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Ça approche, Mia le sent, fronce les sourcils de ses yeux déjà fermés, creuse son front d’une ride qu’elle n’aura que dans trente ans, tourne la tête d’un coup sec sur son oreiller, oui, ça approche de manière indescriptible, mais quoi ? Elle l’ignore, c’est plus noir que le noir où elle se trouve, invisible, non, pas invisible, lourd, c’est ça, tellement lourd que ça se sent, s'entend aussi, sourd, sans bruit et pourtant, pourtant c'est bizarre. Elle vire encore dans le lit, un spasme et un gémissement, la vibration émerge comme un orage lointain, elle est attirée, tirée même, ses jambes frottent le matelas pour s’ancrer, rester dans cette réalité, seulement la chose du rêve est plus forte, pourrait rompre n’importe quel lien. Ses dents se serrent, ses mâchoires pressent l’une sur l’autre comme pour contenir une douleur de grand, une ou on a pas le droit de pleurer, mais elle a pas mal, ça viendra demain, aux joues, aux oreilles, demain semble trop loin, tout ce qu'elle veut maintenant c'est en finir avec ces images, sortir de là, oui mais de où ? peu importe, que ça s’arrête ! Ses doigts agrippent le drap dans un dernier effort, non ! non ! elle s’entend dans les deux mondes, comme si le cauchemar avait mis le pied au bas de la porte avant qu'elle ait pu refermer, non ! ça l’écrase de loin, son cœur se comprime, s’arrête ou sature, c’est là, elle voit maintenant, un coin tranchant, immense, qui déchire l’autour de son silence, ce silence bizarre, tellement profond que ça bourdonne dans la tête, un klaxon continu, une sirène de paquebot venu de nulle part, qui ne s’éteint pas, hurle en elle, juste en elle car dehors elle n'entend rien, dehors de quoi, qu'el est ce dehors ? Ca tourne, partout dans la tête, partout dans les yeux, et la bête avance, la bête ou elle sait pas, si une bête ? non, ça a l'air froid, trop gros, elle sursaute, nouveau tour, vertige et elle avance encore, force le noir à reculer, à s’écarter sur son passage et le noir s’écarte comme s’il connaissait, craignait aussi son arrivée, comme s’il s’agissait de la seule chose à craindre dans ce monde. Mia se tord sur le matelas, les jambes tendues, contractées, le dos cambré, il y a ce poids dans chaque parcelle de son corps, ce poids qui appuie dehors, pousse dedans, la peur lui dit d’avoir mal, ou peut-être que le mal lui-même a peur de sortir, elle transpire, crache des bouffées stridentes qui résonnent dans le dortoir, il faut que ça s’arrête, mais elle part, brûlée de l’intérieur, je veux que ça s’arrête s’il vous plait ! se désintègre et se voit, les particules de son corps qui, arrêtez !

Elle se réveille avec le souffle d’un apnéiste qui refait surface. En une seconde elle comprend, les lattes de bois au-dessus de sa tête, la fenêtre en face, l’odeur rance des draps trop rêches sur sa poitrine et les grincements de sommiers tout autour d’elle. Elle comprend et n’est plus trop sûre de où il vaut mieux être, son rêve ou cette pièce, un cauchemar ou une prison, même s’il elle ne connait pas les prisons, enfin pas de dedans, mais dans les histoires des gens, ça a l’air un peu comme sa vie ici elle se dit, un endroit où les mauvais rêves deviennent des amis. Un endroit où il fait froid, elle a froid soudain, essuie son front trempé, c’est le courant d’air qui fait que c’est froid, elle tire le drap sur son menton en tremblant et sursaute au moment où Rose pose son pied sur l’échelle au-dessus d’elle.

- Ca va Mia ?

Elle acquiesce quand elle voit la tête baissée sur elle.

- C’est encore ton cauchemar ?

Mia chuchote oui, pour pas réveiller les autres, pour pas les réveiller, elles. Rose s’allonge à côté, prend sa main serrée, doit forcer pour déplier ses doigts, glisser les siens entre, Mia veut lui dire remonte, si elles arrivent et te trouvent là, mais elle a moins froid, moins peur, elle a une amie plus forte que les mauvais rêves. Son souffle s’apaise tandis que les nuages laissent un bout de lune rendre le noir un peu plus gris derrière la fenêtre à barreaux. Pas les mêmes que dans une prison, seulement trois ici, et puis la vitre est tellement haute qu’aucune des filles ne pourrait s’y hisser, mais des barreaux quand même. Des barreaux, des murs de pierre grands comme des maisons dehors, une porte toujours fermée à clef, Mia a déjà essayé mais elles n’oublient jamais de la verrouiller, toujours quelqu’un pour surveiller, quand elle mange, s'habille, se lave... Pas une prison mais. Elle tourne la tête, Rose a sombré, un jour elle s’en ira avec Rose, elle lui a juré quand elle est revenue avec les larmes et la joue rouge l'autre jour, elle cherche encore comment, mais trouvera se l’est promis. Iil y a un arbre au fond du parc avec une grosse branche qui enjambe le mur, c’est haut, il y a des trous dans le tronc pour mettre les pieds, lorsqu'elle joue dehors elle le regarde de loin parce que ce serait louche de trainer à côté, elle évalue ses chances, premier pas sur la grosse racine, puis ce trou, la main sur le bout d’écorce qui dépasse, tirer, autre trou, là ça se complique, l’écart est plus grand, il faut se suspendre, passer les pieds au-dessus de... et si la branche craque ? Non, elle n’est pas morte, fait plein de feuilles, et des drôles de fruits qui piquent quand on marche dessus, non, le problème c’est le temps d’arriver jusqu’ici, la nuit c’est impossible, on entend tout dehors comme si y avait pas de fenêtrese et ces maudits graviers c'est pareil que si on criait hé ho ! je suis là !

Ca devra se passer la journée, pas le choix, mais vite, très vite et il faudra les occuper le temps de grimper, Rose pourra, mince non ! Rose viendra, elles pourront se pousser sur l'arbre, puis tirer l'autre une fois sur la branche, oui c'est mieux, même pour sauter de l'autre côté, qu'est-ce qu'il y a de l'autre côté d'ailleurs ? Les yeux grands ouverts, Mia sert son drap entre ses doigts, et si elle atterrissent dans la maison de quelqu’un qui les voient, les ramènent, les soeurs vont s’énerver comme jamais, oui mais s’il n’y a rien, elles seront enfin sorties, pour aller où ? On verra plus tard. Elle marcheront loin, se cacheront, trouveront à manger, dormiront dehors s'il n'y a pas le choix, ou dans une cabane, il y a sûrement des maisons avec des cabane dans cette ville, elles attendront le soir pour traverser le jardin, avec une couette, elle dira à Rose qu'il faut une couette, mais escalader l’arbre avec ça, faudra bien la plier, ou la jeter de l’autre côté avant sinon elle seront trop lourdes, trop lentes, non le mur est trop haut, enfin elle sait pas, elle essaiera avec un caillou demain, un lourd comme une couette pour voir, même un peu plus pour être certaine que...

Elle dort.

Se réveille comme elle l’a prédit, sous une voix grinçante qui aboie à Rose qu’elle n’a rien à faire là. Mia retrousse ses lèvres à la vue de sœur Deborah, cette portière qui se prend pour l’abbesse, la vilaine comme l’appellent les filles, enfin surtout Rose et Mia, les autres n’osent pas. Vilaine de son visage avec sa verrue sur le front et ses trous dans ses dents, vilaine parce qu’elle sent comme le placard en bois où y a les assiettes et les couverts, elle sent aussi pas bon quand elle parle, ça doit être pour ça ses dents, et vilaine parce qu’elle fait mal. Avec ses doigts durs, fripés comme du carton mouillé, elle fait mal quand elle agrippe, tire, tord le bras, quand elle pousse, met les fessées. Une sale vilaine, Mia la déteste, ne prie pas les textes dans la chapelle, mais prie pour qu’elle meure cette vilaine, qu’elle tombe dans les escaliers jusque tout en bas, c’est pour ça qu’elle a renversé son verre d’eau l’autre jour, pour l’aider à tomber, ça n’a pas marché. Ou alors elle prie qu’elle se coupe un doigt quand elle fait les tranches de pain le matin, qu’elle ait mal cette vieille Deborah, mal comme elle fait aux autres, mais Dieu n’écoute pas et Mia croit qu’Il existe pas car déjà il la punirait de prier des mauvaises choses et en plus il ne pourrait pas laisser la vilaine faire ça, hurler sur Rose et…

- C’est moi ! crie Mia en bondissant de son lit. J’ai fait un cauchemar et j’ai demandé à Rose de venir, j’avais peur.

- Si tu fais des cauchemars c’est que tu as des pensées noires, c’est le Malin qui te parle dans ton sommeil et toi, oh toi Mia je sais que tu es…

- Non c’est moi qui suis descendue toute seule ! coupe Rose, plantée d’un bond devant Mia.

- Comme c’est mignon, couine la vilaine, elle veut défendre sa petite copine. Mais vous savez mes jeunes filles que Dieu voit tout et qu’il me parle, me dit ce qu’il s’est réellement passé ici cette nuit.

- N’importe quoi, défie Mia.

- Pardon ?

- C’est toi le Diable ! crache Mia les yeux noirs. Ton Dieu il dit rien du tout et toi t’iras crever…

La gifle claque dans le dortoir, rebondit deux fois sur les murs et terrorise les autres filles qui s’habillent, mais Mia n’a pas le temps d’avoir mal. Pas à la joue ni à l’oreille, putôt aux cheveux tirés d’un coup sec et emmenés si vite que ses pieds n’arrivent pas à suivre. Elle hurle, se débat, lâche-moi vilaine ! hurle encore, tu vas voir petite garce s’énerve sœur Deborah, attrape le poignet de la vieille de ses deux mains, court dans le vide sur le plancher, passe la porte, sent son crâne brûler, crie dans le couloir sa haine qui l’empêche de pleurer, t’es qu’une sale…

Elle est jetée par terre en même temps que la porte se referme.

Le cliquetis de la serrure résonne dans le noir, Mia sent son genou râpé malgré la tête qui pulse encore, vomit une dernière insulte, reçoit un tais-toi bon sang ! tais-toi ! mais s'en fout, continue, toi tais-toi vilaine ! puis entend la voix de sœur Caroline qui s'affole. Qu’est ce qu’il se passe ici ? bégaie l'autre soeur, possédée ! je l’ai toujours dit, cette gamine est possédée, répète Deborah à bout de souffle, il faut, il faut…

Mia écoute, frotte ses cheveux pour dissiper la douleur, retient ses larmes en reniflant fort et en gardant son regard méchant. Elle perçoit les pas qui s’éloignent et comprend qu’elle va rester dans cette pièce mais s’en fout, si Rose n’a rien, si la vieille l’oublie, elle s’en fout du noir et des bruits ici, pff, ils font même pas peur comme dans son cauchemar.

Quand sœur Caroline ouvre la porte, Mia se réveille et est contente de ne pas avoir rêvé. La lumière du couloir l’éblouit, elle recule d’un pas, comme un animal craintif, lorgne le verre d’eau et le morceau de pain d’un œil mauvais, a soif mais pas faim. Caroline murmure qu’elle est désolée, Mia ne répond rien, reste dans son coin, les larmes sont passées, pas le reste. Elle aime bien Caroline d’habitude mais pas aujourd’hui, aujourd’hui elle aime personne, veut casser ce monde comme un bâton entre ses mains, crac, bien fait pour toi le monde, et le piétiner parce qu'il est nul, injuste, devrait pas laisser faire ça, toute façon elle ira à la police quand elle s’échappera, elle racontera tout et elles finiront en prison, même Caroline, Mia s’en fiche, elle a qu’à dire quelque chose, la sortir d'ici, elle a qu’à.

- Il faudra que tu demandes le pardon pour revenir avec les autres, chuchote la sœur à voix douce.

- Mmhh.

Elle est restée deux jours dans le noir, le sait parce qu'elle a compté les verres d'eau, puis surtout elle a senti la nuit, les bruits qui se couchent et les insectes qui sortent de leur lit. Elle aurait tenu plus longtemps, c’est juste qu’elle voulait revoir Rose. A Deborah elle a bien formulé ses excuses, j’implore votre pardon ma sœur et celui de notre Seigneur et nanana, elle n’en a pas pensé un seul mot, se disait tu verras un jour la vieille, donnant naissance à une vengeance dont elle ignorait encore la signification. Et Deborah n’en a pas cru un seul mot, s’était rendue chez l’abbesse pour parler d’exorcisme, de cause perdue et d’esprit rongé par le mal. Et toutes les deux savaient très bien, se sont à peine regardées.

Il faut te laver maintenant, dit Caroline en la raccompagnant au dortoir, mais Mia regarde partout, cherche Rose, personne sur le chemin, personne dans son lit, il faut faire le lit, elle souffle vite et s'exécute, coince le drap sous le matelas, tape son oreiller, plie la couette et, une seconde, la pose au milieu. Avec son gant de toilette elle a un peu peur, se frotte sous les bras, fort et vite, si la vilaine a fait quelque chose a Rose, puis les jambes, le visage, serviette on s’habille, si on l’a emmenée ailleurs, tire sur sa robe, lacets allez allez, traverse le dortoir, court dans le couloir, enfin pas trop non plus, Caroline la suite de près. Elle entend les cris dehors, oui c’est l’heure des jeux, elle a oublié l’heure, oublié qu'ici on pouvait jouer alors déboule sur les escaliers en pierre, scrute le parc mais trop de lumière, Rose ? pas elle, non plus, Rose ? elle ose plus fort, et juste à côté en fait.

- Mia !

Elles se serrent, s’excusent et sourient, se font des promesses pour toute la vie et descendent sur l’herbe jusqu’à la balançoire. Du coin de l’œil, Mia voit l’arbre, voit Deborah en haut des marches, se force à ne plus voir l’arbre, prend la main de Rose et va s’asseoir sur un banc, remue les pieds, s’attrape les doigts, se retourne pour être sûre, ça va elles sont loin, prend sa respiration, attend de croiser son regard, et lui murmure tu sais j’ai une idée. Rose ne comprend pas, enfin comprend mais pousse le regard pour savoir c'est quoi cette idée alors Mia sourit, se baisse, en prend un, non pas lui, un autre, trop celui-là, un troisième. Oui. 

Méfiante, elle se lève, chuchote à Rose de rester là et avance vers le mur avec son caillou dans la main.  

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