Elle a ri

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Elle est maintenant si hilare qu'il s'en trouve gêné pour elle. Franchement, elle pourrait se maîtriser.

Surtout que l'émission est d'un ridicule, d'un vulgaire ! C'est affligeant.

Elle tente par instant de se calmer, de reprendre son souffle, ce qu'il a pris au début pour une sorte de retenue respectueuse envers son hôte. Mais il comprend maintenant avec agacement que si elle tente de se calmer par moments, cela n'a rien à voir avec lui. C'est parce que le bruit qu'elle-même fait en riant si fort l'empêche tout bonnement d'entendre les dialogues des personnages à l'écran.

Il voit avec effroi son intimité violée et ses beaux coussins aux housses de soie sauvage bleu ardoise bousculés d'une manière qu'il n'apprécie pas du tout.

Il regrette amèrement d'avoir proposé son aide. Même sachant qu'il n'aurait pu s'y soustraire, quelle idée de lui avoir proposé son logis plutôt que le bungalow au fond du jardin.

Elle s'esclaffe une fois de plus. Les personnages bougent et gesticulent à l'écran, elle les suit pas à pas, les colle, rit de tout son cœur.

Quelques heures. Il sait que la décrue s'amorcera dans quelques heures et qu'alors le bac pourra traverser.

Bien sûr, avec courtoisie, il a offert son aide malgré un fond de contrariété. Il n'aime pas être dérangé inopinément, il n'en a depuis longtemps plus l'habitude. Des années de solitude, un télé-travail, sa maison sur l'île du fleuve.

Et la voilà qui recommence, après une légère accalmie. Elle repart de plus belle. Mais cette fois ne se contente plus de son propre corps pour amortir la crise d'hilarité, elle se jette de trois quarts sur l'accoudoir du canapé et étreint un coussin pour étouffer son rire.

Il est pétrifié.

Il n'a pas su dire non quand elle a proposé de regarder la télévision, pour passer le temps, a-t-elle dit. Et puis, cela lui a semblé une bonne idée car il ne voyait pas ce qu'il aurait pu faire pour tenir agréablement son rôle d'hôte.

Quand il lui a demandé d'enlever ses chaussures, des grosses Doc's, pour ne pas abîmer le parquet, elle a soupiré. Encore un vieux con, l'a-t-il quasiment entendue penser. Mais elle s'est abstenue de tout commentaire et s'est exécutée. Des chaussettes vert pomme aux bouts jaune fluo lui ont fait l'effet, à cet esthète, d'un coup de fouet sur les yeux. Il a regardé ailleurs et a proposé alors de préparer un dîner.

Il avait toujours quelques réserves pour, justement, un cas de force majeure. Donc, des spaghetti avec une sauce relevée et un bon petit vin. Il s'est mis au travail. Elle a offert mollement son aide, qu'il a refusée. Il n'avait aucune envie qu'elle dérange sa cuisine, si simplement équipée fût-elle.

Ils ont mangé d'abord en silence, un peu gênés. Puis il a tenté d'entamer une conversation mais ses efforts n'ont abouti qu'à des platitudes. Son invitée ne rebondissait sur aucun des sujets qu'il abordait. Puis, comme pour payer son écot en participant à l'ambiance générale, elle a déclaré que c'était super bon et que le rouge se buvait tout seul. Mais que c'était dommage, ce qu'elle aimait avec les spaghett', c'était du basilic frais. Avec un jardin comme le sien, il aurait pu en avoir !

L'embryon de conversation, de ce fait, est retombé. Le Saint-Nicolas-de-Bourgueil, bu trop vite par son invitée, n'a pas réussi le miracle de détendre l'atmosphère.

C'est alors qu'elle a proposé de regarder la télé.

C'est ainsi qu'en ce moment même, il se trouve à son côté, raide, sur le canapé. Il l'observe avec déplaisir se vautrer sur ses coussins.

Une pause se dessine puisqu'un des protagonistes de l'histoire vient d'être tué. Elle se remet prestement d'aplomb, tenant toujours le coussin dans ses mains.

Avec horreur, il voit sur son merveilleux coussin précieux des traces de larmes et de rimmel. Et de salive, croit-il aussi.

Déjà pétrifié, il n'est plus qu'une statue, tentant de se projeter hors du monde pour ne plus voir. Ni rien ni personne.

C'est alors que le film prend un autre tournant. Le mort ne l'est pas. Il revient à lui dans des circonstances incompréhensibles mais déclenchant une fois de plus, avec encore moins de retenue s'il en est possible, une crise de rire si forte, si soudaine, qu'elle en lâche le coussin qui voltige à la gauche de son hôte. Spontanément, elle se penche pour le récupérer, compagnon de rire et mouchoir, tout à la fois.

Elle est encore ainsi penchée devant lui quand une repartie d'un personnage du film déclenche une fois de plus une crise euphorique si forte que quand elle veut s'adosser au divan, dans un mouvement brusque, elle atterrit sur l'épaule de celui qui, alors, ne sait plus que faire, embarrassé au plus haut point. Elle rit, elle rit, elle pleure. Quand par réflexe elle cherche un appui pour sa tête, elle la pose dans son cou. Son cou à lui. Elle rit encore quelques secondes, sur sa lancée, quand elle réalise. Elle se recule vivement, laissant le col de sa chemise à lui mouillé de ses larmes de rire.

C'est avec une pointe de satisfaction qu'il voit qu'elle est gênée de s'être ainsi laissée aller de manière si familière, si équivoque aussi. Il se sent payé de son calvaire de la soirée.

Et il la regarde, se voulant narquois. Mais il est saisi. Elle est là, devant lui, si belle, si rose, si sensuelle. Stupéfié, il découvre ce qu'il ne voulait plus voir depuis tant d'années. La pierre dont il est fait se transforme alors en lave se mouvant doucement, parcourant son corps, tiède.

Elle bafouille un « ch'uis désolée, j'ai pas fait exprès » et déclare qu'elle peut sûrement prendre le bac maintenant, on n'entend plus le grondement du fleuve.

Se retrouvant seul, le coussin taché à la main, il sait qu'il vient de vivre un instant. Que cet instant sera un moteur pour continuer. Pour ne pas désespérer.

Il porte la main au col de sa chemise qui est encore mouillé de ses larmes. De ses larmes à elle. Et peut-être aussi de sa salive.

Elle a ri dans son cou. Son cou à lui.

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