Sang guerrier

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Arse suivait Saylin en silence depuis plusieurs heures. L'étroit sentier qu'ils empruntaient ondulait en pente raide sur le flanc du Pic en direction de la vallée. Plus les hauteurs s'éloignaient derrière eux, plus la végétation se faisait luxuriante. Délaissant les roches sèches et anguleuse, le chemin s'entourait peu à peu de hautes herbes et de rares fleurs, parsemées de quelques conifères.Ici et là, Arse percevait les grognements et bruits de cavalcade dans les fourrés des animaux de la région.

Bientôt, au détour d'un sapin isolé, il aperçut en contrebas plusieurs villages grouillant d'activité. Recouvrant totalement le pied des montagnes qui bordaient le trou au cœur de l'anneau, de vastes étendues de forêts les séparaient avec une précision incroyable.

Le Calciné n'en avait pas pris conscience auparavant, mais l'anatomie de cette terre lui paraissait désormais particulièrement simple. Le disque, percé en son centre, présentait un cercle parfait de montagnes, elles-mêmes entourées, vers le bord extérieur, de plaines, et de l'autre côté, de forêts. Le lézard n'avait jamais été doué en en géologie, mais cette structure l'époustouflait de sa logique naturelle.

Alors qu'il sortait de sa réflexion, il remarqua la lumière déclinante du Rideau, devant et derrière lui. Comme en réponse à cette obscurité en devenir, le froid surgissait de sa tanière, et l'entourait, de plus en plus mordant et insidieux entre ses écailles. D'un frison des plus désagréables, il fit appel au feu qui crépitait sous sa peau pour le chasser.

A quelques dizaines de mètres devant lui, Saylin poursuivait son chemin d'un pas décidé, prête à s'engouffrer dans le bois qui les mènerait à la cascade. Sans difficulté, Arse allongea sa foulée et la rattrapa.

"Nous devrions nous arrêter, la nuit tombe, souffla-t-il, le regard fixé sur les ténèbres alentours.

— Ne m'avais-tu pas dit que le temps pressait ? Nous pouvons encore atteindre le cœur du bois pour y passer la nuit.... Nous y serons à l'abri du froid, ajouta Saylin comme si le frisson du lézard avait été assourdissant.

— Comme tu voudras... balbutia ce dernier, décontenancé."

Tâchant de mettre de côté sa gêne, il accéléra encore le pas et dépassa la jeune fille. Il avait pour habitude de diriger et guider ses compagnons. Fidèle à ses coutumes, et malgré l'originalité de sa compagne de voyage, atteindre le bois en premier sonnait tel une obligation.

Alors qu'il la devançait, il ressentit le regard de Saylin dans son dos, lourd et présent.

Le jour fuyait quand Arse sentit un épais tapis d'humus sous ses griffes. Chez lui, la végétation était souffrante, étouffée par la chaleur tandis que ces arbres trônaient comme des rois. Leur taille gigantesque n'avait d'égale que la prestance de leurs branches hérissées d'épines chatoyantes. Arse n'aurait su évaluer leur nombre. La nature les avait disséminés avec une harmonie parfaite. Cette forêt lui inspirait une fraîcheur et un renouveau éternels, une présence grandiose de la nature, mais aussi un désagréable sentiment d'infériorité. Il n'appréciait pas la manière dont ces mastodontes le dominaient et se sentit bientôt écrasé par leur imposante stature. Inconsciemment, le lézard se raidit, bomba le torse et leva le menton, dans une attitude fière, presque altière, refusant de baisser les yeux devant ces êtres qui n'étaient, après tout, que des arbres.

Le regard plissé dans une attitude méfiante malgré son assurance de façade, il s'engagea plus profondément dans le bois, attiré par ce gout de l'aventure qu'il n'avait jamais su ignorer. Des nombreuses traces qui parcouraient le sol mousseux, le Calciné n'en reconnut aucune. Mais, alors que son regard se posait sur une énorme trace de patte, si puissante qu'elle en avait ébranlé le sol, un renouveau délicieux envahit le lézard tout entier. Son instinct de chasseur mit au défi, il s'enfonça dans le domaine sylvestre, son regard de braise cloué sur la piste de la bête. La suivre n'aurait pas été chose aisée si elle n'avait laissé derrière chacun de ses pas cette odeur musquée et sauvage.

Quand, juste devant lui, la créature apparut, il étouffa un hoquet de surprise. Elle était colossale. Monté sur quatre pattes courtaudes mais robustes, son corps était recouvert d'une épaisse fourrure acajou, hirsute et inégale. Son énorme tête était surmontée de deux cornes sur les côtés de son crâne et deux défenses, encore plus imposantes, dépassaient de sa gueule, se recourbant vers ses oreilles. Ses deux petits yeux brillaient dans la pénombre d'un éclat ambré, empreint d'une étrange lueur d'intelligence, sauvage et instinctive. Son museau se terminait par un large groin, entaillé de toutes parts, témoin de sa force et des épreuves traversées.

À sa vue, Arse se réfugia derrière le tronc le plus proche, le cœur battant la chamade, exalté. A contrecœur, il détourna les yeux de sa proie et entreprit d'escalader le sapin qui l'abritait afin d'avoir une vue d'ensemble sur la situation. La taille de la bête l'attirait telle la lumière attire un insecte, si bien qu'il dut déployer toute sa volonté pour contenir son honneur et réfléchir quelques instants.

Arrivé sur une branche assez épaisse pour soutenir son poids, les mains pleines de résine, le lézard s'y accroupit et contempla l'objet de ses désirs. La bête était seule, distraite au cœur d'une clairière où brillaient les derniers rayons du Rideau. Aucun risque. Pas besoin de plan.

La montée d'adrénaline avait envahi l'esprit d'Arse, réduisant ses pensées à leur stricte minimum. Le temps d'une chasse, il redevenait un prédateur, une bête sauvage et imprévisible. N'y tenant plus, sa volonté trop faible comparée à l'attraction qu’exerçait la vue de l'immense animal, il se tourna vers le tronc de l'arbre. D'un geste ferme et sec, il en arracha une poignée de branches fines mais bardées d'épines.

Puis, son regard littéralement enflammé, il se laissa emporter par cette vague de sauvagerie qui l'avait assailli.

D'un bond, il quitta son refuge et atterrit en une onde de choc dans l'herbe haute de la clairière, un genou au sol mais un sourire carnassier aux lèvres. Avec une vitesse et une agilité insoupçonnées, le mastodonte se retourna dans sa direction, les yeux brillants de détresse tandis que ses lourds sabots ébranlaient un à un le sol.

Lorsque, avec un reniflement de rage, la bête lança sa charge, Arse était prêt. Il bondit sur le côté, évitant de justesse le martèlement meurtrier des sabots et le tranchant des défenses. A peine l'animal s'était-il rendu compte de l'échec de son attaque que le Calciné amenait le feu à ses poings, qui lécha d'abord ses paumes avant d'atteindre le bois de la première branche. Son arme à la main, il se précipita vers sa proie, encore désorientée par les arbres qu'elle avait abattus dans sa course. Esquivant de justesse un coup de défense, il atteignit le flanc de la bête et, sans hésitation, lui enfonça le pieu enflammé dans la chair.

Avec un cri de douleur, la bête remua sa large tête en tout sens, folle de rage. Le lézard, frêle comparé à la stature de l'animal, évitait avec habileté et à grand renforts de sauts périlleux ces redoutables armes. Possédé par l'adrénaline et la furie du combat, il se sentait dans son élément. Chacun des mouvements de la créature lui semblait plus lent que le précédent, moins précis, plus prévisible, si bien que, à la suite d'un salto, il enflamma une seconde branche, qu'il planta d'un geste ferme dans son autre flanc.

Dans un gargouillis de souffrance, le pelage du sanglier s'enflamma, de chaque côté de son dos. Poussé par la douleur, il se roula dans le tapis d'humus et d'aiguilles pour l'éteindre. Le sang d'Arse ne fit qu'un tour. Il sauta sur le ventre désormais découvert de la créature, saisit puis embrasa sa dernière branche. Aussi vif et agile qu'une flamme, il planta son arme, en haut de la chair tendre du ventre de la bête, lui arrachant un râle rauque.

Le lézard sautait au sol tandis que les membres du sanglier s'arrêtaient lentement de bouger. La vie la quitta sans un bruit et la clairière, désolais dévastée, redevint silencieuse.

Encore empli de la fureur du combat, Arse se sentit observé et, dans un geste rageur, comme une bête sauvage autour de sa proie, se tourna vers les arbres dans lesquels il n'avait aucune confiance. Pourtant, en les parcourant de ses yeux, il distingua, au sommet d'un des immenses sapins, une silhouette fine, enrobée d'un tissu violet.

Alors que son regard l’effleurait, Saylin descendit prudemment de son perchoir et lui passa devant, tel un coup de vent.

Arse n'en croyait pas ses yeux. Il n'avait pas bougé d'un pouce, cloué sur place. Elle l'avait rattrapé et retrouvé, vu son combat, et ne l'avait pas aidé ? Jamais un lézard n'aurait agi de la sorte. Les "humains" étaient décidément de bien étranges créatures.

Sa stupeur passée, il retourna auprès de sa proie et trouva Saylin pelotonnée contre elle, le tête enfouie dans sa fourrure. Elle avait enlevé sa capuche, mais il ne pouvait croiser son regard. En la voyant ainsi, Arse reprit entièrement ses esprits et contempla le résultat de sa fougue.

Du sang tachait par flaques le tapis de mousse et les arbres alentours. Ces derniers étaient, pour la plupart, abattus, dans la charge frénétique de la bête. Cet endroit, auparavant si calme et apaisant, ressemblait désormais à une terre dévastée par un cataclysme. Elle ressemblait à son pays d'origine. Une terre morte.

Le lézard reporta son attention sur ses mains et, sans un mot, s'étonna de la quantité de sang, rougeâtre et épais, qui les recouvrait. Il avait l'impression d'être devenu aveugle, la rage du combat ayant remplacé son esprit. Il ne parvenait même plus à se souvenir pourquoi il avait tué cet animal... Pour se nourrir sans doute mais, dans un coin de son âme, une voix lui susurrait qu'il l'avait tué par soif de combat, soif de sang, soif de victoire, soif d'honneur et de gloire... Malgré ses envies, il ne parvenait pas à ignorer ce murmure, conscient de sa justesse.

Fébrile, il s'agenouilla auprès de Saylin et la contempla, silencieux, déplorer le résultat de sa sauvagerie. Il sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine, au rythme de ses doutes. Il ne connaissait pas cette jeune fille, et pourtant... Il lui semblait qu'elle avait toujours été là, à ses côtés, qu'il l'avait toujours connue... Était-ce en raison de l'expérience que lui avait fait vire ses yeux ? Arse n'en avait aucune idée. Mais si une chose était sûre, c'étaut qu'il ne pouvait laisser cette étrange adolescente dans cet état par sa faute.

Avec un soupir solennel, il attrapa du bout de ses doigts tremblants le menton frêle de Saylin et orienta son visage vers lui. Il leva ensuite son regard vers le sien, toujours d'un bleu pâle, sans reflets, s'y plongea sans opposer la moindre résistance, et lui demanda dans un murmure : "Que vois-tu ?"

Arse préférait cette franchise fière et honnête à un long discours semé d'excuses inutiles. Il n'y avait aucune excuse dans son esprit, seulement du courage.

La jeune fille ne répondit pas.

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