Bientôt la retraite

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C'est l'aube et le coq chante de l'autre côté de la ferme. J'ouvre les yeux et je vois que le troupeau attend devant la porte de la salle de traite. Je suis la seule encore allongée dans la paille de ma logette. Ces derniers temps, le fermier n'est jamais à l'heure pour commencer la journée. Alors je vais traîner un peu plus dans ma litière. Je me lèverai quand il sera là. Je ne suis pas pressée, je n'ai pas autant de lait que les autres, puisque je suis au sixième mois de ma grossesse. Le mois prochain, je serai en vacances dans le bâtiment d'à côté, à attendre la naissance de mon veau. Qu'elles attendent debout ces courgettes ! Je ne vais pas m'user les sabots tout de suite.

Au bout d'un petit moment, la lumière s'allume et Jean-Yves entre dans la stabulation :

" Aller ! C'est l'heure les vaches ! Jonquille ! Debout ! "

C'est l'heure ? Il me fait rire. Le coq a chanté depuis un bon moment. Il y a quelque temps de ça, il était là avant même que cet oiseau soit réveillé. Je pousse sur mes pattes arrières pour me lever, et je rejoins doucement l'aire d'attente. Je pousse Galice devant moi pour qu'elle me fasse de la place. Personne derrière moi ? J'en profite pour me soulager la vessie.

Comme d'habitude, je passe la dernière à la traite. L'éleveur est énervé après Félicie qui ne supporte pas qu'on lui touche les trayons. Elle dandine sur ses pieds comme tous les matins et tous les soirs. C'est mon tour. Eh ! Doucement ! Je tape légèrement du pied pour lui faire comprendre. J'ai une gerçure, rappelle-toi. Il me masse un peu le pis. Voilà qui est mieux. Je me mets à ruminer le repas de la veille pour faire passer le temps. Lorsque j'ai fini ma part du travail, j'avance le long du quai pour sortir. Il y a une fenêtre au bout, devant laquelle j'aime bien m'arrêter. J'y vois de l'herbe verte à laquelle je n'ai jamais goûté. J'essaye de m'imaginer le parfum et la sensation des touffes de feuilles dans ma bouche. Ce doit être délicieux !

" Jonquille ! Avance ! Tu bloques tout le monde."

Je bois un peu d'eau en attendant que le repas soit distribué. Une vache arrive pour boire et me bouscule. C'est Canaille, la dominante. Elle me sort par les cornes, mais je m'écarte pour la laisser boire. Je ne veux pas d'ennui, surtout dans ma condition de future maman. Un bruit de moteur résonne dans le bâtiment. Le tracteur avance avec la mélangeuse distributrice. À table les filles ! Je trottine vers l'auge, puis je passe la tête à travers le cornadis pour plonger le mufle dans l'ensilage. Tiens ! Ce n'est pas la même chose qu'hier. Il est où l'ensilage de maïs ? Je meugle de mécontentement. C'est de l'ensilage d'herbe vieux de l'année dernière. Le goût n'est pas terrible. Je préfère aller manger le foin au râtelier.

C'est le début de l'après-midi, l'heure de la sieste. Nous sommes toutes couchées ou presque, certaines dorment et d'autres ruminent, comme moi. Je chasse quelques mouches avec ma queue lorsque j'entends un camion s'arrêter devant l'étable. Je dresse l'oreille pour savoir ce qu'il se passe. Jean-Yves entre avec un autre homme que je ne connais pas.

" Combien de vaches voulez-vous faire partir ? Demande l'inconnu.

  • Quatre ou cinq pour commencer. Je vais d'abord diminuer le cheptel. Je ne pense pas arrêter tout de suite. Plutôt dans un an ou deux.
  • Ok. Le plus facile à vendre, c'est des génisses pleines ou alors des vaches qui n'ont eu qu'un premier veau.
  • Les génisses, je les garde pour le voisin qui veut installer son fils. J'ai quelques vaches en premier veau."

Quelle est cette histoire ? Vendre des vaches ? Les voilà qui font le tour de toutes mes copines. Cet homme nous fait lever d'une tape sur la croupe. Il nous observe sous tous les angles, nous force à marcher, et pose de drôles de questions à l'agriculteur. Après discussion, ils me désignent et trois autres de mes copines. Puis l'intrus repart vers son engin. Jean-Yves nous amène à l'autre bout du bâtiment, dans un parc étrange.

Devant moi se trouvent de longues barrières entre lesquelles on nous oblige à avancer l'une derrière l'autre. Je n'aime pas ça du tout ! Au bout, il y a un objet brillant posé au sol. Je m'arrête pour renifler cette chose étrange. Il y a une odeur de javel. Une portière claque, me faisant sursauter ! Je relève la tête et je vois un lieu sombre devant moi. Je ne veux pas avancer plus. Je recule même si je marche sur les onglons de Jacinthe derrière moi !

" Aller Jonquille, avance ! M'invective mon traitre d'éleveur."

Non, je ne veux pas entrer là dedans ! Aie ! Je reçois un coup de bâton sur l'arrière-train. Aie ! Mais non, arrêtez ! Je n'avancerai pas ! Non les filles. Ne poussez pas ! Mes pattes glissent sur le sol, et je bute sur la rampe métallique. Quelques coups de plus et mes abruties de collègues nous ont poussées à l'intérieur de la bétaillère. Les portes se referment, nous enfermant dans la pénombre. Mes pattes tremblent, et je suis couverte de sueur. Le moteur se met en marche et nous voilà secouées dans tous les sens.

Le voyage est épuisant. Chacune de nous essaie de garder son équilibre tant bien que mal. Le véhicule s'arrête, et je m'écrase le nez sur la paroi. Tout est redevenu calme. Que va-t-il se passer maintenant ? Les portes s'ouvrent, laissant entrer une lumière éblouissante. Je cligne des yeux, et je vois un nouveau bâtiment, avec des vaches que je ne connais pas. Je descends prudemment pour explorer les lieux.

Ici, il n'y a pas de logettes, mais une grande aire paillée. Je m'avance pour essayer. Lorsque je pose mes sabots sur la paille, plusieurs vaches m'ont rejointe. Elles me reniflent, curieuses de voir une étrangère. La plus grosse du troupeau s'avance, et les autres lui laissent la place. À son tour, la dominante me sent, m'observe et s'éloigne comme si de rien n'était. Je la regarde s'éloigner, pour sortir de l'étable. Je remarque que les autres vaches lui emboitent le pas. Si je ne veux pas faire de vagues, il vaut mieux que je suive les autres. Arrivée à la barrière, je n'en reviens pas ! Devant moi s'étale une prairie verte comme j'en ai tant rêvé ! Je trottine jusqu'à la première touffe d'herbe que j'arrache de ma langue. Meuh ! Que c'est bon

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