30. Les quémandeurs de baisers

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Livia

— Isa ? Qu’est-ce que… Vous êtes vraiment terribles, ris-je alors que Mathis réclame mes bras et obtient ce qu’il veut.

— Pas de Maman, donc pas de sieste. Ton fils est un petit dictateur, Liv.

— Avec vous, oui, me moqué-je.

— C’est ça ! On en parle de ses nouveaux dinosaures ?

Je grimace et lui tire la langue alors que Mathis a niché son nez dans mon cou. Il fait une chaleur pas possible et j’éviterais bien ça, mais impossible de dire non à une telle marque de tendresse. Oui, c’est le petit roi qui régente ma vie, et pas que la mienne !

— Vous vous installez sur la banquette près du comptoir ? Tu veux un petit jus, Isa ?

— S’il te plaît, oui, soupire-t-elle. Je comptais sur sa sieste pour récupérer un peu de sommeil, moi aussi. Je suis crevée.

— T’as qu’à arrêter de passer tes nuits à c-o-p-u-l-e-r avec Nana, pouffé-je.

— Tu parles, on est sorties, hier soir, et on a croisé des potes de Nana de l’époque du lycée. Du coup, ils ont passé la nuit à se rappeler le bon vieux temps. D’ailleurs, ça fait longtemps qu’on ne s’est pas fait une bouffe avec Ethan. On pourrait se faire un truc dimanche, avec Elise et ma chérie, non ?

— Oui, si tu veux. Je te laisse organiser ça. Chez toi ?

— Oui, ça nous évitera de voir ton frère débarquer parce qu’on ricane comme des dindes et qu’on marche comme des éléphants.

Je m’apprête à répondre mais un client entre dans la boutique, suivi de mon collègue. J’essaie de ne pas avoir un regard trop insistant, et une partie de moi a très envie de détourner les yeux, car nos SMS me reviennent en tête, mais j’ai aussi du mal à regarder ailleurs. Plus ça va et plus il m’est compliqué de ne le considérer que comme un collègue. Du moins, le statut de “potentiel coup d’un soir” s’ajoute à l’équation. Parce que, soyons clairs, difficile d’imaginer une relation sérieuse avec un délinquant de quasi dix ans de moins que moi, non ?

— Il est quand même beau gosse, ton collègue, murmure Isa. Oh, Mathis s’est endormi.

Effectivement. Il avait besoin d’un doudou grandeur nature pour la sieste, apparemment. Je file donc à la table libre et le dépose aussi délicatement que possible sur la banquette.

— Tu t’assois près de lui et tu fais attention qu’il ne tombe pas, hein ?

— Bien sûr ! Je suis une marraine du tonnerre, tu le sais bien, me répond Isabelle en sortant déjà le doudou du sac qu’elle a ramené pour le déposer près de la tête de Mathis.

— Merci, Isa. Je t’apporte ton café. Oh, et mon père a fait des financiers aujourd’hui, je t’en sers un ?

— Oh que oui ! Ils sont à la pêche ?

J’acquiesce alors que son visage s’illumine comme une gamine qui découvre le sapin de Noël au pied enfoui sous les paquets. Isabelle adore les financiers que fait mon père, avec un genre de glaçage à base de yaourt et des morceaux de pêches dessus. Et comme mon paternel ne les ferait jamais si je lui disais que c’est sa pâtisserie préférée, je m’en coltine à tous mes anniversaires parce que j’ai dit que j’adorais ça.

Évidemment, je manque de m’étaler en butant contre Sacha lorsque je me tourne pour regagner le comptoir, et lui rattrape je ne sais comment la tasse qu’il a en main.

— Eh bien, tu es efficace, tu viens à peine d’arriver, souris-je. Salut !

— Bonjour ! Je ne voulais juste pas perdre de temps avant de te retrouver, me répond-il en souriant.

Self control… Allez, Self control. Merde, sourire niais. Enfin, j’imagine que c’est l’air qu’il prend. Trentenaire, moi ? J’ai surtout l’impression d’être une ado, ouais.

— Heureusement que je suis de bonne humeur alors, sinon, je t’aurais fait déchanter, mon pauvre.

— Je pensais qu’il suffisait de me voir pour te rendre le sourire. J’avais cette impression en tout cas, parce que pour moi, dans l’autre sens, ça marche.

— Tu ne perds pas le nord, toi, ris-je. Tu devrais apporter ce café à son client avant qu’il ne refroidisse, le baratineur.

— Toi, tu comptes me fatiguer autant que tu l’as déjà fait avec ton fils, on dirait ! A vos ordres, Cheffe ! ajoute-t-il en faisant un salut militaire avant de récupérer la commande.

Le regard que me lance Isa, qui a sans doute tout suivi de la conversation, en dit long… Je vais devoir m’expliquer à un moment ou à un autre, et elle fera en sorte qu’il arrive très rapidement. En attendant, je lui prépare son café crème, lui fais un petit cœur pour l’amadouer, et dépose un financier dans une assiette avant de lui apporter le tout.

— Pas le temps pour l’instant, pas la peine de faire cette tête, je ne dirai rien. On verra ça dimanche et ceci est un teaser.

— T’as intérêt à m’appeler avant dimanche ! Je veux tout savoir, dit-elle en prenant un air de conspiratrice.

— Y a pas grand-chose à dire, t’emballe pas non plus. Et puis… il a vingt-trois ans, Isa, tu sais ? On a un monde d’écart.

— Quand on voit les regards qu’il te porte, j’ai l’impression que ce monde n’est pas bien grand, si tu veux mon avis. Je crois bien que le beau gosse en pince pour toi !

— Dis pas de bêtise, ça doit être un petit jeune qui a envie de se taper une femme plus vieille… Tu sais, le mythe de la cougar, quoi, ris-je alors qu’une partie de moi espère se planter totalement.

— Arrête, tu n’as pas cinquante ans non plus ! Profite un peu de la vie !

— J’ai pas le temps de profiter de la vie. Tu sais que mon fils m’a demandé de lui acheter un papa au supermarché ? soupiré-je.

— Eh bien, tu lui diras que tu l’as acheté au café et ça passera crème ! Et puis, si tu n’es pas intéressée, peut-être que je peux l’inviter à venir s’occuper de Nana et moi, tu crois que ça pourrait lui plaire ?

— Depuis quand tu es passée de lesbienne à bi, toi ? Sache juste que si tu lui proposes ça, tu n’es plus la marraine du kangourou, clair ?

Je ne sais même pas si je pourrais être un minimum sincère dans ma blague. Peut-être est-ce une menace voilée ? Ouais… C’est même sans doute ça. Ridicule, n’est-ce pas ? Je ne lui laisse d’ailleurs pas le temps de répondre ou de m’en faire la remarque, je retourne derrière le comptoir et m’attèle à mes tâches en compagnie de mon jeune collègue. J’aperçois mon père en cuisine, occupé à préparer les fournées de viennoiseries pour demain matin, mon fils qui se réveille après une petite heure de sieste et devient bougon… Isa gère vraiment avec lui, je ne doute pas qu’elle fera une maman formidable.

Quelle n’est pas ma surprise de voir apparaître devant mon comptoir mon dernier rencard en date. Au beau milieu de l’après-midi… et sans costume. Sébastien porte un petit polo couleur crème et un pantalon en lin. Le parfait exemple du mec classe… qui me paraît terriblement lisse. Merde, qu’est-ce qu’il fiche ici ? Et moi, je dois avoir les cheveux dans tous les sens, une tâche ou deux d’un café qui a éclaboussé sur mon tablier… Bienvenue dans ma vie.

— Tiens, bonjour. Qu’est-ce que je te sers ?

— Bonjour jolie Livia. Cela faisait trop longtemps, non ? Je vais prendre un café noir, serré, s’il te plaît. J’ai le sentiment que tu m’as un peu oublié depuis la dernière fois ?

— Non, non, du tout. Je… j’ai pas mal de boulot et un petit monstre en vacances scolaires. Disons que ça ne facilite pas la socialisation.

— Tu prends une petite pause avec moi ? Qu’on organise notre prochaine sortie ?

Je ne lui réponds pas immédiatement et m’attèle à la préparation de son café. J’ai mille-et-une pensées qui me passent par la tête, et peu sont très positives. Mon père est là, s’il voit que je papote avec le responsable de la galerie, il va se faire des idées. Nul doute qu’il apprécierait le personnage, mais je vais me retrouver avec des frangins harceleurs, une mère qui va clairement me pousser dans ses bras… Isa est ici, elle ne sera peut-être pas mieux, quoiqu’elle risque de me dire qu’il est trop coincé du popotin pour moi. Sacha, en train de faire la vaisselle, me lance un regard que je ne saurais déchiffrer. Il est là, lui aussi, et je ne veux pas qu’il croie que Seb vaut mieux que lui sous prétexte qu’il a l’air d’un bourge plutôt séduisant…

— Maman ! Tata, elle dit que c’est l’heure du goûter !

Et il y a Mathis, qui vient me rejoindre et approche des pâtisseries un peu trop vite à mon goût, m’obligeant à l’attraper avant de déposer la tasse que je viens de remplir sur le comptoir.

— Un peu de patience, mon Cœur, je travaille, je te rappelle, souris-je. Laisse, Sébastien, c’est offert par la maison. Je vais essayer de passer te voir quand j’ai un moment, installe-toi.

— Voici donc l’autre homme de ta vie ? me demande-t-il en souriant à Mathis.

L’autre ? Il en est déjà à s’auto-qualifier homme de ma vie ? Ou alors je pense de travers ?

— Oui, c’est lui. Et il est l’heure de le regarder dévorer des yeux la vitrine sans parvenir à se décider sur quoi prendre pour le goûter. Tu prendras autre chose qu’un café ?

— J’aimerais bien un baiser aussi, mais peut-être que je vais devoir me contenter de te dévorer des yeux sans pouvoir toucher ?

Je retiens de peu un soupir et me demande ce que je vais bien pouvoir lui répondre. J’ai toujours été très mal à l’aise avec le “non”. Disons que je n’aime pas blesser les gens, les décevoir ? Il est gentil, Sébastien, mais il n’y a pas la flamme, pas ce petit truc qui me donne envie de trouver à tout prix du temps pour le voir. Et puis, sérieusement, ce petit côté parfait, pas un mot plus haut que l’autre, pas un pli sur ses fringues, pas un pas de travers, qu’est-ce que c’est chiant !

— Ce n’est pas sur la carte, désolée, lui dis-je sur le ton de la plaisanterie.

— Si vous voulez, je peux me charger de la livraison, intervient Sacha qui s’est rapproché et regarde Sébastien bizarrement. Mais il risque de piquer un peu plus, ajoute-t-il en se caressant la barbe. Tout va bien, Livia ?

— Tout va bien, oui, répond Sébastien. Livia et moi, on se connait, vous savez, elle n’est pas en danger.

— Oui, ça va, Sacha, je t’assure. Tu veux bien aider Mathis à choisir son goûter ? lui demandé-je en posant ma main sur son avant-bras pour qu’il me regarde plutôt que de dévisager le galeriste.

— Oui, bien sûr. Je suis là si tu as besoin. Allez, Mathis, tu vois la petite brioche avec les pépites de chocolat, ça ne te fait pas envie ?

Je dépose mon fils dans ses bras et contourne le comptoir pour entraîner Sébastien plus à l’écart.

— Ecoute, je… je ne pense pas que ce soit le bon moment pour moi, tout ça. Je n’ai rien contre toi, mais ma vie est déjà bien chargée, je n’ai pas de place pour quelqu’un d’autre, tu comprends ?

— Tu veux dire que tu n’as jamais une petite soirée de libre ? Je ne suis pas exigeant, tu sais ? Moi, j’ai vraiment envie de te revoir et je peux être patient.

— Je… je ne suis pas sûre d’avoir envie de plus que ce qu’on a déjà fait, en fait. Tu es quelqu’un de gentil et d’intéressant, de cultivé et charmant, mais… je crois qu’il vaut mieux qu’on en reste là.

Il me regarde et j’ai l’impression qu’il ne me comprend pas ou alors qu’il ne veut pas me comprendre.

— Mais… ce baiser ? Cette connexion ? Tu ne la ressens pas comme moi ?

— Je suis désolée, Sébastien, soupiré-je. Je suis sûre que tu trouveras chaussure à ton pied, et tu mérites mieux que moi qui ne sais pas ce que je veux et qui ne suis pas prête à revivre quelque chose avec un homme.

— Je vois, semble-t-il se résigner. C’est dommage, notre histoire aurait pu être belle… Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver… Et tu seras toujours la bienvenue à la galerie. Une belle œuvre d’art comme toi y a toute sa place.

— Merci d’être aussi compréhensif, souris-je en l’embrassant sur la joue. Prends soin de toi, Sébastien.

Je tourne les talons pour mettre fin à cette conversation gênante et souris en voyant Mathis installé devant un morceau de brioche déjà bien entamé et un verre de lait. Je retourne derrière le comptoir et suis contente de voir que le galeriste a quitté les lieux.

— C’est calme aujourd’hui, dis-je à Sacha qui frotte une assiette déjà bien propre. Ça te dérange si je prends ma pause pour goûter avec Mathis ?

— C’était qui, ce type ? Il a eu le droit à un bisou, lui, je vois. Et ne t’inquiète pas, je gère, oui.

— Curieux ou jaloux ? ris-je en lui donnant un coup d’épaule. Elle est propre, cette assiette, arrête de la maltraiter.

— Je crois que je n’ai pas le droit d’être jaloux, soupire-t-il. Mais si tu veux pouvoir prendre ta pause, j’espère bien mériter moi aussi un petit baiser…

— Ben voyons ! Tu l’auras, si tu es sage. Mais pour info, je déteste qu’on réclame un bisou. Il n’y a que mon fils qui peut m’obliger à ça. Je ne le fais que si j’en ai envie.

Je m’exécute malgré tout, dépose un baiser sur sa joue barbue, et file retrouver mon fils et ma meilleure amie à table sans ajouter un mot. Je lance un regard entendu à Isa et pique un morceau de brioche à Mathis qui bougonne, nous faisant sourire. On peut dire que cet après-midi est une succession de surprises que je n’avais pas vues venir. Certaines plus agréables que d’autres, d’ailleurs…

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