SANS SUITE 40/ Jour 7 : Drôle de Dracula

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Nous avons décidé d’un commun accord de diner au snack-bar, ce soir. Les serveurs se sont tous réunis pour monter une troupe de théâtre. Ils ont revisité le roman Dracula de Bram Stoker pour en faire une parodie et ils offrent aux clients une représentation sur la plage.

Le repas se déroule parfaitement. Pas d’ombre de Lukas à l’horizon ; pourvu que ça dure. Il s’est douché, puis changé avant de partir, seul, en voiture. Sybille et John semblent être devenus inséparables. J’espère cependant qu’elle ne s’accroche pas trop à lui, car elle risque de souffrir de leur proche séparation. Mais je ne vais pas m’amuser à lui en parler ; j’imagine très bien sa réplique : règles déjà tes comptes avec Lukas. Évidemment, je préfère éviter le sujet. Mickaël est resté avec ses collègues. Ils avaient prévu une soirée poker.

Nous parlons beaucoup. Nous nous extasions sur certains acteurs, devant un John exaspéré qui critique nos préférences masculines, et ajoute qu'ils n'ont aucun attrait. Peut-être, mais nous tombons toutes d’accord sur le fait que les siens n’ont rien d’original. Les top-modèles, toujours les top-modèles. Nous le charrions un moment à ce propos, puis nous abordons le septième art, le cinéma. Je provoque quelques cris quand je m’enchante sur le film Titanic, mais ce n’est rien comparé à leur incompréhension lorsque je leur apprends que je déteste Star Wars. Je ne suis pas normale, je sais, mais comme on dit, chacun ses goûts !

Angie me surprend en avouant beaucoup aimer la saga Twilight et avoir été bluffée lors du dernier épisode. J’apprends ainsi que nous avons un point en commun, elle et moi : un certain intérêt pour les vampires. Nous finissons par échanger entre nous, les autres guère attirés par ces créatures. Angie, tout comme moi, est accro à une série de vampires ; bon, c’est pour adolescents ou jeunes adultes, mais intrigant. Nous avons lu les mêmes romans, traitant ce sujet, ainsi que d’autres où les personnages principaux sont des sorciers ou des êtres immortels. C’est incroyable ! Je la pensais complètement égocentrique ; je l’ai peut-être jugée trop vite et à tort. À moins que ça ne soit moi qui lui ressemble, finalement.

Tous les clients ont maintenant terminé leur dîner et il ne reste plus que le barman pour servir, derrière son comptoir. Ses collègues sont certainement partis se préparer pour la représentation.

Je me souviens de cette époque, quand je suis sortie de l'école hôtelière et que j'ai commencé à travailler. J'étais comme eux aujourd'hui, toujours volontaire, la tête pleine de rêves. J'avais été embauchée dans un restaurant tel que celui-ci, dans un camping, pour la saison touristique. Nous faisions tous beaucoup d'heures, tant cuisiniers que serveurs, mais le salaire et l'ambiance en valaient la peine. Comme ces jeunes gens aujourd'hui, nous dormions peu et étions toujours motivés pour faire la fête après le service du soir. Ce sont de bons souvenirs, que je prends plaisir à relater quand John me demande ce qui me rend si pensive.

Lui aussi possède son lot d'anecdotes, aussi bien sérieuses que drôles. Il sortait avec ses camarades, de temps à autre, mais ça restait vraiment exceptionnel, car son unique obsession durant ces années d'études, ne concernait pas les filles comme tous les jeunes gens, mais son futur métier. Il devait être le meilleur de sa promotion, de façon à remercier Lukas pour la confiance qu'il lui accordait. Il atteint son but haut la main, et obtint les meilleurs résultats à chacun de ses examens, du brevet professionnel au BTS. Ses maîtres de stages le rappelaient pour lui offrir de rejoindre leurs brigades, et devant ses refus, ils promettaient des salaires faramineux. Il préparait sa future indépendance ; il économisait le salaire qu'il gagnait en travaillant tous les week-ends et participait à de nombreux concours dont il remportait toujours le premier prix. Mais rien n'y faisait, ses ambitions restaient auprès de la seule personne qu'il aimait comme un frère, son meilleur ami, son seul véritable ami, Lukas. Celui sans qui il aurait probablement mal tourné et croupirait à ce jour dans une prison.

Nos verres vides, je propose de payer ma tournée et suis à deux doigts de quitter ma chaise pour aller commander nos consommations quand mes yeux se posent sur un homme assis au comptoir. Je ne vois que son dos mais il me fait penser à Lukas. Ça ne peut pas être lui, il ne se tiendrait pas de cette façon. Ses épaules seraient redressées et ses mains seraient à plat, sur ses jambes ou sur le plateau du bar. L'homme que j'observe est à moitié avachi et sa tête repose entre ses deux mains. Ce sont ses coudes qui s'appuient au comptoir. Pourtant quelque chose me retient. Sybille s'impatiente, elle a soif.

— Le type, là-bas, tout seul, j'ai cru que c'était Lukas, j'hésite.

— Mon frère ne resterait pas assis sur un tabouret de bar sans être accompagné.

— On dirait bien lui quand même, reconnait John sans cesser de scruter l'inconnu.

— On tire à pile ou face et le perdant paiera la prochaine tournée. Va chercher les boissons pendant ce temps, Carly, réclame Sybille.

Bon, je n'ai plus le choix.

Je m'arrête juste à côté de l'homme mais évite de le regarder. J'attends que le barman se libère, et cherche un miroir dans lequel trouver le reflet du visage de mon voisin. Je ne vois que des verres et des bouteilles en face de nous. Je tourne légèrement la tête, juste assez pour distinguer son profil. C'est lui ! Lorsqu'il attrape son verre de whisky ou de scotch, je me détourne de l'autre côté avec l'espoir de trouver un coin de comptoir vide un peu plus loin, mais le temps de mettre mes projets à exécution, la voix de John me surprend :

— Tu t'en sors, Carly ?

Je me tourne vers lui tandis qu'un bruit de verre brisé résonne et qu'une sensation de froid recouvre mon pied. C'est bien Lukas ! Qui râle parce qu’on l'a fait sursauté au point qu'il en laisse tomber son verre.

— Nous sommes nous aussi ravis de te voir, je dis, sarcastique. Cache ta joie !

— Tu te joins à nous ou tu préfères noyer tes soucis tout seul ? Un problème au casino ? s’inquiète son ami.

— Non. Je vais commencer par reprendre un verre puisque vous m'avez empêché d'apprécier le précédent. Ensuite, on verra. Je ne suis pas d'humeur à jouer avec vous et j'ai encore moins envie de rire.

Son regard glacial me fait frissonner. Néanmoins, je pose ma main sur son épaule et chuchote comme pour partager un secret :

— Vous avez entièrement raison, Monsieur Cro-Magnon, de ne pas souhaiter partager vos états d'âme. Bonne soirée.

Je m'éloigne de quelques pas, finis enfin par passer commande et reviens près de l’homme taciturne accoudé au bar :

— Au fait, tu me dois une nouvelle paire de chaussures.

Puis, je retourne auprès de mes amies, bien plus enjouées.

Angie s'inquiète pour son frère, et inonde John de questions lorsqu'il reprend sa place près de nous.

— Je ne sais pas, Angie ! Mais s'il s'agit de ce à quoi je pense, ça ne va pas s'arranger. J'espère seulement que ça ne s'aggravera pas. Ne cherchez pas à connaître mon idée car je n'en parlerai que si mes soupçons se confirment. Ils ont baissé les lumières, ça va commencer. Alors on se tait !

Le Dracula que nous rencontrons ce soir s'avère très drôle. Réapparaissant à notre époque, il se trouve perdu dans ce monde où la science et la technologie ont tant évolué. Assoiffé, il multiplie les maladresses, et ne parvient qu'à provoquer la fureur des femmes qu'il tente de charmer. Il se voit donc obligé de séduire leurs époux afin d'avoir une chance de se nourrir, alors que la progéniture de ses proies le pourchasse et le contraint à se cacher.

Malgré des acteurs et metteurs en scène non professionnels, l'histoire se tient et les nombreuses improvisations ajoutent de bonnes touches d'humour au scénario.

À la fin du spectacle, juste avant le salut des serveurs-acteurs, Angie, la perdante du pile ou face, s'en va chercher notre dernière tournée et reviens… avec Lukas. Il arrive et nous lance un joyeux "Bonjour !", avec un grand sourire. Ses yeux pétillent à nouveau. Il a cette faculté d'accaparer toute l'attention ; non seulement mes amies, sa sœur et John l'accueillent avec plaisir, mais les clientes des tables environnantes l'admirent. Sa présence nous apporte un nouvel halo de lumière. Même moi, je retiens mon souffle, sous le charme. Je bois ses paroles, malgré moi, avec l'espoir d'un regard, un mot, un sourire, mais tout cela ne s'adresse pas à moi. Cette exclusivité est réservée à mes compagnons.

Les acteurs, de retour, m'offrent une sympathique diversion. Je me lève pour les applaudir et traverse la terrasse parmi d'autres spectateurs qui leur serrent la main pour les féliciter. Distraction de courte durée. De retour à notre table, mon regard croise celui de Lukas, complètement inexpressif lorsqu'il se pose sur moi. Au moins, il ne reflète pas de colère ; ça change !

Une profonde lassitude me gagne et mon esprit divague. Je ne devrais pas penser autant à lui. Qu'est-ce qui me pousse à le chercher des yeux partout, à guetter le son de sa voix ? Pourquoi ai-je toujours cette sensation de frustration, de manque ? Qu'est-ce qui me plaît tant chez lui ? Ni son assurance, ni son caractère, en tout cas. Son physique, juste son physique. Le regard qu'il pose sur moi lors de nos étreintes et ses mains sur moi, et aussi...

Je parcours l'assistance, à la recherche d'un autre homme à la beauté renversante. Certains possèdent un physique avantageux, certes, mais aucun n'est à la hauteur de la perfection qui occupe toutes mes pensées.

Il est en train d'établir son programme pour demain, jour férié, et propose à John de participer à un tournoi de beach soccer. Le parc des expositions n'ouvrira pas ses portes et nous avions prévu de commencer à ranger et nettoyer la villa. Je compte sur mes amies pour le leur rappeler, mais au lieu de ça, elles promettent de jouer les pom-pom girls et de les encourager.

— Vous semblez tous avoir oublié que nous avions déjà quelque chose de prévu, je leur remémore.

— C'est bon, Marie-Madeleine ! Je nous paierai le service ménage ! Qu'est-ce que tu peux être rabat-joie ! Si ma solution ne te convient pas, tu n'auras qu'à t'en charger seule.

— Bien sûr ! Bref, pendant que vous vous pavanerez tous sur la plage, j'irai faire du shopping pour mes enfants. Ça sera bien plus intéressant.

Le regard de Cro-Magnon n'a rien d'amical, mais je suppose que mon air défiant n'arrange pas la vision qu'il a de moi. Il finit tout de même par hausser les épaules et reprendre sa conversation.

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