Primum Non Nocere

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 La fraîcheur de la mi-octobre mordait leurs jambes et leurs bras nus. « C’est vivifiant » Avait affirmé Sir Hawke en les pressant de rejoindre le terrain d’athlétisme près de l’étang pour débuter la séance d’entraînement commune. « Regardez comme vous êtes gras. Vous ne risquez pas de prendre froid dodus comme vous êtes… on dirait une bande de génisses à viande » Insista le maître d’arme en jaugeant durement du regard ce pauvre Archibald boudiné dans sa tenue de sport.

 Avait-il envie de crever plutôt que de courir de bon matin ? Oui, définitivement, et il était fort possible que l’hypothermie l’y aiderait. Ne pouvait-on pas laisser les gros être gros en ce bas monde ? Archibald avait à nouveau le cœur au bord des lèvres après avoir passé sa nuit en tête à tête avec une boîte de toffees et deux énormes pots de marmelade. Commencés à la cuiller, finis au doigt, on aurait dit une insulte proférée par Léonard.

 Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Jamal le haïssait, Charles aussi et pourtant il n’y avait rien au monde qui ne sache déplaire à Charles, pas même les coins de meubles qui le bousculaient systématiquement pour peu qu’un rayon de soleil ne fasse voleter de la poussière dans son champ de vision. Voilà ce qu’on gagnait à vouloir rabibocher ses amis, on finissait seul, à moitié à poil dans la brume automnale avec les dents du fond qui baignent. En moins de deux mois il avait pris un peu plus de dix kilos, son short lui rentrait dans la raie, son maillot de corps moulait désavantageusement ses petits tétés de bouboule et certains regards moqueurs lui cinglaient le dos plus violement encore que le vent qui se leva brutalement et fit tomber sur eux une pluie glacée.

 Hawke n’en aurait cure, ils feraient leurs dix kilomètres comme de gentils toutous en rond autour de l’étang, à travers le bois, derrière le manoir d’examen, en contournant la maison des aspirants, puis le château pour revenir sur le terrain d’athlétisme, deux tours pour tout le monde parce que le cross était le meilleur des échauffements pour une journée d’entraînement commun.

 Comme ils approchaient tous l’âge où il devenait bon d’obtenir un diplôme civil les cours se concentraient sur les matières dites « classiques », le collège faisait donc confiance aux aspirants, aux écuyers et à leurs mentors pour maintenir par eux-mêmes un niveau physique suffisant à la pratique de la chevalerie et approfondir leurs connaissances du surnaturel.

 Archibald s’était définitivement orienté vers la médecine, et de ce fait les enseignantes de biologie et de chimie ne le lâchaient pas d’une semelle. Elles lui donnaient le double de devoirs qu’aux autres et Miss Lockhart s’était mis en tête qu’il serait bon pour lui de faire des gardes à l’infirmerie en plus. Il ne pouvait pas vraiment s’en plaindre, elles mettaient tout en œuvre pour le voir réussir, elles lui faisaient confiance et chaque tâche qu’elles lui donnaient en était une preuve supplémentaire. Malheureusement le manque de temps couplé à son amour immodéré du sport et à la sournoiserie du sucre avaient fait de lui un petit boudin au souffle court. Pas étonnant que Jamal le déteste.

 Parce que Jamal le détestait, c’était sûr et certain. Il lui avait écrit une lettre d’excuses et l’avait glissé sous sa porte, s’il avait pris la peine de la lire il serait venu immédiatement le voir. C’était comme ça qu’était Jamal, il serait venu pour en parler en personne, pour que les choses soient claires, qu’il lui pardonne effectivement ou non. Là il n’était pas venu, il devait être terriblement en colère, il avait sans doute jeté sa lettre sans la lire.

 En parlant de jeter des lettres sans les lire… Leeroy se plaça à sa hauteur sur la pelouse trempée au bord de la piste. Ce matin encore il avait balancé une dizaine d’enveloppes à la poubelle. Tout ce qui était rose, parfumé, arborait des gommettes en forme de cœurs partait directement à la corbeille, les enveloppes plus sobres avaient droit au bénéfice du doute et étaient examinés nonchalamment avant de suivre leurs congénères. Il fallait dire que Leeroy ne cessait de croître en taille comme en beauté et que de savoir que deux de leurs camarades avaient frôlé la mort semblait l’avoir fait murir. Il prenait rarement la parole, restait courtois et pour le moins lapidaire, n’exprimant que l’extrême nécessité. Si Archibald ne l’avait pas vu avoir de grandes envolées lyriques sur l’importance de sa petite personne quelques mois plus tôt il aurait pu le croire d’une nature timide et douce. Le mot avait vite circulé entre les filles qu’un garçon de grande taille, de bonne famille et très bien éduqué occupait la maison des aspirants. Il ne comptait plus le nombre de fois où en revenant du bureau de Miss Lockhart il s’était fait harceler par des filles qui le suppliaient de leur laisser son tour de garde à l’infirmerie des aspirants.

 Il les comprenait, s’il n’avait pas su, pour l’avoir vu par lui-même, que Leeroy était un poison, il se serait sans doute prit au piège de ses grands yeux pâles et de ses jambes interminables. Diable qu’il était grand, deux têtes au-dessus de tout le monde. Léonard rivalisait presque, puis Jamal qui commençait à sérieusement prendre des épaules malgré sa convalescence et lui et Charles finissaient bons derniers à regarder tous les aspirants et les écuyers au niveau des aisselles. Charles grandirait encore, ses parents étaient dans la moyenne mais lui… Archie tenait de son grand-père pour tout. Les boucles soyeuses, les mollets velus, les taches de rousseur, les pommettes, les fossettes, les yeux ,et la taille de nabot. Cette ressemblance était d’autant plus frustrante que Grand-père Rhys avait toujours été svelte et dynamique, avant qu’il ne passe soixante ans il n’avait pas une once de graisse et encore maintenant il restait un sénior actif. Quand Archie regardait des photos de jeunesse de son aïeul, il se voyait en beau, il voyait ce qu’il pourrait être s’il y mettait les efforts. Il voyait une version de lui qui aurait pu suffisamment charmer Jamal, non pas pour qu’il lui tombe dans les bras mais au moins assez pour qu’il ne le haïsse pas.

- Archibald. L’appela Leeroy, le tirant de son petit brouillard personnel pour le ramener dans celui que tout le monde partageait sur le terrain d’athlétisme.

- Que puis-je pour vous messire ? S’inclina-t-il en grelottant.

- J’aimerai beaucoup te parler tout à l’heure… discrètement, je t’attendrais près du crématorium.

- J’achètes pas de shit Leeroy. Siffla Archie avec méfiance. Si tu as quelque chose à me dire, dis-le en public ou tais-toi et si ça concerne tes parties génitales… ma fois je serai de garde à l’infirmerie à dix-sept heures, je te donnerai la pommade dont tu as besoin pour popol et je noterai « anonyme » sur le cahier de l’infirmerie. Concéda-t-il.

- J’ai des questions sur Jamal. Insista le bellâtre.

- Hum… alors tu t’adresses à la mauvaise personne, je ne suis ni le concerné, ni une balance.

- Tu n’es qu’un minable troisième fils obèse et efféminé, pas besoin de t’en enorgueillir. Cracha Macpherson avec un regard en biais.

- Ah ! Leeroy, je te retrouve enfin ! Tu m’avais tant manqué ! Tu sais, j’ai eu peur, pendant quelques temps j’ai cru que tu étais devenu une personne décente.

 Leeroy leva les yeux au ciel et s’éloigna en recoiffant ses cheveux trop longs. Machinalement, Archie chercha Jamal du regard, il était en train de frotter les épaules de Charles, bleu de froid, en attendant qu’on leur donne les consignes pour leur journée d’amusement et le départ du cross. Ils auraient une heure pour faire leurs dix kilomètres et les tire-au-flanc auraient le droit de faire des pompes. Ensuite Hawke leur donnerait des bâtons pour qu’ils se tapent dessus les uns les autres à tour de rôle. Archibald se demandait s’il était vraiment si douloureux que cela de se casser une jambe et si une pente bien gadoueuse pouvait faire l’affaire comme outils d’évasion. Le seul soulagement qu’il trouvât à se tenir là sous la pluie était qu’au moins Jamal et Charles semblaient s’être réconciliés. Une petite voix dans sa tête lui susurrait qu’ils s’étaient liés autour d’une haine commune pour sa personne, un pincement dans sa poitrine que les mains de Jamal sur les épaules de Charles signifiaient bien plus qu’une simple tentative de l’empêcher de geler sur place.

 Est-ce qu’il était possible que le garçon pour lequel Jamal avais des sentiments ambigus soit Charles ? Il s’en était défendu à grands cris mais ça ne voulait rien dire. Après tout, Charles et lui s’entendaient très bien sur de nombreux sujets et leurs déprimes respectives auraient pu s’expliquer par le fait qu’ils avaient tous deux mis en danger la vie de leur amant. C’était scandaleux ! Charles avait l’air parfaitement prépubère ! Et si c’étaient ça les goûts de Jamal ? Les garçons maigrelets, frêles et glabres avec d’immenses yeux innocents et des coupes de cheveux ridicules. Archibald en grinça des dents à en sentir le gout du sang sur sa langue. Peut-être était-ce plus complexe que cela, peut-être leur amour était-il profond et sincère malgré le fait que Charles ait presque l’apparence d’un enfant. Dans ce cas il les avait jetés dans les bras l’un de l’autre comme un imbécile. « Au jeu de l’amour, y’a pas d’amitié qui tienne. » Le fait que Lucrèce puisse se carrer ses bons conseils bien profond ne signifiait pas moins qu’elle avait raison. Qu’aurait-il dû faire alors ? Regarder ses amis souffrir et s’isoler pour avoir une chance infime qu’une fois seul au monde Jamal se rabatte sur lui pour un peu d’affection ? Ne valait-il mieux pas qu’ils soient tous deux heureux ensembles ? Les bonheurs conjugués de Jamal et Charles en valaient bien la peine, non ?

 L’esprit d’Archibald était absolument convaincu que le fait que Charles et Jamal puissent vivre leur amour était l’une des meilleures choses possibles. Ils ne venaient pas de grandes familles donc on les laisserait peu ou prou tranquilles même s’ils décidaient de ne pas s’en cacher. Charles était dans la lune mais c’était quelqu’un de profondément bienveillant et prévenant sans être non plus naïf ; il avait tout juste ce qui manquait à Jamal de matoiserie et de malice pour compenser ses élans héroïques. Il était aussi d’une grande patience et savait parfaitement garder la tête froide lorsque la situation le nécessitait. En un mot, Charles Van Helsing était le compagnon idéal pour Jamal, il le rendrait heureux plus que quiconque et Jamal prendrait soin de lui mieux que personne.

 Le cœur d’Archibald n’était pas d’accord. Depuis des années il semait des indices par centaines pour dire à Jamal combien il l’aimait. Il était même parvenu à lui dire clairement « Je t’aime » et même si Jamal avait manifestement mal compris le sens de ses paroles, il avait répondu favorablement à tout ce qu’il avait fait et dit pour le lui faire comprendre. C’était lui que Jamal avait désigné comme l’époux idéal, bien qu’il ait parlé de Charles juste après. Ils dormaient parfois ensemble et se prenaient dans les bras et même s’embrassaient à l’occasion sur la joue ou la tempe et se blottissaient l’un contre l’autre et Jamal en était toujours content. Il le faisait aussi avec Charles. Sauf que Charles était mignon comme un lapin nain et spirituel, avec une aura étrangement apaisante et qu’Archie lui… Archibald c’était un lourdaud avec une grande gueule qu’il emplissait de friandises à la moindre contrariété. Archibald c’était ce type pénible et repoussant qu’on ne dégage pas de son groupe d’amis pour ne pas avoir mauvaise conscience mais dont on ne se réjouit jamais vraiment de la présence non plus. Archibald c’était un raté, un médiocre, un pleurnichard et il était encore hanté par le regard de dégoût que Jamal lui avait lancé dans le manoir le soir de l’examen. Il était lâche et veule et ce qui était le plus injuste c’était que la seule chose bonne en lui était fatalement vouée à l’échec, comment pouvait-il s’imaginer aimer correctement Jamal alors qu’il n’était qu’une sombre merde flasque ?

 Le corps d’Archibald vomit tripes et boyaux quelques secondes à peine après que Sir Hawke ai sifflé le départ du cross. Tout le monde était parti d’un seul homme pour en finir au plus vite et le bruit de ses vomissures avait été caché par la pluie battante. Une main lui tira avec rudesse les cheveux en arrière tandis que leur maître d’armes le regardait avec dépit, le crâne à l’abris sous son porte-notes.

- Macpherson, emmène-le à l’infirmerie. Je vous ferais l’évaluation du parcours course la semaine prochaine avec les petits.

- Bien Messire. S’inclina poliment Leeroy sans lâcher sa prise cruelle sur ses cheveux.

- Et toi, qu’est-ce que tu regardes Alistair ? Cours droit avant que je ne te mette mon pied au cul ! Se détourna Hawke en pressant Léonard qui courrait à reculons pour les observer.

 Le rouquin partit comme un lapin de garennes, il était gros de muscles et ses cuisses bandées semblaient capable de faire trembler le sol. Même Léonard avait l’air d’un homme, Archie aurait pu en pleurer.

 Il s’en fallut de peu pour que Leeroy ne le traîne par les cheveux jusqu’à la maison des aspirants. Archie se dégagea de sa prise uniquement grâce au fait que ses cheveux trempés glissaient entre les longs doigts fins de son camarade.

- C’était donc toi le voleur de marmelade. S’amusa sournoisement Leeroy lorsqu’ils furent dans le hall.

- Je t’en prie Leeroy, laisse-moi mourir dans un coin et vas persiffler plus loin. Soupira le petit gros en ôtant ses chaussures inondées et boueuses d’avoir seulement traversé la pelouse.

- Je dois m’occuper de toi, ce sont les dires de Hawke. Je n’ai pas envie de me mettre dans ses mauvaises grâces.

- Et depuis quand tu lui suce la bite à celui-là ? Grinça Archibald.

- Depuis un peu plus de trois semaines. Admit docilement Leeroy en retirant lui aussi ses chaussures pour ne pas souiller toute la maison.

 Archibald se retourna brusquement vers lui et un sourire passa sur la jolie bouche de son camarade. Impossible de savoir si c’était une plaisanterie… c’était surement une plaisanterie. Archie avait un doute, la plaisanterie ce n’était pas le genre de Macpherson mais admettre une telle atrocité avec tant de décontraction non plus ça ne lui ressemblait pas. Leeroy essayait peut-être de se le mettre dans la poche pour pouvoir lui poser ses fameuses questions sur Jamal. Oui, c’était surement ça.

- Je te propose d’aller te doucher et de passer des vêtements un peu moins… étriqués. Tu laisses peu de place à l’imagination et ce n’est pas très flatteur.

- Oh, merci pour cette observation, je n’avais pas remarqué que j’étais une insulte à l’humanité les huit premières fois que Hawke m’a traité de gros en évoquant des animaux de la ferme. Soupira-t-il en levant les yeux au ciel.

- Arrête de chouiner Bryant, une fois que tu auras enlevé ton maillot plein de vomit et que tu auras passé quelque chose qui ne comprime pas tes fesses à l’encontre de toute logique tu seras un porcelet tout à fait acceptable. Pouffa Leeroy.

- Gna gna gna regardez-moi, je reçois dix déclarations d’amour par jour, je ne vomis jamais, je ressemble à David Bowie et tous les autres sont moches et gras. Grommela Archie.

- Ne dis pas n’importe quoi. Bowie n’est qu’une petite chose pâle.

 Leeroy ramena en arrière ses cheveux ruisselants d’un geste théâtral et Archie ne put s’empêcher de rire en le voyant s’avancer d’une démarche précieuse dans le couloir. C’était une mauvaise idée que de se laisser rire, il manqua de se retourner l’estomac à nouveau et dû serrer les dents en suivant Leeroy à l’étage.

- Si ça ne t’embête pas je vais me doucher aussi, je n’ai pas envie de prendre froid à cause des idées stupides de Hawke.

- Oh ! Appelle-le Garret puisque vous êtes si intimes. Lança Archie par pure provocation.

- J’aimerai bien mais maman ne veut pas que je parle la bouche pleine. Répondit son camarade avec un rictus.

- Tu parles comme Léonard s’il avait un cerveau ! Il va falloir que tu arrêtes ou que tu me cherches un seau avant que je ne refasse la peinture.

- Va te chercher des vêtements propres cochonnet, je t’attends devant les douches.

 Archibald s’exécuta et rejoignit Leeroy à l’entrée de la salle de bain avec des vêtements qu’il avait récupéré de William. Le plus âgé de ses frères avait toujours été grand et costaud, Kenneth, le deuxième, était juste costaud et Archie, lui, il s’appliquait à remplir les chemises de ses aînés avec ses bourrelets pleins de vergetures. Il aurait dû leur piquer leurs vêtements de sport aussi. Il y songerait la prochaine fois qu’il rentrerait à la maison.

 Leeroy était grand et beau mais pas imperméable, il grelottait, les lèvres bleuies dans le courant d’air du couloir, trempé jusqu’aux os.

- Alors Ziggy Stardust, on n’a pas de radiateur dans son vaisseau spatial ?

- J’ai pas vingt kilos de couverture thermique intégrée Porcinet. Lui cracha Macpherson.

- Et là, c’est le moment où tu m’envies… Excuses-moi, j’ai une douche à prendre.

- Tu iras faire quoi après ?

- J’ai des révisions à faire et si je peux en profiter pour peaufiner la dissertation que m’a demandé Miss Marshall… j’y ai passé la nuit mais si j’avais su que je serai dispensé de sport j’en aurais profité pour dormir.

- Un vrai bourreau de travail. Ricana Leeroy. Tu devrais te reposer un peu, tu t’es vomit dessus avant même qu’on commence à courir.

- J’ai avalé deux pots de Marmelade et une boîte de chocolat cette nuit en travaillant pour me tenir debout.

- Et c’est beaucoup pour toi ? Excuse-moi mais je n’ai jamais été un gros lard alors j’ai du mal à me rendre compte.

- C’est déjà pas mal. Répondit Archie en haussant les épaules. Mais ce n’est pas vraiment ça qui m’a fait vomir.

- Quoi donc alors ? S’amusa son camarade.

- L’odeur pestilentielle de tes chevilles qui traînent un œdème depuis quinze ans.

 Leeroy renifla, appréciatif de la répartie pour ce qu’Archibald parvenait à comprendre de son visage délicat aux traits perpétuellement ou ennuyés ou dégoûtés. Il posa ses affaires sur le bord de la fenêtre et partit se réchauffer au plus vite sous une douche si chaude que la buée sauta presque immédiatement aux vitres et au miroir. Archibald leva les yeux au ciel et accrocha proprement les affaires de son camarade aux patères prévues à cet effet sur le grand radiateur de la salle de bains. Que les garçons de leur âge pouvaient être distraits ! Quand grelottait, se réchauffer sous une douche c’était bien mais si c’était pour passer des vêtements froids ensuite, quel intérêt ? Il se glissa dans la cabine mitoyenne de celle de Leeroy et procéda à sa toilette en rassemblant ses pensées autour de son devoir de biologie.

 Il se shampouinait avec soin lorsque la voix de Leeroy l’interrompit en pleine reformulation d’un paragraphe sur la division cellulaire.

- Est-ce que Jamal t’a parlé de moi récemment ?

- Il ne parle pas beaucoup en ce moment. Je ne sais pas si tu es au courant mais il a perdu son grand-père, il a tué pour la première fois, il a failli mourir dans la foulée et il ne va pas très bien. Je pense que ses priorités se trouvent ailleurs. Répondit-il, bien trop préoccupé par la souffrance de Jamal pour être pleinement méprisant avec Leeroy.

- Je sais mais… La voix de Leeroy se brisa de façon surprenante et parvint à retenir toute l’attention d’Archie. On a eu… je… Je me suis fait des idées sur lui pendant un moment et je voulais savoir s’il avait évoqué quelqu’un qu’il aimait bien et j’aurais bien posé la question à Charles parce que c’est son meilleur ami mais Charles est…

- Non ! S’empourpra-t-il. C’est moi son meilleur ami ! Laisse Charles en dehors de ça !

 Rouge de colère, Archibald sautilla dans l’espoir d’atteindre le haut du muret qui les séparaient, il avisa le porte-savon, l’envisagea comme marchepied puis renonça. En entendant ses tentatives, Leeroy se hissa se son côté, sans la moindre peine, il l’observa, accoudé au muret comme un enfant à une table trop haute, les joues rougies par la vapeur d’eau.

- Ne te fâche pas Porcinet, c’est juste que Jamal a beaucoup plus en commun avec Charles qu’avec toi… Ils s’entendent presque sans avoir besoin de parler, ils se mettent naturellement ensemble pour les projets de classe, ils ne se disputent jamais, ils passent des heures à philosopher sur des bondieuseries qui n’intéressent qu’eux. Je ne dis pas qu’il ne t’apprécie pas mais t’es plus sa maman de substitution que son meilleur ami.

- Et qu’est-ce que tu en sais toi ?! Trembla Archie. Tu n’as jamais eu d’amis.

- Mais j’ai une maman qui me noue mes cravates, me dispute quand je dis des bêtises et m’embrasse sur le front quand je suis triste, exactement comme toi avec Jamal.

 Archie sentit sa bile monter au grand galop dans son œsophage, il serra les dents et le sel de ses larmes parvint à faire redescendre l’acidité dans sa bouche mais sa gorge le brûlait toujours. Il n’avait pas le droit d’être l’amoureux de Jamal, soit, il n’avait jamais vraiment songé à ce que cela soit possible de toute manière mais… pas même son ami…

 C’était sans doute la fatigue des derniers jours qui refaisait surface, Archibald se mit à sangloter comme un gamin qui s’est gamellé devant tout le monde au square. Il se frotta les yeux avec ses poings boudinés et tourna le dos à Leeroy qui l’observait, le visage neutre, du haut de son perchoir.

 L’enfoiré n’avait même pas l’air de prendre du plaisir à ce qu’il faisait. S’il avait ne serait-ce qu’esquissé un sourire, Archie se serait dit que c’était un sale con et qu’il ne débinait des méchancetés que parce que ça l’amusait. Là, le sérieux qu’affichait son camarade le rendait inconsolable, incapable de balayer son chagrin sous un tapis de fierté.

 Leeroy poussa sur ses bras et passa ses longues jambes par-dessus le muret carrelé pour le rejoindre.

- Dégage ! Couina Archie en s’étouffant à moitié dans sa morve.

Leeroy ne l’écouta pas, il le prit dans ses bras et le serra précieusement contre sa poitrine.

- Je suis désolé. Murmura-t-il. Je pensais que tu le savais.

 Archibald le gifla de toutes ses forces, quel culot ! Il le repoussa, finit de rincer le savon qui lui restait dans les cheveux et sortit de la cabine pour se sécher en laissant Leeroy, la tête basse sous les dernières gouttes qui tombaient du pommeau éteint. Il se frictionna en allant au plus vite avec sa serviette et enfila juste le nécessaire de vêtement pour être décent en retournant à sa chambre. Il avait du travail, beaucoup de travail à faire.

 Il se posa dans sa chambre devant son devoir de biologie, la chemise à peine boutonnée et tenta de le relire en vain. Il dû repousser son ouvrage pour ne pas le ruiner, il n’arrêtait pas de penser à la lettre d’excuses qu’il avait écrite à Jamal. Quel idiot, quel sombre idiot, il n’était même pas son ami, juste une commodité, quelqu’un de pratique que l’on fréquente par habitude.

 Le front sur le bord de la table, les mains plaquées sur la bouche pour étouffer les plaintes et les hoquets qui lui déchiraient la poitrine, Archibald n’avait jamais eu aussi mal de toute sa vie. La douleur était d’autant plus insupportable qu’elle lui cinglait le corps sans avoir de source tangible. Aucune compression, aucun baume ne pouvait apaiser la plaie béante qu’il avait dans le cœur.

 Leeroy se glissa à ses côtés comme un chat qui vient de se faire disputer. Lent et silencieux, prudent et ondoyant comme s’il cherchait à ce que son charme rattrape le coup mortel qu’il venait de lui porter. Il ne dit rien et s’agenouilla près de sa chaise, hésitant à lui frotter le dos pour le réconforter, il avait l’air très mal à l’aise, c’était bien la moindre des choses.

 Les tempes prises dans un étaux, Archie finit pourtant par retrouver son souffle, petit à petit, la bouche sèche, l’âme aride.

- Je t’ai fait du thé. S’autorisa Leeroy dans un marmonnement honteux. Je ne voulais pas te faire de la peine à ce point.

- A ce point. Répéta Archie avec un rictus mauvais en se redressant finalement et en se servant du thé d’une main tremblante.

- Je me suis trompé sur ce que ressentait vraiment Jamal pour moi, moi aussi et je sais à quel point ça fait mal… D’autant plus qu’il n’a même pas mentit… c’est encore plus dur quand on s’aperçoit qu’on s’est juste fait des idées.

- Arrête ton char mon grand ! La seule chose que tu aimes en ce bas monde c’est toi et tout le reste tu lui chie à la gueule. Lâcha Archie avec dédain en sirotant le thé tiède que lui avait apporté Leeroy.

 Son camarade poussa un soupir et se servit une tasse de la même théière avant de s’asseoir en s’adossant au placard de son bureau.

- J’aime Jamal aussi… et je le hais. Souffla-t-il, les yeux perdus dans le vide. Je lui ai avoué ce que je ressentais pour lui et il m’a embrassé. Je pense que nous étions juste très confus tous les deux. Il m’a dit qu’il m’appréciait mais qu’il ne souhaitait pas avoir une relation avec moi parce qu’il ne voulait pas avoir à mentir à propos de nous. J’ai dû me tromper sur le mot « apprécier » je pense qu’il parlait de quelque chose de plus… physique que ce que j’évoquais de mon côté. Tu n’es peut-être pas son ami préféré mais tu es son ami tout de même et je pense qu’il a tout de même un profond respect pour toi et une affection sincère.

- Toi, tu n’as ni l’un, ni l’autre. Constata Archie entre la compassion et la mesquinerie.

- Je ne suis bon qu’à baiser. Répondit-il en haussant les épaules. Ce n’est pas grave, je le savais.

- Tu pourrais avoir les trois. Reprit Archibald en étirant son dos. Il faudrait juste que tu arrêtes de montrer les griffes à la moindre contrariété. Tu ne t’en es peut-être pas rendu compte mais tu peux être d’agréable compagnie quand tu ne t’acharnes pas à saborder tous les embryons de sympathie qu’on peut avoir pour toi. Si on omet le fait que j’ai à présent une furieuse envie de me jeter du toit, j’ai passé une matinée plutôt agréable en ta compagnie. Je pense juste que ton humour ne siérait pas à tout le monde mais mis à part ça… tu as su faire preuve d’autodérision, ça aide à faire passer le coup du « porcelet ».

- Et j’ai gagné ton respect et ton affection en me moquant de ton obésité en devenir ? C’est bon à savoir. S’amusa pâlement Leeroy.

- Ne sois pas ridicule. S’emporta Archie en levant les yeux au ciel. Tu as suscité mon intérêt, je veux bien entrouvrir la porte pour voir si tu mérites mon respect et mon affection. Disons que nous commençons à dessiner les plans du pont pour que tu passes de « Cet odieux connard de Leeroy » à « Mon bon camarade Leeroy » et peut-être, un jour, si tu es sage « Mon ami Leeroy ». Et je promets de ne jamais tenter de coucher avec toi pour te prouver que tu n’es pas bon qu’à baiser.

- Tu me prives de mon meilleur atout. Releva-t-il. Surtout que tu m’as dit que je pourrais avoir les trois. Je veux ton respect, ton affection et que tu reconnaisses mes talents de pénis sur pattes.

 Archibald reposa sa tasse lentement sur la table et frotta son visage encore engourdit par les pleurs avant de se tourner vers Leeroy pour être sûr et certain d’avoir compris sa requête.

- Pardonne-moi, j’ai dû mal te comprendre. Tu voudrais quoi ?

- Je voudrais être ton amant, que tu me respecte et que tu aies de l’affection pour moi. Répéta paisiblement Leeroy sans ciller.

- J’ai une gueule de pédale facile ? Questionna Archie sans détours.

- Facile… j’en doutes, tu as ton petit caractère Porcinet. Cependant je pense que tu es plus qu’ouvert à certaines questions et si je peux t’aider à y apporter des réponses je le ferais volontiers.

- Je croyais que c’était Jamal ton type… Fronça-t-il.

- J’ai dit que tu étais gras, pas que tu étais laid. Certes tu n’étais pas à ton avantage dans un short deux tailles trop petit mais une fois tes jolis petits bourrelets épanouis à l’air libre tu n’es pas si mal du tout et puis il faut un sacré manque d’imagination pour n’apprécier qu’un seul type d’hommes.

- Assieds-toi dessus et fais la toupie, on verra si tu t’envoles. Souffla Archie avec un sourire en coin.

- Dois-je prendre cela pour un « non » ? S’amusa Leeroy en haussant un sourcil.

- Je le crois bien très cher.

- Soit…

 Leeroy se releva et défroissa son pantalon d’un geste de la main, il étira son long corps souple en un geste gracieux avant de se tourner vers lui, les mains sur les hanches.

- Et puis-je au moins partager un coin de votre bureau pour faire mes devoirs Messire Pourceau ?

- Mais bien volontiers Dame Vipère, tenez, je vous fais de la place.

 Archibald lui dégagea soigneusement un coin de bureau et attendit qu’il revienne avec sa chaise et ses affaires de classe avant de se remettre pleinement à son travail. Leeroy travaillait silencieusement, c’était agréable. Charles avait cette vilaine manie de balancer les pieds sous sa chaise en faisant un potin monstre, Léonard fulminait et grommelait des jurons dès qu’il avait le moindre mal à comprendre une question ou à orthographier un mot, Jamal quand à lui était tellement désireux d’être impeccable qu’il passait son temps à poser des questions et à les répéter pour être sûr de tout avoir saisis dans le moindre détail. Leeroy de son côté ne produisait que le léger grattement de la plume et de temps à autres le froissement d’une page que l’on tourne et ce silence monastique était la meilleure atmosphère que l’on puisse créer pour une étude soigneuse.

 Midi sonna au clocher de la chapelle, Hawke arriva avec l’air d’un ours qui a glissé dans la rivière en échouant à attraper le saumon de ses rêves.

- Bon, au moins vous n’avez pas tiré au flan, c’est bien. Commença-t-il en regardant leurs devoirs. Bryant, tu vas mieux ? Tu t’es reposé un peu ?

 Hawke lui colla sa grosse main caleuse et étrangement chaude sur son front. Archie aurait bien voulu s’en essuyer rapidement mais il doutait que son maître d’armes le prenne bien.

- T’as pas de fièvre, t’as mangé un truc qui passe mal ?

- Oui, je crois. Ne vous inquiétez pas, je pense que ça va passer.

- Très bien, alors mange léger ce midi, vous nous retrouvez à treize heures dans le gymnase.

- Messire, j’ai ma garde à l’infirmerie ce soir.

- Tu ne vas pas la faire alors que tu es malade Bryant, un peu de bon sens que diable. Passe à l’intendance, je leur ai dit de te mettre une tenue à ta taille de côté, tu n’auras qu’à te changer dans les vestiaires du gymnase.

- D’accord Sir. S’inclina Archie.

- Macpherson. Se tourna Sir Hawke. Merci de t’être occupé de ça sérieusement, continue comme ça t’es sur la bonne voie.

 Le maître d’armes tourna les talons tandis que ses élèves rangeaient leurs affaires de classe. Leeroy, le visage penché sur son sac affichait un sourire jusqu’aux oreilles et il attendit d’entendre le pas lourd de Sir Hawke dans l’escalier pour pouffer à mi-voix.

- Merci de t’être occupé de « ça ».

- « Ça » va maintenant devoir aller assumer son gros cul à l’intendance, expliquer à Miss Lockhart pourquoi il saute une garde et sera quand même obligé de grimper à la corde aujourd’hui.

- « Ça » va téléphoner à Miss Lockhart. Je vais te mettre ton déjeuner de côté et après le repas nous irons ensemble assumer ton gros cul et grimper à la corde n’est pas si difficile.

- Oui ben c’est facile à dire pour toi, tu te mets sur la pointe des pieds et tu touches le plafond.

- Allons, allons Porcinet ne fais pas ta mauvaise tête, tu ne comptais tout de même pas rester en repos ad vitam juste parce que tu as passé ta nuit à bâfrer.

- Je t’emmerde. Grommela Archie, à court d’arguments.

- Ainsi soit-il. Conclu Leeroy.

 Il se leva, lança son sac sur son épaule et ramena sa chaise dans sa chambre. De son côté Archibald s’occupa de prévenir Miss Lockhart de son impossibilité de faire sa garde et d’essuyer un flot de reproches destinés à Sir Hawke. Voyant que l’heure avançait, Leeroy avait fini par lui apporter le bol de bouillon et le petit pain destiné à son déjeuner directement dans le couloir à côté du téléphone. Archibald mangea debout en essayant de placer plus qu’une onomatopée pour expliquer qu’il devait raccrocher. Macpherson lui fit signe de le rejoindre au gymnase directement, il allait passer à l’intendance pour lui.

 Fallait-il vraiment que ce garçon se sente seul pour que, sur la vague promesse d’une bonne camaraderie lancée entre deux injures de bas étage, il se décarcasse autant d’un seul coup. Peut-être avait-il simplement prévu de lui faire un sale coup. De lui prendre un uniforme volontairement toujours trop petit. Peut-être avait-il mis un laxatif dans sa soupe ou projetait-il de raconter à tout le monde que Archibald Bryant pleurait comme un bébé sous la douche parce qu’il était un gros lard sans amis.

- Archibald ! Archibald, vous avez l’air complètement ailleurs. S’agaça la voix de Miss Lockhart au téléphone. Avez-vous des vertiges ? Retournez vous allonger, je ne veux pas que vous me fassiez une crise d’épuisement, je vais venir vous examiner.

- Ce ne sera pas la peine madame, merci beaucoup, je dois y aller, je vais être en retard au gymnase.

 Il raccrocha en entendant au loin Miss Lockhart se jurer d’énucléer Sir Hawke et partit aussitôt à la poursuite de Leeroy. Il avait dix minutes pour arriver au gymnase, se changer et s’asseoir sagement avec les autres. En arrivant dans les vestiaires, il trouva Leeroy qui passait sa tenue ainsi que l’un des sacs en plastique transparent de l’intendance dans lequel était scellé un uniforme de sport du collège Saint George.

- Hawke t’as pris du XXL, j’ai dit à l’intendant que tu allais nager dedans mais il n’a rien voulu entendre.

 En effet, Archie devait être moins gros qu’il ne le pensait mais il préférait mettre le résultat sur le compte de sa petite taille. Le short censé arriver à mi-cuisses lui tombait sous les genoux et il aurait presque pu inviter un copain avec lui pour vivre à l’intérieur. Quant au maillot de corps, il était si grand que, pour peu qu’il se penche en avant, cela revenait peu ou prou à aller torse nu.

- Attends. Intervint Leeroy.

 Il s’appliqua à faire des nœuds dans les bretelles de son maillot tandis qu’Archie resserrait le cordon de la ceinture de son short au maximum afin de ne pas le perdre sur ses chevilles à la moindre secousse. Dans la précipitation ils se rendirent dans le gymnase, accueillis par les regards en biais des aspirants et écuyers qui avaient passé leur matinée dans le froid et la gadoue avant de se voir balancer un sandwich mou composé de jambon fade, d’une feuille de salade fatiguée et d’une tranche de cheddar proche de la semelle orthopédique. Les yeux rivés au sol Archibald se sentait rouge de honte et s’avança au milieu des autres à petits pas rapides. Il devait être particulièrement ridicules dans sa tenue beaucoup trop grande mais elle tenait solidement sur lui et cachait ce qui devait l’être, n’était-ce pas là le but d’une tenue après tout.

 Il entendit le fameux Bergman et ses copains Chiroptèrophiles marmonner, fulminer et glousser en le regardant. Qu’ils se moquent seulement, il se battrait de nouveau contre eux s’il le devait et cette fois Jamal ne pourrait pas l’empêcher de leur faire manger leurs grandes oreilles.

 La sveltesse et la grâce de Leeroy se placèrent en mur entre Archibald et les moqueurs le temps qu’ils reçoivent leurs consignes pour l’après-midi.

 Point de corde pour eux mais un petit tournois d’escrime, super, ils avaient échappés aux coups de bâtons le matin pour les avoir l’après-midi. Ils tirèrent chacun un numéro au sort et la quarantaine de jeunes hommes qui vivaient à demeure dans la maison des aspirants furent répartis sur un tableau. Les rencontres dureraient cinq minutes maximums. Rien quand on se prélasse au soleil, un temps infini lorsque l’on se fait cogner par un gros crétin avec un bâton et le feu vert de ses professeurs. Le combat serait en faveur de celui qui aurait l’avantage au moment du coup de sifflet final. Cette façon de faire permettait de mettre en avant plus que la simple force physique, en estimant bien son temps, en calculant son coup, même une grosse boule flasque comme Archie pouvait désarmer son adversaire au dernier moment et avancer dans le tableau sans pour autant être un bretteur de génie. L’idée était de mettre en avant les élèves capables de se servir autant de leur tête que de leur adresse. Si ses frères lui avaient bien apprit une chose de leurs expériences du terrain c’était que savoir poser le bon coup au bon moment était bien plus important que de savoir faire des centaines de pompes sans broncher mais que d’être capable de faire lesdites pompes augmentait considérablement l’éventail des coups et des occasions à créer pour les placer avec pertinence.

 La première rencontre se fit entre un aspirant qui s’appelait Florian Ferguson qui avait un cheveu sur la langue monstrueux et le fuyant Joseph Watson qui était globalement un type convenable mais qui regardait les filles avec un œil torve et avide à mettre des frissons dans le dos.

 Absorbé par la façon dont Ferguson faisait des moulinets avec son épée d’entrainement pour épuiser son adversaire, Archie ne put sentir que Jamal s’était approché de lui qu’à l’odeur caractéristique de sa sueur qu’il aurait reconnu entre mille. Il ne dégageait pas une odeur acre de vieux pied mais un parfum de musc légèrement salé, sans acidité particulière. Même puant, il sentait bon et Archibald en sentit le duvet sur ses bras et ses jambes se dresser.

- Ça va mon copain ? Lui chuchota Jamal d’un air inquiet, aussi discrètement que possible pour qu’ils ne se fassent pas disputer.

- Oui, j’avais mangé un truc qui passait mal. Répondit-il sur le même timbre.

- Tu as vomi parce que je n’ai pas répondu à ta lettre et que ça t’a rendu triste ?

 Archibald ne répondit pas, il frémit. Jamal le connaissait trop bien. L’adolescent rassembla ses genoux vers sa poitrine et poussa un soupir.

- Je suis désolé, j’aurais dû passer directement mais je me suis dit que nous aurions le temps d’en parler plus tard calmement plutôt qu’entre deux portes.

- T’inquiète, je vais mieux. Je ne t’en veux pas.

- Merci Archie.

 La joie qui fleurit dans son ventre en voyant Jamal esquisser un sourire lui réchauffa la chair pour trois hivers. Son camarade lui mit un petit coup de coude amical et la chaleur de sa peau lorsqu’elle frôla la sienne manqua de peu de lui faire éclater le cœur. Archibald Bryant était un bâton de dynamite sans mèche qui jouait au bord d’un volcan en éruption. Son explosion passerait probablement inaperçue dans ce maelstrom mais elle était inévitable. Soufflé, atomisé comme s’il n’avait même jamais existé par la force, la beauté, l’éclat inimitable de Jamal Singh roi des rois, volcan au-dessus des volcans, un ange descendu des cieux qui le touchait par sa grâce. Il ne le haïssait pas, il n’avait juste pas eu le temps ou l’occasion de venir lui en parler. Il voulait discuter de leur altercation paisiblement, rien que tout les deux ou même avec Charles pour ce qu’Archie en avait à foutre, il voulait un moment avec Jamal, pour lui parler, pour s’assurer qu’il était bien son meilleur ami pour toujours.

 Watson se fit mettre à terre comme un rien, il aurait pu danser un balai Russe que ça aurait été du pareil au même, Archie n’avait plus d’yeux que pour Jamal. La façon dont la lumière crue du gymnase jouait dans ses yeux noirs, son nez en goutte d’eau, l’angle de sa mâchoire… il sentait son cœur battre au ralenti.

- Bryant ! Beugla Sir Hawke.

 Archie jeta un œil au tableau, c’était son tour, il allait se faire rosser par Tom Birch, l’homme qui crachait dans les assiettes de pâtes et cognait les nez. Il aurait dû courir malgré le vomi et se casser la jambe en glissant dans une flaque de boue, ça aurait été bien plus rapide.

 Cinq minutes à passer, il serait éliminé et pourrait se mettre dans un coin de la pièce avec une poche de glace et tout le loisir de s’extasier sur l’élu de son cœur. Il ne devait pas pour autant trop se laisser faire sinon Hawke lui en ferait voir de toutes les couleurs et les autres aspirants s’imagineraient qu’il était une cible facile, et surtout, surtout ça ferait beaucoup trop plaisir à Birch de finir trop facilement le travail. Que lui avait dit Kenny déjà ? Ah oui ! « Dans le doute, frappe l’entre-jambe, ça fait mal à tout le monde. »

 Birch attaqua d’une frappe haute en faisant une référence bas de gamme au jeu « frappe la taupe » comme n’importe quel branquignol qui pense en finir rapidement avec un nabot. Archibald profita qu’il ait les bras bien haut pour frapper d’estoc directement où ça fait mal. Le réflexe de Birch fût rapide, il se plia en deux autour de ses bonbons meurtris et Archibald laissa la vengeance prendre le dessus sur son envie de se la couler douce au prix d’une bosse. Tom Birch avait la tempe juste à hauteur de son épée de bois, une occasion bien trop belle pour la laisser passer.

 Avec autant d’élan que possible, Archie lui écrasa l’oreille comme s’il tentait de dissuader son père de lui apprendre à jouer au golf en labourant le green à coups de clubs. Ce coup lui avait valut dans sa famille le surnom de « motoculteur », avec l’état dans lequel se retrouva la face de Tom Birch, il avait une chance pour qu’il ait ce surnom au collège aussi à présent.

 Emporté par le poids de sa tête, il s’était vautré spectaculairement. Après un examen à distance prudente, Archie pu déduire qu’il avait au moins la pommette cassée. Sir Hawke lui beuglait de se relever. Birch tenta de se redresser en tremblant. Archie eut un frisson, s’il se relevait de ça, il allait l’exploser. En mission, son réflexe aurait été de lui mettre un grand coup à l’arrière de la tête temps qu’il était à terre. Puisqu’il ne souhaitait pas non plus le tuer, il opta pour l’option consistant à reculer sagement et de se remettre en garde en attendant qu’il se remette sur ses pieds. Un gentleman ne frappait pas un homme à terre de toutes façons.

 Au bout d’une minute interminable, Birch s’était suffisamment redressé pour cracher une molaire et tousser, ses membres tremblaient bien plus qu’ils n’auraient dû le faire. Il ne se relèverait pas, Archibald se sentit paniquer.

- Messire, je crois qu’il se sent mal, il faut prévenir l’infirmerie.

- Tu ne te défileras pas Bryant, il reste quatre minutes. Allez Brich, on se relève, t’es pas là pour faire la sieste.

 Mais quel connard ! Archibald lâcha son épée d’entraînement et s’agenouilla près de Birch pour lui porter assistance.

- Ne force pas, allonge-toi, allonge-toi. Doucement. Expliqua Archibald à sa malheureuse victime.

 Il accompagna ses mouvements jusqu’à ce qu’il soit à plat sur le sol et le plaça en position de sécurité juste à temps pour le voir lâcher un peu de bile.

- Il doit aller à l’hôpital ! Pressa Archibald.

- Ne sois pas idiot ! Il n’est pas en sucre. S’agaça leur maître d’armes en s’approchant pour constater par lui-même les dégâts.

 Archibald balaya ses camarades du regard. Jamal s’était levé, hésitant, ne sachant trop à qui il était censé suivre.

- Rasseyez-vous ! On n’est pas au cirque ! Rugit le maître d’armes.

 Tous tressaillirent et se remirent docilement en place au grand désarroi d’Archibald. Tous, sauf Leeroy qui bondit sur ses grandes jambes et partit comme un guépard après sa proie. Il courrait vite, assez pour que Hawke n’ait pas le temps de commencer à l’engueuler qu’il était déjà sortis du gymnase.

 Le maître d’arme mit un genou à terre et plissa le nez en saisissant le sérieux de la situation.

- Je vais le porter à l’infirmerie. Concéda-t-il.

- Non ! Surtout pas ! Intervint Archibald. Il faut le déplacer avec la plus grande précaution, vous allez aggraver son état.

- Traite moi seulement d’incapable Bryant. S’emporta Hawke.

- Oh, loin de moi l’idée, vous êtes parfaitement capable de tuer vos élèves, ça je n’en douterai jamais. Lâcha l’adolescent avec une arrogance toute nerveuse.

 S’il n’avait pas eu peur d’avoir incapacité un garçon de tout juste dix-huit ans à vie pour une histoire de cracha dans des pâtes, ou pire de l’avoir tout bonnement tué, il ne se serait probablement jamais autorisé à répondre ainsi à voix haute à l’un de leur professeur.

 Sir Hawke lui mit une gifle qui lui faisait encore siffler les oreilles lorsque Leeroy revint accompagné de Miss Lockhart et de deux demoiselles des classes supérieures dont Lucrèce Alistair.

 Il avait certes gagné une demi-heure d’accouphènes mais il avait gagné, Hawke n’avait pas touché son patient et le regard de Miss Lockhart le fit reculer sans la moindre question. Archie fit le rapport le plus détaillé possible de ses observations et recula en tenant toujours sa joue gonflée. Lucrèce vint lui jeter un coup d’œil avant de recruter de force Bergmann et un autre de leurs comparses pour soulever la civière sur laquelle elles avaient précautionneusement transféré Birch qui avait cessé de trembler et commençait à tourner de l’œil.

 Alors qu’elles s’éloignaient, Hawke le fit asseoir dans un coin : disqualifié. Ça l’aurait arrangé si ça n’avait pas signifié qu’il avait broyé le crâne d’un type dont les molaires gisaient toujours sur le parquet lustré.

 Un coup de balais plus tard, le tournois reprit de plus belle. Charles regarda son adversaire avec tant d’intensité dans ses immenses yeux bleus que celui-ci se contenta de le désarmer aussi doucement que possible. Léonard cogna aussi fort qu’il était con mais sa manie à tout donner dès le début l’épuisa bien vite et il fût dominé dès sa deuxième rencontre. Jamal fit étalage de tout son talent et eu même droit à l’un ou l’autre applaudissement pour certains coups bien placé mais il fût défait en demi-finale. Leeroy, lui, dressa le drapeau blanc au premier coup de sifflet et vint immédiatement s’asseoir à ses côtés après avoir essuyer de copieuses insultes et réprimandes de la par du maître d’armes.

- Je pensais que tu voulais rester dans ses bonnes grâces. S’amusa Archie en marmonnant.

- Je n’ai pas pour autant l’intention de le laisser me voir agiter un gros bâton sous son nez devant tout le monde.

- Répugnant. Tu devrais arrêter ce genre de plaisanteries, elles risquent de te créer des problèmes.

- « Problème » C’est mon deuxième prénom. Pouffa Leeroy.

- Tu mens, ton deuxième prénom c’est Princesse, tout le monde le sait.

 Leeroy lui accorda un sourire pâle vite éclipsé par les performances de Jamal, elles-mêmes balayées par l’idée que Birch pourrait ne pas se remettre de son coup à la tête.

 Archibald passa son manteau par-dessus sa tenue de sport et partit dès que possible pour rendre visite à sa victime. Birch était assoupit sur son lit à l’infirmerie, un gros pansement sur la pommette, la tempe bien enflée. Lucrèce Alistair feuilletait son dossier, une moue dubitative sur le visage.

- C’est Kenneth qui t’as apprit à frapper les épileptiques ?

- Laisse mon frère là où il est espèce de sorcière ! Grimaça Archie avant de pousser un long soupir. Je ne savais pas que Birch était épileptique, tu pense que je lui ai déclenché une crise ?

- Tu t’es pris pour Dieu ? Tu l’as juste assommé un bon coup. Bergmann nous a dit qu’il sentait la crise arriver depuis ce matin mais qu’il n’a pas osé demander à Hawke s’il pouvait rentrer pour prendre ses médicaments de peur de se faire enguirlander. Apparemment votre noble maître d’arme a passablement mal pris le fait que Birch crache dans l’assiette de son chouchou hier soir et les a pourrit lui et Smith toute la sainte journée.

- Cancans et ragots, les deux mamelles nourricières de l’horrible sorcière rousse. Renifla Archibald avec mépris.

- Tu t’es battu toi aussi, non ? Poursuivit Lucrèce en ignorant l’insulte. T’as le nez bien bleu en tout cas, c’est Birch qui t’a fait ça ?

- Smith. La corrigea-t-il. Et je dois admettre que j’ai assez mal prit le fait qu’il crache dans l’assiette de Singh moi aussi.

- Tu sais que Jamal est un grand garçon et qu’il est fort mal venu de la part d’un gentleman que de prendre ombrage d’une offense plus que l’offensé en personne ? Tu ne t’es pas dit que s’il n’avait pas réagis c’était sans doute pour ne pas compromettre son avenir ? Il n’a plus de parents pour négocier entre deux portes pour lui trouver un mentor ou une fiancée et il n’a pas besoin que les familles de Birch et Smith lui taillent une réputation de voyou pour partir déjà du mauvais pied.

 Archibald grommela, Lucrèce l’avait débarrassé du poids du mauvais état de santé de Birch pour lui poser sur la poitrine celui du potentiel échec professionnel de Jamal. Elle releva le nez de ses notes pour lui sourire, il lui tira la langue.

- Que tu es laid mon pauvre ! Soupira-t-elle. Laid mais pas dangereux, Birch va s’en sortir avec un bel œil au beurre noir et une injonction à prendre ses médicaments, tu peux retourner pleurnicher dans ta chambre au lieu de prendre de la place dans mon infirmerie.

- Parfait, alors j’y vais. Cependant sache que je dirais à Kenny que tu as parlé de lui. Fit Archibald en tournant les talons. Je dirais même que c’est une obsession et que tu n’as que son nom à la bouche !

- Parce que je l’utilise comme juron lorsque je me cogne le pied, c’est fou comme je suis maladroite en ce moment ! Lui lança-t-elle. D’ailleurs, tu me dois une garde Bryant !

- Je n’y manquerais pas Belzébuth ! Lui sourit-il en s’échappant.

 C’était tout de même un profond soulagement. Birch n’avait pas fait une commotion cérébrale qui le laisserait handicapé à vie, il avait fait une crise d’épilepsie à cause d’un professeur biaisé. Ce n’était pas forcément moins grave mais au moins ce n’était pas sa faute. Ce n’était, pour ainsi dire, pas vraiment la faute de qui que ce soit. Si Birch n’avait pas agis comme un crétin la veille, il n’aurait pas eu peur de Hawke et il serait allé prendre son traitement. Ce devait être ça que les hippies appelaient « le Karma ».

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