Révélation

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Écrit en écoutant notamment : Brixton — Chinatown [Acid Techno]


I


Ce dimanche, Marvin venait d’entrer dans la 18ème année de sa vie. C’était un jeune homme remarquable, disaient ceux qui le connaissaient bien. Il était plutôt grand et solidement bâti, mais c’étaient surtout des yeux d’un vert envoûtant, et des traits effilés, prolongés par ses cheveux noirs ébène impeccablement alignés, qui ressortaient et lui conféraient un air espiègle et déterminé.

Il traversait pour l’instant ses études avec habilité, sachant toujours quand et comment se faciliter la tâche sans qu’on puisse l’accuser d’une quelconque fainéantise. Il ne savait pas vraiment à quoi il voulait faire ressembler sa vie dans les années à venir, mais il était bien la personne à qui cela posait le moins de problèmes. Il se focalisait bien plus sur ses courses cyclistes ; et il espérait que ses succès réguliers, qui lui avaient permis au fil des années de se bâtir une certaine estime de lui-même, pourraient également l’aider dans sa vie affective. En effet, il jalousait amicalement son meilleur ami, Damian, qui lui, avec son joli teint espagnol, et sa qualité de DJ acquise au fur et à mesure des soirées organisées par leur groupe d’amis, n’avait aucun mal à attirer non seulement les regards des jolies filles du lycée – 1 ou 2 titres de Rihanna en soirée suffisaient généralement –, mais aussi de quelques garçons si l’on en croyait les rumeurs.

Marvin se réveilla lorsque le moteur de la voiture fut coupé, ouvrit la portière et se leva péniblement de son siège. Il gravit les quelques marches qui menaient à l’entrée, sonna, et alors que ses parents le rejoignaient, la porte s’ouvrit et la grand-mère de Marvin sortit sur le perron pour lui faire la bise et l’étreindre comme si elle ne l’avait pas vu depuis l’année précédente :

— Joyeux anniversaire mon grand !

— Merci Mamie, répondit l’intéressé en se défaisant de ses bras.

Pendant que la grand-mère de Marvin embrassa tour à tour son fils et sa belle-fille, il fila en direction de la cuisine, et soupira d’aise en constatant que sa grand-mère avait préparé son dessert préféré : son goût pour son tiramisu aux framboises n’avait pas changé depuis sa plus tendre enfance. C’était une habitude pour lui de rendre visite à sa grand-mère le jour de son anniversaire, et il y tenait d’autant plus que c’était le seul grand-parent qui lui restait.

Et puis, il se réjouissait d’avance de la soirée qu’il allait organiser à l’occasion de ses 17 ans. Les parents de Damian lui laissaient la maison le week-end prochain, et celui-ci avait naturellement proposé à son meilleur ami d’organiser les festivités chez lui, d’autant plus qu’il possédait tout son matériel de sono chez lui. En effet, Damian avait soudain été pris par une certaine passion pour la musique électronique, et avait dépensé tout l’argent qu’il avait gagné l’été précédent pour s’acheter une table de mixage et sa paire d’enceintes de cinq cents watts chacune. Enfin, Marvin savait déjà que ce serait une réussite, son ami avait réellement du talent pour mettre l’ambiance.

Marvin, ses parents, et sa grand-mère prirent place au salon, et le jeune homme ramena le plat dans une main, quatre assiettes et autant de cuillères dans l’autre. Il tourna la tête tout autour de lui, observant pour la millième fois cette salle à manger fascinante. La décoration avait facilement une quarantaine d’années, et semblait aussi immuable qu’un vestige gallo-romain, cependant il lui semblait à chaque fois découvrir de nouveaux détails qu’il n’avait jamais remarqués. On se sentait ici toujours très à l’aise, l’endroit diffusant une douce sensation de sérénité et de stabilité, et les nombreuses pièces de porcelaine représentant divers animaux lui insufflaient une vie intérieure dont on ne se lassait pas.

Comme chaque année, Marvin ouvrit ses cadeaux avec un enthousiasme qui devenait récemment un peu plus forcé, notamment lorsqu’il s’agissait de celui de sa grand-mère, celle-ci le détaillant toujours avec autant de bienveillance. Il remercia chaleureusement ses parents en découvrant un nouveau maillot de vélo parcouru de jolis motifs effilés, mais resta un peu plus perplexe devant le cadeau de sa grand-mère. Elle avait toujours eu pour habitude de lui offrir une babiole quelconque de sa collection, accompagnant celle-ci d’une enveloppe d’une centaine d’euros, estimant qu’il serait bien plus à même qu’elle d’acheter quelque chose qui lui plaît. Cette fois-ci, il était tombé sur une carte postale dont la moitié avait été déchirée.

— Laisse-moi te raconter l’histoire de cette carte. Ma mère, tiens, elle aurait eu pas loin de 109 ans aujourd’hui… et son mari l’avaient ramenée en souvenir de quelques jours qu’ils avaient passé en Bretagne en 1939. Lorsque la guerre fut déclarée, et qu’il dut repartir après ce qu’il savait être sa dernière permission, il déchira la carte en deux, partit avec un bout et laissa l’autre à ma mère. Leurs adieux déchirants furent à la hauteur de l’amour qu’ils se vouaient. A partir de mai 1940, elle n’eut plus aucune nouvelle, mais conserva précieusement la preuve de leur amour. On n’a jamais su…

— Eh ben, très intéressant, reprit la mère de Marvin, qui veut une deuxième part de gâteau ?

— Moi ! , fit Marvin.

— Hmmm, tu es sûr ? C’est pas excellent pour ta ligne, t’as pas une course samedi ?

— Mais, c’est rien ça, tu sais, ça va aller, lui répondit son fils en rigolant.

Le père semblait satisfait d’avoir évité une nouvelle histoire interminable de sa mère, lui qui avait déjà dû en avoir enduré un certain nombre étant gamin, et embraya sur la conversation en cours :

— Ah c’est vrai, dis-moi, il y aura pas ce Hiel à ta course ? C’est lui qui t’avait devancé au sprint aux derniers championnats départementaux, non ?

— Si, mais cette fois, je suis sûr que je vais le battre, notre équipe s’est bien améliorée, et j’ai bien étudié le parcours, je vais sûrement faire en sorte de passer à l’attaque au niveau de la côte du monastère. Tu verras, il ne pourra rien faire !

— J’attends de voir ça ! , lui répondit son père avec un clin d’œil.
Les trois générations de la famille terminèrent l’après-midi tranquillement, bien que les pensées de Marvin fussent dirigées vers sa course de samedi, qu’il devait absolument remporter pour se qualifier pour une course régionale, et bien-sûr la soirée le soir même, qu’il était en train de commencer à organiser avec Damian. Ils devaient se voir à ce sujet mercredi après-midi, après l’entraînement de Marvin. Revenu chez lui, il jeta négligemment le cadeau de sa grand-mère sur un coin de son bureau, puis il s’allongea dans son lit, et ouvrit Messenger pour regarder sur le groupe de sa classe combien de personnes avaient répondu favorablement à l’invitation qu’ils avaient lancée. 10 mecs et 7 filles pour l’instant, ce n’est pas un super ratio, pensa-t-il.

II


Après une journée de mardi plutôt maussade, la couverture nuageuse commença à se désépaissir en fin d’après-midi, faisant progressivement apparaître un soleil laiteux, dont certains rayons en incidence rasante filtrèrent subitement à travers la fenêtre de la chambre de Marvin, allant se refléter sur quelques inscriptions avant d’aller frapper la rétine de ce dernier dans de multiples iridescences. Surpris, celui-ci attrapa la moitié de carte postale, qui était responsable du désagrément, et lu l’inscription en filigrane : « Newton », accompagnée d’un portrait de l’illustre homme. Tiens, il n’avait pas remarqué ça lorsqu’il l’avait reçue. Sans doute une vieille breloque sans intérêt. Il relança la vidéo qu’il avait mise en pause, et passa une heure sur son ordinateur avant que ses parents ne l’appelassent pour manger vers 19 heures.

Il avait convenu d’aller directement chez son ami le lendemain à cinq heures de l’après-midi, et avant de s’endormir, il commença dans son lit à dresser mentalement une liste des points importants qu’ils auraient tous les deux à traiter le lendemain. En particulier, il fallait trouver un moyen de ramener plus de filles, c’était indispensable pour assurer une meilleure ambiance.

Mercredi midi, les deux amis sortirent dégoûtés du lycée, en râlant contre cet « enfoiré » de prof de physique qui leur avait balancé une interro surprise sur la mécanique de la chute libre. Marvin, lui, espérait accrocher la moyenne grâce aux quelques bribes de cours qui lui étaient miraculeusement revenues en tête une fois la phase de panique passée. Après un repas copieux, il se changea, enfourcha son vélo de route, et rejoignit le lieu de rendez-vous du club pour son entraînement.

Après une bonne heure de fractionné dont il était très satisfait, il rejoignit directement le domicile de son ami, s’excusa de ne pas être passé chez lui prendre une douche avant, et Damian commença par sa partie favorite :

— Regarde, j’avais pensé à virer la table basse du salon et les fauteuils autour, ça fera de la place pour les gens qui ont envie de danser. Qu’est-ce que t’en penses ?

— Ouais, t’as raison, ça m’a l’air plutôt pas mal. Par contre, on laissera une grande table à l’entrée du salon pour déposer les boissons. Et toi, tu comptes t’installer où avec les platines ?

— A côté de la table justement, comme ça, il n’y aura pas de personnes bourrées qui viendront me bousculer. Et je pense que je vais mettre le caisson de basses dans l’angle là-bas. J’ai vu ça récemment, tu savais qu’en le positionnant dans un coin, on peut gagner jusqu’à 3 décibels ?

— Euh non…

Ils décidèrent aussi qu’ils allaient sûrement inviter quelques filles des autres classes de Terminale, s’assurèrent qu’avec ce que les gens avaient annoncé, ils auraient assez d’alcool pour tenir toute la soirée, puis estimant avoir bien travaillé, ils s’installèrent devant la télé et occupèrent le reste de l’après-midi à jouer à FIFA, jusqu’à ce que Marvin estime qu’il était temps de rentrer chez lui.

Le lendemain, en préparant ses affaires de cours, il jeta un regard à la carte postale, qui semblait vierge, et alluma la lampe-torche de son téléphone pour s’amuser avec l’effet de filigrane qui avait été incrusté dans le papier. Sauf que cette fois, celui-ci montrait une image d’une vieille bâtisse perchée en haut d’une colline. Il retourna frénétiquement la carte dans tous les sens, cherchant en vain le dessin de la veille sur les 50 centimètres carrés de papier, inclinant son téléphone dans tous les angles possibles. Il lui fallait se rendre à l’évidence : il était probablement devenu fou, ou alors quelqu’un lui jouait un très mauvais tour.

III

Après avoir passé toute la journée de jeudi à réfléchir à ce mystérieux morceau de carte postale dont la gravure semblait changer toute seule, il décida de la jeter dans la corbeille à papier. Lui qui traversait habituellement tout avec détachement était assez perturbé par son cadeau d’anniversaire. Il s’amusa à imaginer que sa grand-mère possédait des dons de sorcellerie, mais se ravisa rapidement, trouvant cette vision finalement plutôt glauque, surtout qu’il n’avait pour l’heure aucune explication satisfaisante du phénomène. Merde, il avait pourtant bien plus important à faire que de se laisser déranger par une maudite farce !

Il profita donc de son cours de physique du vendredi matin pour ajuster les derniers points de la soirée de samedi avec Damian. Ils allaient se lever lorsque la sonnerie retentit, mais leur professeur calma la classe en commençant à rendre les copies de l’avant-veille.

— Bon, ce n’est pas terrible, si vous voulez avoir votre bac, il faudra se familiariser un peu plus avec la seconde loi de Newton…

Marvin sursauta, au point que son ami lui demanda s’il se sentait bien. Il n’avait pu s’empêcher de faire le lien avec la carte, mais se força à croire que ce n’était qu’une coïncidence. Finalement, en y réfléchissant bien, c’était certes assez improbable, mais loin d’être d’impossible… Par acquis de conscience, une fois chez lui, il fouilla à la recherche de la carte, la passa sous la lumière, et à son plus grand soulagement, la bâtisse qui avait remplacé le scientifique était toujours solidement ancrée dans le papier.

Samedi matin, ses parents allèrent le conduire sur le lieu de sa course. Marvin était plus déterminé que jamais. Le temps était agréable, il se sentait puissant ; aujourd’hui la victoire ne pouvait pas lui échapper. Son coup de pédale était remarquablement fluide, il volait littéralement au-dessus du bitume. Son grand rival restait intelligemment dans sa roue, mais Marvin savait qu’il avait les ressources pour le faire craquer dans les derniers kilomètres. Les deux athlètes, étant largement au-dessus du lot, prirent rapidement les devants, et comme prévu, dès que la pente vers le monastère se durcit, Marvin accéléra subitement, mais son concurrent ne se laissa pas faire. Il restait seulement sept kilomètres et maintenant, la victoire semblait beaucoup plus indécise. Marvin commençait à perdre de sa lucidité, même si ses jambes tournaient toujours comme une mécanique bien huilée. La souffrance physique devenait terrible, mais pour rien au monde il n’aurait abandonné. A la sortie d’un virage, il releva brièvement la tête, … et il vit au loin… une demeure qui ressemblait bien trop à celle de la carte pour que la correspondance fût une nouvelle fois fortuite. Une force inconnue l’incita à placer une attaque décisive lors de la relance après le virage, et surpris, son adversaire mit trop de temps à réagir et se retrouva à quelques dizaines de mètres sans pouvoir revenir. Marvin exultait, et quelques minutes plus tard, il franchit la ligne d’arrivée avec plus de trente secondes d’avance.

A peine médaillé et remis de ses émotions, il repensa à ce fameux virage, à son attaque, et à cette bâtisse. Il en était certain, c’était la même. Il détenait donc définitivement un objet mystérieux, qui prédisait bel et bien certains évènements. Il sourit légèrement : ce n’était finalement pas si dérangeant que ça en avait eu l’air. Restait que les indices étaient tout de même difficiles à décoder !

Il rentra chez lui, remerciant intérieurement sa grand-mère pour lui avoir offert un objet si fascinant. Etait-elle au courant ? Il lui fallait absolument lui en parler la prochaine fois qu’il la verrait. Enfin, il ne voulait pas se précipiter ; maintenant qu’il lui semblait avoir compris le fonctionnement de sa carte, il était impatient de voir la prochaine prédiction qui s’afficherait, et si elle se vérifierait d’une manière ou d’une autre.

Il mangea un morceau, prit une douche, et se mit ensuite sur son trente-et-un avant d’aller chez Damian. N’y tenant pas, il alla chercher la moitié de carte avant de partir, l’éclaira, et partit soudain dans un fou rire. Il essaya tant bien que mal de se calmer, conscient que ses parents le prendraient pour un fou s’ils l’entendaient. Voilà quelque chose qui n’aura pas trop de mal à se réaliser ! Avant de quitter la maison, il glissa la carte - sur laquelle était inscrit le nom de son meilleur ami, accompagné d’un cœur - sous une pile de bouquins. Nul doute que Damian allait de nouveau emballer plus d’une fille ce soir !

Il arriva chez lui peu avant cinq heures, le temps de préparer la maison avant que les premiers invités n’arrivent. Damian était vêtu d’un magnifique t-shirt blanc qui contrastait avec sa peau halée, avait une nouvelle coiffure particulièrement séduisante, et le sourire affriolant qu’il lança à Marvin en lui serrant la main le laissa comme frappé par la foudre. Marvin savait bien que son ami était très beau, mais jamais il ne l’avait trouvé tellement… attirant. Il avait soudainement envie de se jeter sur ses lèvres, de lui ôter ses habits et de se presser contre lui. Il secoua la tête vigoureusement, et s’enfuit vers la cuisine adjacente. Il avait besoin de se rafraîchir les idées. Tandis qu’il se passait de l’eau froide sur le visage, il comprit qu’il s’était trompé sur la signification du dernier message. C’était absolument ridicule comme situation ! Ce n’était pas un vulgaire morceau de papier datant d’avant-guerre qui allait le rendre gay ! De toute façon, dès demain matin, il le brûlerait et reprendrait une vie plus normale.

Fort de ces considérations, il releva la tête, et remarqua un objet étrangement familier qui traînait sur le plan de travail de la cuisine. Une carte postale dont la déchirure était parfaitement complémentaire de celle de la sienne portait son prénom et le symbole universel de l’amour imprimés en filigrane. Il repensa à l’histoire que sa grand-mère lui avait racontée et porta sa main devant sa bouche.


FIN

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