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Vingt-trois. Le tour du monde en 80 minutes, ou presque. Déjà vingt-trois fois et Mia se demande si ça fait d’elle une grande voyageuse, c’est pas rien quand même, vingt-trois, pour une fille qui, là en bas, n’a traversé que quelques états. Elle se demande ça et si pour voyager on est obligé de s’en aller, grimper dans quelque chose, prendre un billet et parcourir des kilomètres à pied. Ou bien si rêver, même sans dormir, ça compte pour s’échapper. Ca doit compter, oui, après tout les gens sont les mêmes partout, saignent tous en rouge et pleurent à chaque fois de l’eau salée, seuls les paysages changent, l’inclinaison de la Lune et les constellations, le sens du tourbillon dans le siphon, enfin il parait, sinon ailleurs c’est ici, c’est là, puis là-bas aussi. Ailleurs c’est chez elle pour quelqu’un d’autre, il aurait pu trouver mieux mais est pas si mal tombé, s’il aime l’odeur de la route mouillée, du maïs coupé et du sucre chauffé dans ces fêtes foraines aux manèges rouillés. La Terre passe, encore sous son doigt collé au hublot, Atlantique Norvège Russie et c’est déjà fini, à dans deux minutes, à peine plus bas, peut-être au Royaume-Uni, mais toujours dans le monde, toujours dans… ça. Le monde c’est le monde, hydrogène oxygène, soupçon de carbone et silicium, pointe de fer et d’azote, voilà, pareil partout, au creux de la main comme à l’autre bout, le monde des hommes c’est le ciel des oiseaux, un peu plus froid par endroits, un peu de vent qui l’agite ici et là, d’autres nuages et davantage de gris parfois mais.

Vingt-quatre. Elle le sait parce que Giggs entre dans le module, prend son tour de repos après la surveillance et les corrections de trajectoire. Elle le sait aussi grâce à sont tic-tac, comme elle l’appelle, pas très original comme nom mais elle n’a rien trouvé d’autre. Depuis toujours elle l’a, quelque part dans sa tête, aimerait parfois savoir où, trouver le recoin ou se tapit ce truc qui lui donne l’heure, le temps écoulé, n’importe quelle mesure de durée désirée. Sans compter elle sait que trente-sept-heures et douze, treize maintenant, minutes se sont écoulées depuis le décollage. Les secondes, elle a réussi à presque les oublier avec l’âge, du moins ne pas y penser, les laisser en arrière fond, mais le tic-tac qui ne fait pas tic-tac au final, et heureusement, ne la lâche jamais, lui jette contre sa volonté des chiffres auxquels elle ne songe même pas, pratique parfois, pesant souvent, l’enveloppant dans cette étouffante sensation, prisonnière de ce métronome, de chacune de ses mesures, obligée de regarder chaque grain de temps s’écouler dans ce grand sablier qu’on ne retourne jamais. Elle aimerait faire une sieste sans connaitre l’heure exacte à son réveil, écouter des musiques pendant des heures sans savoir que ça fait des heures, marcher dans la forêt sans se dire qu’il faut rentrer, que le soleil va se coucher dans précisément…, enfin ça elle a essayé, juste pour le défi, un genre de ouais ben tant pis, une très mauvaise nuit, en fait elle veut juste qu’on ne tue pas son droit à l’ennui avec des moins le quart et des la demie.

Après, ah ça y est, Atlantique Royaume-Uni, Londres juste ici, après elle est rassurée, sur le tic-tac, rassurée non mais ça lui fait un petit effet qu’il soit toujours là, un peu comme cette tâche de naissance que l’on aime pas et qui pourtant nous appartient. Elle a souvent pensé à ce moment, pas juste celui de flotter dans l’espace, celui où le tic-tac flotterait dans l’espace. Souvent elle s’est persuadée que la Terre lui apportait des repères, le cycle jour/nuit, la luminosité, position du soleil, un timing inconscient couplé à une somme d’informations de son environnement, bref qu’il s’agissait juste d’une déduction, pas d’un don ou d’une quelconque… un don, elle sourit, mauvais nom, encore, plus personne ne donne rien aujourd’hui, la moindre particule se vend et s’achète, le moindre bout de vent se spécule en tempête, même les étoiles seront bientôt jetées aux enchères, marché de galaxies et hypothèque sur l’univers, pas tout de suite mais ça arrivera, un tic-tac funeste que rien n’arrête, un don qu’il fallait reprendre à l’instant où…

- Ca va Mia ?

Elle veut pas savoir et dit oui, questionne Giggs sur l’orbite, pour enchainer, sans lui demander si lui ça va aussi, elle veut pas savoir non plus, parce que les gens mentent la plupart du temps, répondent oui alors qu’ils croulent sous les problèmes, puis non quand ils n’en ont aucun, drôle de code, encore neuf heures avant l’arrimage à la station précise Giggs, tu devrais dormir un peu Mia, elle devrait en effet, se tortiller et se glisser dans son sac de couchage accroché à la paroi, fermer les yeux comme si elle n’était pas dans un petite module qui ne s’était pas décroché d’une grosse fusée qui ne l’avait pas jeté dans l’espace à la vitesse de la plus grande vitesse que les hommes ont été. Elle dort chaque nuit de tous les jours depuis des années alors pour une fois elle peut bien s’en passer. Gibbs dort, lui, ca y est, saucissonné comme un beignet sous vide à la sortie du supermarché, il ouvre la bouche et Mia espère qu’il ne bave pas en dormant, sourit en pensant à la bulle de salive qui flotterait entre eux deux, lâche sa poignée et se laisse à peine soulever, se rattrape, recommence, songe à tout ce qui retient. Partout, tout le temps, la gravité, la famille, un mari, des enfants, mille autres conventions sociales qui retiennent, séquestrent la liberté, ou du moins l’idée qu’on s’en fait, même les oiseaux tiens, il faut se poser, manger, étonnant le mot liberté, pas de synonymes, c’est quand même bizarre pour une si grande idée, peut-être qu’on n’a rien inventé pour le copier parce qu’on s’est rendu compte que ça n’a jamais vraiment existé, on le laisse en mot, comme ça, liberté, voilà, si on demande on dira qu’on sait pas. Comme aimer. Mille manières de le faire, un tout petit mot, le même qu’on jette en l’air pour la plus folle et magnifique des passions ou pour juste un bon dessert, un drôle de…

- Mia ?

Elle ouvre les yeux sur l’Afrique, a loupé quelques tours, s’est endormie, a rêvé, rêvé des mots et pas de son rêve de d’habitude, tourne la tête vers Giggs les yeux brillants, n’a jamais rêvé autre chose que son cauchemar, que ce poids, ce noir, alors c’est ça l’espace, elle veut pleurer, elle va pleurer, c’est ça l’espace, un endroit qui laisse les choses trop lourdes en bas, pas assez de force pour les emmener, ces trucs trop graves pour l’apesanteur, elle respire en saccade, fronce les sourcils, Mia ?, pose son doigt sur le hublot et touche le désert de Gobi, sanglote cette fois, tremble et pleure enfin, ferme les yeux et voit la lagune, la plage, entend le vent qui lui souffle tout ce qu’elle n’a pas su dire, la lagune, les bancs de sable, le soleil, elle rigole dans un spasme, puis sanglote à nouveau, puis rigole plus fort, pleure encore, appuie sa paume sur le hublot comme une main sur la joue, pleure tout d’elle et de tout ce qu’elle doit pleurer, ses silences, ses peurs et ses je sais pas, Mia ça va ?

Elle relève la tête vers Giggs, sourit avec ce sourire d’elle enfant qu’elle a oublié.

- Oui, ça va.

- Sûre ?

- Oh oui, lache-t-elle en reniflant, sans essuyer ses joues qu’elle aime sentir mouillées.

- On va amorcer l’arrimage.

Un « hum » résonne à peine, elle a envie de crier non, pourquoi s’arrimer alors qu’on vient à peine de se détacher ? Pourquoi il faut s’accrocher, toujours, se retenir, allez venez on tombe, venez on… elle est déjà dans le module et s’attache pour la procédure, exécute chacune des tâches avec un timing et une minutie des plus appliqués, et la station arrive doucement, la tension grésille dans les haut-parleurs et dans les respirations, elle, elle ne sent rien, sait que ça va bien se passer, désormais tout va bien se passer.

Et tout se passe bien, le module s’accroche sans un accroc, à peine un tremblement, Capcom gratifie tout le monde depuis la Terre, Mia les aperçoit presque, levés derrière leurs écrans, se congratulant avec retenue. Et le sas s’ouvre sur les trois occupants de la station qui accueillent les nouveau résidents à bras ouverts, les enlace un à un une fois le petit tunnel franchi, puis vient la photo de famille en apesanteur, trois devant, trois derrière au milieu des ordinateurs accrochés aux parois, des câbles aériens branchés ou débranchés, des scaphandres, tenues, filets… Mia reste derrière pendant démonstration d’eau qui flotte pour les médias, puis les heures suivantes aussi, prend ses quartiers, allume son matériel, rempli les vérifications, essaie de joindre Alex sans succès puis va courir sur le tapis roulant, constate qu’Alex a essayé de la joindre sans succès, alors retente, en vain, plusieurs fois, lui laisse un message timide, un truc qui dit qu’elle est bien arrivé, que le voyage s’est bien déroulé, comme s’il l’avait lâchée sur le quai d’une gare un de ces matins où le jour commence à se lever. Et elle se couche, dort deux fois trois heures, debout emmitouflée, accrochée de travers à la paroi comme un gecko sur le dos, elle dort sans fuir, sans se cacher une fois les yeux fermés de peur que ce mauvais rêve ne vienne la trouver. Et au réveil elle a un message d'Alex, il demande qu'elle rappelle vite, mais aujourd'hui c'est sa sortie, il faut se préparer, elle aimerait se faire belle, pour dire bonjour à l'espace en face à face, au lieu de ça elle enfile sa couche, enfin on dit vêtement d'absorption maximale, pas terrible pour un premier rencard en tout cas.

Et tout ça se fait dans un ailleurs, comme si une autre Mia avait pris place en elle et qu'elle la regardait de là, juste à côté, sans un mot, sans contrôle, une Mia de secours impassible, un pilote automatique qui lui permet de se regarder se faire habiller, vérifier le joint d'étanchéité, tester le circuit de refroidissement, les points d'ancrages, regarder Ryan, en face, subir le même protocole, points d'ancrage, puis le haut, les gants boudinés, le casque, on coche chaque élément sur la liste de plusieurs pages, examine chaque tuyau, chaque raccord et premier verrouillage, test de l'oxygène, mise en pression réduite, il faut attendre, attendre encore, respirer un long moment cet air qui purge l'organisme de son diazote, alors on vérifie les éclairages, on surveille les constantes, variations de températures, fixe les outils, débarasse le module des autres combinaisons, décortique une fois, deux fois, trois fois toutes les étapes de l'opération, le trajet, les accroches, dévissage du panneau, une vis après l'autre, retrait de la lentille, mise en place de la nouvelle, essais et confirmations par le centre, revissage du panneau, retour au sas, encore une fois pour être sûrs, la pressurisation est bonne, les circuits fonctionnent, on annonce le décompte de la sortie, Mia, ou l'autre, entre avec Ryan dans le module, horloge digitale à vingt minutes, nouveaux tests, micros, écouteurs, fermeture de la porte, le temps passe, Mia voit l'horloge à cinq minutes cinquante, quarante-neuf, il est temps de reprendre sa place, pousse-toi elle dit à la seconde, merci pour tout mais là, elle cligne des yeux, tout revient, son souffle lourd dans le casque, elle bouge les doigts, les doigts de pied aussi, sangle Ryan, concentrée, vérifie, se fait sanglée, ce truc qui retient, encore, vérifications croisées, on recommence, chacun son tour, chacun des câble, recroise à nouveau, hochement de casque, tout est bon, on annonce l'ouverture de l'écoutille, horloge à dix-sept secondes, la paroi se dévérouille, à peine le temps d'une inspiration appuyée et tremblante, tic, dernier regard à personne, toujours pas d'expiration, un battement de coeur sourd, deux secondes, un autre, plus fort, qui résonne dans la tête, les jambes, dans chaque veine et des lèvres qui s'ouvrent à peine.

Tac.

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