesse, de la pitié ou même du soulagement.

Moi, Vilna, je vais mourir aujourd'hui.

Laissant des larmes strier mes joues, je lève la tête vers les montagnes. Les Norks approchent. Maintenant, je peux les voir comme s'ils étaient à seulement quelques mètres. Ils sont environ une cinquantaine. Leurs gros yeux rouges et globuleux se détachent nettement sur leur immense corps d'insecte couleur charbon. Chacun affublé de quatre ailes de libellule, ils s'approchent à une vitesse effrayante.

Les cheveux collés à mon front par la pluie, les mains tremblantes, je ne peux détacher mon regard de cette procession de la mort.

Ils viennent me chercher.

Je prends conscience que c'est vraiment la fin. Que je n'ai même pas dit au revoir à tous ceux que j'aime. Et que dans quelques minutes, je vais finir déchiquetée par un Nork.

Soudain, je lâche un hulement. Si long qu'il se termine en sanglots incontrôlables. Un cri de désespoir, un cri pour porter la douleur qui me déchire les entrailles. Un cri parce que je suis en colère. En colère contre le monde entier.

Pourquoi moi ? Qu'ai-je fait pour mériter une fin si horrible ?

Et ces monstres qui approchent...

Ils sont déjà au dessus du village. Le bourdonnement de leurs ailes, assourdissant, me terrorise plus que tout. Je n'y tiens plus. Dans un dernier élan, je toque à toutes les portes. Je crie. Je trébuche. Je me meurtris les poings jusqu'à en avoir les mains en sang. Mais personne ne m'ouvre. Pas même lorsque je toque à ma propre maison.

Tout-à-coup, un cri strident retentit derrière moi. Je me retourne, écarquillant les yeux avec horreur. C'est un Nork. Juste devant moi. Ses mendibules dentelées, longues de quasiment ma taille, claquent d'un air menaçant tandis que ces yeux injectés de sang me fixent. Il est aussi haut qu'une maison. Encore plus effrayant que dans mes pires cauchemars.

Avec la force du désespoir, je m'élance sur les pavés glissants. Je cours aussi vite que mon corps peut le supporter. Je le sens derrière moi, j'entends les autres qui s'élancent à ma poursuite.

Tout devient flou, je n'entends bientôt plus que les bruits sourds de mon coeur qui bat à une vitesse folle et ma respiration hachée. Mes jambes ne me portent presque plus, et je trébuche à chaque pas. Je perds de la vitesse. Et ils me rattrapent.

Soudain, quelque chose accroche mon mollet. Quelque chose de tranchant, qui me déchire le muscle sans pitié. Je lâche un cri de douleur, tandis que mes genoux heurtent le sol. Je sens les mandibules se refermer sur moi et m'emporter vers le ciel. Je sais ce qui m'attend. Alors, dans un dernier souffle, je hurle à tous ceux qui ont laissé cela se produire, à ceux qui ont inventé cette loi stupide, je hurle au monde entier :

- Je vous déteste ! JE VOUS DETESTE TOUS !

Tandis que l'éteau tranchant se referme sur moi, ma vision s'obscurcit, mon souffle s'amenuise. La dernière chose que je perçois avant de sombrer est le sommet des montagnes, recouvert de neiges éternelles.

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