13. Un passé si proche et si lointain

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Sacha

Je suis monté dans le RER ce matin sans vraiment savoir pourquoi. Sûrement parce que j’avais pris la décision de le faire avant de recevoir le coup de téléphone de Livia. J’ai failli annuler mon petit voyage, mais je me dois de garder toutes mes options ouvertes. Je ne veux ni me retrouver à la rue, ni retourner en prison.

Je regarde défiler les grandes barres de HLM le long de la voie de chemin de fer sans vraiment les voir. Tout est si familier et pourtant si différent. Trois ans que je n’ai pas mis les pieds dans cette banlieue qui m’a vu grandir et pourtant, j’ai l’impression que c’était hier que les flics m’arrêtaient et me mettaient dans cette camionnette dont je ne suis sorti que pour aller dans des cages qui se sont enchaînées jusqu’à finir à la case prison sans repasser par la case départ. Je ne sais pas vraiment ce que je vais trouver là-bas, mais j’espère que les autres ne m’ont pas oublié. Je n’ai rien dit aux flics, je n’ai pas joué à l’indic, je peux donc y retourner la tête haute et sans crainte.

Le bruit des portes qui s’ouvrent et se ferment rythme mon trajet. Le profil des personnes qui m’entourent change progressivement et c’est fou comme je me sens de plus en plus à ma place ici. Cette femme d’origine africaine avec ses deux petits, j’ai l’impression de l’avoir toujours connue. Ces jeunes qui s’éloignent du centre de Paris au lieu d’y aller pour étudier, c’est comme si je connaissais leurs prénoms. Et tous ces autres qui baissent la tête ou font semblant d’être absorbés par la musique qui sort de leurs écouteurs, c’est juste pour s’isoler de cette atmosphère et de la violence qui en résulte. Et moi là-dedans ? J’y ai ma place tout en ne l’ayant plus. Trois ans d’enfermement. Trois longues années d’éloignement, ça laisse forcément des traces.

Au moins, vu l’éloignement, j’ai le temps de réfléchir et de décider si je vais aller travailler cet après-midi ou pas. Je pense que si Livia ne m’avait pas appelé, la réponse aurait été claire et sans appel et ce trajet vers Mantes-la-Jolie aurait été un aller simple, mais voilà, elle m’a téléphoné. Pourquoi ? Je n’arrive toujours pas à me remettre de la surprise d’avoir décroché pour entendre sa voix. Et elle s’est même excusée pour l’accueil qu’elle m’a réservé. Personne ne s’était jamais excusé envers moi pour m’avoir manqué de respect, sauf sous la menace et rien que ça, c’est un événement. Franchement, rien que pour ça, je sais que le choix dans ma tête est déjà fait et que je vais retenter et retourner au Lucky. Et puis, à chaque fois que les gens font un pas vers moi, je ne peux m’empêcher d’en faire un vers eux. J’ai toujours été comme ça et ce n’est pas maintenant que je vais changer.

Je repense aussi à l’information qu’elle a lâchée dans la discussion. Elle a trente-et-un ans… Huit ans de plus que moi. Un gouffre. Tu m’étonnes que je la trouvais inaccessible. Et pourtant, indéniablement, malgré son âge, elle me plaît beaucoup. Et je crois que ce n’est pas le manque qui parle, là. Parce qu’Aurélie aussi me plaît bien, mais avec mon éducatrice, même si ça ne me déplairait pas de m’amuser un peu, je n’envisage pas grand-chose de plus, alors qu’avec ma collègue, je ne sais pas ce que j’aurais envie de faire mais clairement, j’ai envie d’en savoir plus sur elle.

Lorsque je sors du RER, je suis saisi par la vue si familière qui s’offre à moi. Tout de suite, je remarque le petit jeune qui fait le guet. Il pense être discret à fumer sa cigarette, adossé à un mur, mais je ne suis pas dupe. Personne ne l’est, je pense, même pas les flics, même s’ils prétendent ne pas savoir qu’il est là pour prévenir les autres d’une éventuelle descente. J’imagine bien l’état de ce jeune pour avoir fait moi-même ce travail. C’est le premier échelon dans la hiérarchie et il est essentiel car la plupart ne trouve pas la force de résister au produit au vu de sa grande facilité d’accès. Les rares qui arrivent à ne pas devenir dépendants, comme moi, gravissent rapidement les échelons. Les autres finissent par ne plus vivre qu’en attendant la prochaine dose. Et alimenter le business qu’ils ont contribué à faciliter. Je m’approche de lui, l’air de rien.

— Salut, mec. C’est qui le boss, ici ? Le Malien est toujours aux commandes ?

— T’es qui, toi ? Et d’où tu me causes ?

— T’as pas de poil sur le menton, normal que tu me connaisses pas, mais je suis sûr que tu as entendu parler de l’Intello, non ? Alors, si tu ne veux pas perdre ta place, t’as intérêt à aller prévenir tout de suite le Malien que je suis là. Sinon, non seulement je vais te faire oublier jusqu’à ton nom, mais en plus tu peux être sûr qu’on ne retrouvera aucune partie de ton corps quand le Boss en aura fini avec toi. Capice ?

— D’accord, d’accord, j’y vais. T’énerve pas, mon pote, marmonne-t-il en s’éloignant.

Je suis content de voir que je n’ai pas perdu la main et que je suis toujours capable de montrer que je ne suis pas quelqu’un dont on peut se moquer impunément. En même temps, contrairement à avant la taule, je n’y ai pris aucun plaisir. Quand je pense qu’avant, je vivais pour ce genre d’échanges où je peux affirmer ma volonté… C’est flippant de voir à quel point la peur de retourner en zonzon me bloque dans ce que je veux faire de ma vie, désormais.

Dix minutes plus tard, le minot revient et me fait signe de le suivre. Je crois que la nouvelle de mon retour est déjà connue de tous car de plus en plus de têtes connues apparaissent et me sourient et me saluent. On dirait un peu le retour du fils prodigue, mais personne n’ose m’aborder ou s’adresser à moi tant que le Boss n’a pas donné la conduite à suivre. Je suis cependant surpris car ce n’est pas le Malien qui m’accueille dans le hall de l’immeuble d’où le trafic s’organise, mais c’est mon pote, Jo. Jonathan et moi, on se connait depuis la maternelle et on a toujours été potes. Il a réussi à échapper à l’arrestation, il y a trois ans, je n’ai plus eu de nouvelles mais je suis vraiment heureux de le retrouver.

— Jo ! Tu fais quoi, ici ? Il est où le Malien ? Ne me dis pas que tu as réussi à prendre sa place ?

— Salut frangin ! Un Malien ? Où ça ? dit-il en me faisant un clin d’œil. Qu’est-ce que je fous là, à ton avis ?

Il me prend dans ses bras et m’entraîne à sa suite dans un des appartements du premier étage. C’est là où c’est le plus sûr car il n’y a aucun risque à se faire coincer dans les étages en cas de descente et il y a toujours moyen de sortir par une fenêtre ou un escalier de secours si les keufs débarquent. Ce n’est pas le même que celui que le Malien occupait, mais il y a les mêmes attributs qui me confirment que c’est lui qui gère maintenant. Notamment les deux meufs à moitié à poil qui sont en train de fumer des joints sur le canapé. Et les gros malabars qui gardent l’entrée. Plus cliché que ça, tu meurs.

— Putain, Jo. Tu as fait comment pour en arriver là ? Tu attends qu’on me mette à l’ombre pour prendre du galon ? Tu voulais vraiment pas me faire une petite place ou quoi ?

— T’es vraiment au courant de rien ? Le Malien s’est barré après les arrestations de l’an dernier. Et… ben je suis arrivé là, je sais pas trop comment. Mon sourire, sans doute, plaisante-t-il. Sérieux, ça me fait trop plaisir de te revoir !

Ah je vois. Il reste sur la réserve et ne sait pas encore s’il peut me faire confiance. Avant, j’aurais eu le droit à tous les détails, mais là, avec le risque que je sois devenu une taupe, la seule explication qu’il daigne me donner, c’est son sourire. Je soupire et m’installe sur le canapé où l’une des deux filles vient immédiatement se coller à moi. Enervé, je la repousse sans ménagement.

— J’en reviens pas que tu sois devenu le boss. Tu te souviens que le Malien voulait toujours que tu m’accompagnes mais que tu ne prennes aucune initiative ? Il ne voulait pas te faire confiance et malgré ça, tu as réussi à prendre sa place. C’est fou. Le business est toujours aussi good ?

— T’es pas décidé à te ranger, après ton séjour à l’ombre ? me demande-t-il en s’asseyant sur le fauteuil en face de moi.

— Je ne sais pas, Jo. Si je suis ici, c’est que j’hésite, tu vois. Je n’ai pas envie de retourner en taule, ça, c’est sûr. Trois ans à ne rien faire, à se sentir inutile, franchement, il n’y a pas pire. J’ai commencé un petit boulot hier, un truc pour montrer ma respectabilité, tu vois, mais ce n’est vraiment pas ce que je kiffe. Et ça ne paie pas. Une vraie galère.

— Franchement, je sais pas si je peux te reprendre ici, Sacha. Les flics doivent t’avoir à l’œil, c’est risqué pour le business. Si tant est que tu ne sois pas carrément devenu leur taupe, d’ailleurs.

— Je vois, Jo. Tu me connais donc si mal que ça ? Tu te souviens pas du nombre de fois où j’ai sauvé ta peau ? Et si tu ne t’es pas fait arrêter, c’est grâce à qui, hein ?

Je revois cette funeste soirée où les flics ont débarqué en force. Vu leur précision, ils avaient été informés par une taupe. Je me souviens qu’on a trouvé un placard avec mon ami d’enfance. Une seule place pour se cacher, nous étions deux. Je me suis sacrifié. Et voilà comment je me retrouve sans le sou, à faire un boulot sous payé, sous l’effet de la suspicion de mes anciens amis alors qu’il est devenu le boss.

— Comprends-moi, frangin, trois ans en taule et libéré en avance, y a de quoi se poser des questions. Forcément, je me demande s’il n’ont pas réussi à te retourner le cerveau, moi.

— Ouais, je vois, rétorqué-je en me levant brusquement, provoquant la réaction d’un des gardes du corps qui porte immédiatement la main à sa poche. Je crois que je me suis trompé d’adresse, je me casse. Content de t’avoir revu, continué-je en m’avançant vers la porte.

— Attends, Sacha, soupire mon ami d’enfance. Le prends pas comme ça, s’il te plaît. Tu veux vraiment revenir dans le business ?

— Je t’ai dit que je ne savais pas. Mais vu l’accueil, je pense que ce n’est pas une bonne idée. Si même mon meilleur pote me soupçonne, tu crois que ça veut dire quoi pour les autres ? Je ne suis pas con, je sais quand on ne veut pas de moi. Vaut mieux que je vous laisse à votre business.

— Reviens me voir quand tu seras sûr de toi, l’Intello… Je suis sûr qu’on pourra te trouver une place. Il faut juste que tu acceptes qu’on puisse être méfiants, comme on l’est avec tous ceux qui reviennent après un moment en cabane et tu le sais.

— Ouais, merci de la proposition, je vais y réfléchir. Fais attention à toi, Jo. Tu es sur un strapontin éjectable, tu sais ? Si quelqu’un presse le mauvais bouton, tu sautes. Et tes putes ou tes malabars ne t’aideront pas comme pourrait le faire un vrai ami. A plus.

C’est dingue. Je reconnais tout, j’ai l’impression d’être chez moi, mais l’accueil plus que réservé de mon ami d’enfance et la distance que je ressens vis-à-vis de tout ce quotidien si loin de ma réalité actuelle me font comprendre qu’il y a eu une sorte de rupture. Je ne fais plus vraiment partie de ce monde. Je crois que je pourrais m’y refaire une place avec un peu d’effort et de volonté, mais est-ce vraiment la bonne chose à faire ? Quitte à faire un effort, autant le faire pour une nouvelle vie, non ? Surtout si dans cette vie, il y a des femmes comme Livia et pas comme ces putes prêtes à tout pour fumer un pétard. Je ne sais pas si c’est le plan du siècle, mais je me dis que ça vaut le coup de tenter. Au pire, si je ne réussis pas, j’ai un filet de sécurité avec Jo. De quoi affronter l’avenir sans trop d’inquiétude.

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