Outre-tombe

de Image de profil de AE Le DanlatAE Le Danlat

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Il n'y avait que dans les campagnes que ce moment de l'année était visible. Partout des courges de toutes sortes embellissaient des tas de pierres, des Autels improvisés et des pelouses toujours vertes de recevoir les cendres des défunts. On laissait s'épanouir les dernières fleurs sans les cueillir, chrysanthèmes en tête, à seule fin de se souvenir.

Pour avoir assisté à la crémation d'un lointain cousin, dans ce qui me semblait être une autre vie, je savais que les scépultures étaient frappées d'interdiction depuis plusieurs millénaires. La raison, cependant, m'échappais. Petite noblesse oblige, j'ignorais presque tout des anciennes coutumes qui persistaient encore, du Norkyst à l'Austuri, parmi les populations campagnardes.

Le ciel couvert déversait un crachin désagréable depuis le matin, et il ne faisait pas bon être sur la route. Je fis un effort pour ne pas me plaindre lorsque nous dépassâmes une ferme dont la cheminée fumait généreusement. Je m'imaginais au coin d'une belle flambée, tout comme à Fjall Crerr, et en bonne compagnie. " Oui, enfant, je connais les gens de cette maison, dit la vieille Hildrine. Ils ne sont pas bien fréquentables. Riches, ça oui, et leur intérieur aussi. Nous allons plus loin. Concentre-toi sur autre chose que la pluie et ton désir d'être au chaud. "

Je conversai en secret avec notre âne, qui souhaitait, lui aussi, s'arrêter au sec. Mes mains et mes pieds trempés, glacés, me rappelaient sans cesse que je voulais retrouver la chaleur d'un intérieur. Avec appréhension, je vis la luminosité décroître, pour n'être plus qu'un reliquat, qui disparu également. J'avais peur, oui, et mesurais chacun de mes pas.

Ma crispation d'avancer dans le noir se dissipa avec une lanterne, qui s'alluma un peu plus loin, sur notre gauche. " C'est là que nous allons, me dit la vieille.

- Où sommes-nous ?

- Je dirais à quelques lieues de Warrtur.

- Je voulais dire... Connaissez-vous cette maison ?

- Pas encore. Viens ! "

Nous nous avançâmes prudemment sur la petite route jonchée de caillasses. C'était une simple masure à colombages dont le torchis allait avoir besoin d'entretien. La lanterne trônait à une lucarne découpée dans le toit de chaume. Hildrine frappa trois coups à la porte, qui s'entr'ouvrit doucement. La femme qui nous avait ouvert, le visage émacié et fatigué, devait avoir la quarantaine, et s'était armée d'un gourdin planté de clous, qu'elle abaissa en nous voyant. " Que voulez-vous ?

- Un endroit pour se sécher avant de reprendre notre route, répondit Hildrine avec aménité.

- Y'a pas de place pour vous. Allez-vous en ! "

Trois trognes de gamins curieux s'agglutinèrent dans l'entrebaillement, grimaçant et ricanant à l'envi, ruinant les efforts de la maîtresse de maison. " Qui c'est, maman ?

- Oh ! regarde comme elle est vieille et ridée !

- Vous avez quel âge, vieille dame ?

- Je vous raconterai très volontiers tout ce que vous voulez savoir, dit Hildrine à l'adresse des enfants. Voire même des choses que les disparus peuvent raconter, ajouta-t-elle pour la mère. "

La maison ne comptait qu'une grande pièce au rez-de-chaussée, avec une étable ouverte sur le séjour, où notre âne fut parqué auprès d'une truie souffreteuse. Il n'y avait, pour seul ameublement, qu'une table de chêne et deux bancs disposés à même la terre battue devant une modeste cheminée où flambait les restes d'un tabouret. J'imaginais aisément que le reste du mobilier avait également servi à chauffer la maisonnée.

" Je ne vous avais pas menti, dit la femme, il n'y a rien pour vous loger ici. Et les enfants et moi dormons dans la seule pièce de l'étage.

- Ne vous inquiétez de rien. Bodile et moi avons l'habitude de dormir par terre. Être abritées est un luxe que vous nous offrez. Il me semble que nous avions promis des histoires à ces bambins. "

La vieille s'installa par terre, tout près d'eux, et conta les pérégrinations d'Asrunine. Je reconnus les gestes de guérisons qu'elle appliquait tandis que les enfants se captivaient pour la brillante héroïne. Hildrine me laissa la charge de recueillir les malheurs de la cheffe de famille.

Une fièvre avait emporté son époux l'an dernier, à la même période. Il travaillait avec les bûcherons de la région, et aux champs pour les moissons. Depuis sa disparition, Lyve manquait de tout. Elle avait vendu une partie des bêtes qu'elle possédait, proposait ses services en tant que lavandière ou couturière aux sieurs voisins, mais elle arrivait à peine à nourrir ses trois enfants. Qu'allaient-ils devenir ?

Sans hésiter, je pris sa main dans la mienne. Un sanglot la parcourut, qu'elle réprima en écoutant la fin du récit. Sans façon, Hildrine envoya les enfants se coucher. Leur mère les accompagna, pour les border, avant de redescendre. La vieille avait sorti une flasque d'eau de vie, qu'elle proposa à notre hôtesse avant d'allumer sa pipe.

" Vos enfants sont adorables. Soyez sans craintes pour cet hiver, ils le traverseront sans maladie, et repousseront plus vigoureux au printemps. Mais parlons un peu de votre mari. Où est-il ?

- J'ai déjà raconté à votre...

- Non, je veux dire : où l'avez-vous enterré ? "

L'effroi passa sur le visage de la femme. Quant à moi, je restais sans voix.

" Mais, je... Il...

- Bien ! Essayons quelque chose."

La vieille hänvet porta une main à son visage et se figea pendant cinq interminables minutes, puis s'anima à nouveau et déclara : " Loren voulait vous confier un secret avant de mourir, mais il n'en a pas eu le temps. Il m'a dit avoir caché une boîte près de l'Ath'garo. Cela vous évoque-t-il quelque chose ?

- Oui... euh. Ath'garo est notre arbre, celui que nous avons gardé debout, même par les hivers les plus rigoureux.

- A cent pas vers l'Est, à partir de la grosse racine, fin de citation. Vous verrez cela demain matin, n'est-ce pas.

- Qu'a-t-il dit d'autre ?

- Oh, des banalités. Il veille sur vous, et voit tout ce que vous faites pour protéger les enfants du malheur, et il ne vous en veut pas d'avoir nourri le cochon avec ses restes. Bon ! Il est grand temps d'aller nous coucher, nous aussi. "

Sonnée, Lyve disparu auprès de ses petits.

Allongée près d'Hildrine, dans les odeurs de bestiaux, je m'interrogeais. Quel pouvoir était-ce là, de parler avec les morts ? Un frisson me gagna les tempes en repensant à la veuve... Les enfants avaient-ils vu le dépeçage de leur père ? Manger un mort... A coup sûr, elle avait dû garder quelques morceaux pour sa propre subsistance. Quels autres désespoirs m'attendraient encore sur la route, en compagnie de la vieille hänvet ?

Je m'éveillai le lendemain avec les babillages des enfants. Prompte à se lever, Hildrine me lança de toute sa hauteur rabougrie : " Occupe-toi de la truie. Tâche de savoir ce qui ne va pas et trouve un remède.

- Vous allez quelque part ? "

La vieille s'emmitoufla sans même me répondre et sortit prestement. La peste soit de cette... Elle avait déjà atteint la route. Lyve se planta près de moi, un gamin sur le bras. " Qu'y a-t-il par là-bas ?

- A trois lieues, un pont enjambe la rivière. Et la route continue jusqu'à Warrtur. La rivière continue au travers de la forêt, puis s'étale en marécage. Personne ne va là-bas. "

Lyve coupa des pommes très mûres pour les enfants, et cassa quelques noisettes. Comme elle ne mangeait rien, je lui offrit de mon déjeuner : un des derniers biscuits provenant du béguinage de Fjall Ek. Tandis qu'elle soignait ses enfants, je m'approchai de la truie.

L'animal restait couché, apathique, dans un coin, transpirant de fièvre, les oreilles bleuies par la maladie. Je plongeai mon regard dans le sien, puis trouvai mon autre regard. Elle s'appelait Nessa. Je la rassurai et lui posai toutes les questions pour déterminer la gravité de son mal. Nessa m'expliqua tout, puis me laissa regarder plus loin en elle. Les incantations qu'Hildrine m'avait apprises me furent d'une grande aide pour ne pas rompre le contact, et investiguer longtemps chaque organe, et plonger encore dans les amas de cellules, et enfin mettre l'oeil sur les coupables. Mais je fatiguai vite, et mon regard s'ébranla, me ramenant à la surface des êtres.

Tout le temps que la vieille passa dehors, je le passai dedans à examiner Nessa et à éliminer le virus qui infectait ses entrailles. Quand Hildrine reparu, le jour déclinait, j'étais épuisée et Nessa n'était pas encore tirée d'affaire.

" C'est bien, enfant, me dit Hildrine. Avec la pratique, tu y arriveras en moins d'efforts. Je vais terminer ce que tu as commencé. Assieds-toi avec les jeunes, raconte l'histoire d'Alwilda, et puis la tienne aussi, et bois à la source de leur émerveillement. "

Les enfants couchés, Nessa apaisée, Hildrine sortit sa pipe et sa flasque, fuma et offrit à boire à Lyve : " Alors, avez-vous trouvé ce que Loren a caché auprès d'Ath'garo ? "

La femme posa sur la table une boite de bois, sans couvercle, contenant un linge et encore de la terre. Elle entreprit, devant nous, de déballer ce colis venu de l'au-delà. Dans le linge, il y avait des pièces, beaucoup de pièces, et quelques billets rangés dans une pochette de cuir. Les larmes aux yeux, Lyve compta, additionna et arriva à la conclusion qu'il y avait là l'équivalent d'un an de revenu. Hildrine lui tendit la flasque à nouveau : " Trinquons avec Loren, qui repose auprès de vous. "

Lyve rangea le magot, et Hildrine l'invita à s'asseoir. " J'ai rencontré de vieux amis, dans le marais commença-t-elle. Ils m'ont promis de vous fournir régulièrement en bois pour cet hiver, et de vous avancer le travail pour l'an prochain.

- Des amis à vous, dans le marais ?

- Ecoutez bien, Lyve. Mes amis charieront le bois, bûches et fagots, par le cours de la rivière, et l'échoueront près du pont, chaque matin, bien avant l'aube, à compter de demain. Je ferai les présentations. Il faudra être aimable avec eux, et ne pas les regarder de travers. Le mieux est encore de les amadouer avec vos petits ; ils sont sensibles à la candeur des enfants... Allons prendre du repos, à présent.

Lyve essuya ses larmes sans rien ajouter, et monta se coucher. Je m'écroulai moi aussi, et fut réveillée par un coup de coude. " Allons, enfant, lève-toi ! Viens te présenter ! " Près de la vieille se tenait un être étrange, plutôt petit, à la peau pustuleuse, pour ce que j'en voyais, et à la bouche large et plate. " Bonjour, me dit la créature. Je suis Ruald. " Agenouillée pour rester à sa hauteur, je serrai machinalement la main que Ruald me tendait. " Euh, bonjour Ruald... Je suis Bodile. "

Sur ces entrefaites, Lyve apparut, flanquée de son aîné. " Oh regarde, maman, le petit monsieur comme il est rigolo ! " Le gamin alla naturellement à la rencontre de Ruald pour le dévisager de plus près. La créature grimaça ce qui ressemblait à un sourire. " Je suis Ruald, chef des brigades fluviales. Qui es-tu, toi ?

- Je suis Tonan, c'est moi le plus grand.

- Tu viens chercher du bois avec nous, Tonan le plus grand ?

- Sûr ! Je vous suis ! "

Bouche-bée, Lyve se laissa emporter par la tournure des événements. Elle revint les bras chargés de bois, Tonan ployant sous un gros fagot, commentant son aventure. " Tu vois, la vieille, elle raconte pas que des histoires. Les Bur'quau, ils existent, ils vivent dans les marais, et maintenant, ils nous aident. Tu crois qu'un jour je pourrai aller jusqu'à leur village ? Et tous les matins, comme ça, on va les voir, c'est trop formidable !

- Tonan, l'interpella Hildrine. Ruald et sa brigade seront vos amis aussi longtemps que vous pourrez préserver leur discrétion. Tout ça doit rester secret.

- Ah oui ! bien sûr ! Comme le fait que papa est enterré sous la maison. "

Le petit entra poser sa charge avant de s'occuper de ses cadets.

Nous les quittâmes de bonne heure, des trémolos dans la voix. Mais nous partions avec la certitude que leur Deaskygg serait plus beau que prévu. Lyve pensait à acheter un pain et une citrouille, simplement, et allumer un feu. Et le lendemain, après la corvée de bois, elle emmènerait Nessa en forêt, pour la laisser fouiner et pourquoi pas dégotter quelques beaux champignons. La truie nous avait confié connaître encore quelques coins intéressants, et était d'accord pour être saillie l'année prochaine.

Mon corps était toujours rompu, mon visage devait ressembler à celui d'un spectre, il pleuvait toujours, mais je me sentais sereine. Je ne souhaitais plus qu'une chose : mettre encore de la lumière dans les ténèbres.

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Table des matières

En réponse au défi

Autour d'Halloween

Lancé par Marina PHILIPPE

Je vous propose d'écrire un texte autour de cette période particulière de l'année où, dit-on, le monde des vivants et des morts s'interpénètrent, et où on tente de se protéger avec divers rituels plus ou moins magiques, que ce soit la tournée des enfants pour des bonbons, déguisés pour effrayer les esprits mauvais qui pourraient rôder, les citrouilles, les chats noirs, ou d'autres cérémonies plus obscures et plus lointaines. Ou juste une vie ordinaire dans laquelle l'étrange fait irruption.

On peut vivre cette période de diverses manières, y compris de façon humoristique, festive, ou totalement sceptique, voire hostile. Il n'y a pas besoin d'écrire forcément un texte fantastique ou d'horreur, ça peut être une approche plus originale, tous les genres sont possibles.

Commentaires & Discussions

Sous la maisonChapitre2 messages | 3 ans

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