07. Entretien avec un ours

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Sacha


Il est horriblement tôt et déjà, je dois me taper un rendez-vous pour mon suivi social. Heureusement que c’est avec la jolie Aurélie parce que sinon, devoir se lever avant dix heures juste pour faire des démarches, ça m’énerverait encore plus. Si au moins, c’était pour me faire un peu de fric ou pour baiser que je me levais, ça me motiverait, mais là, c’est juste pour un “entretien” comme ils disent. Franchement, s’ils pensent qu’ils vont réussir à nous éduquer là où nos parents et la prison ont échoué, ils se trompent magistralement. Mais bon, j’ai encore besoin de ma place et si je rate un rendez-vous, je risque de la perdre en un instant. Donc, c’est les cheveux un peu hirsutes et la barbe pas du tout taillée que je descends et frappe au bureau, un peu comme si je me préparais à aller devant un juge.

— Bonjour, ai-je la politesse d’énoncer en entrant. C’était obligé de se voir si tôt ?

— Bonjour. Est-ce que vous auriez vu Sacha, par hasard ? se moque l’éducatrice en me faisant signe de m’asseoir. Tu as une sale tête, si je peux me permettre.

— Tu as vu l’heure qu’il est ? C’est quoi, ça ? On se croirait en prison, ici.

— Non, c’est le monde du travail, tu sais ? Tu crois quoi, que je ne me suis pas levée il y a presque deux heures pour être ici, maintenant ? Arrête de broncher un peu et affiche-moi un beau sourire.

Je lève les yeux au ciel et m’assois avant de lui décocher un grand sourire figé en montrant les dents. Je sais qu’elle est juste en train de faire son boulot et que je devrais être plus sympa, mais là, franchement, j’ai qu’une envie, c’est de retourner au lit.

— Ça te va, comme ça ? Tu vois, je suis au max, là. Et pour le monde du travail, il ne veut pas de moi. Un ex-taulard, franchement, ça donne pas envie aux patrons de m’embaucher.

— Disons que ça passe. La prochaine fois, tu me ramèneras un café avec le sourire ? se moque-t-elle sans gêne. Tu as déjà entendu parler de contrat aidé ?

— Pour le café, si je te le ramène, j’aurais droit à un baiser ? demandé-je, goguenard. Et c’est quoi, ça, un contrat aidé ? Je la sens pas, ton histoire, je n’ai pas envie d’être un assisté, moi.

— Désolée, les baisers n’entrent pas dans le contrat. Surtout que tu ressembles à un ours à cette heure. Donc, avec ce genre de contrats, l’embauche est plus facile parce que les employeurs touchent des aides de l'État, tu vois ?

— Un ours ? Je vais retourner hiberner, ça sera mieux pour moi que d’aller m’humilier devant un patron pour qu’il puisse toucher du fric du gouvernement. Tous des vendus de toute façon. C’est quoi comme type de boulot ? Ça paie bien ?

— Ne dis pas non tout de suite, Sacha, c’est l’occasion de remplir ton CV et de reprendre un bon rythme de travail. J’aimerais vraiment que tu y réfléchisses. On a quelques adresses, des patrons à qui on envoie parfois des jeunes. Et figure-toi que ces “vendus” sont simplement des gens qui n’ont pas les moyens d’embaucher, généralement.

— Tu ne m’as pas répondu. C’est quoi comme boulot et est-ce que ça paie bien ?

— On bosse avec une boîte de déménagement, mais j’imagine que c’est trop dur pour tes petites mains fragiles ? Sinon, tu n’aurais pas des talents en couture ? Une petite mamie tient une boutique à cinq-cents mètres… Quant au salaire, faut pas espérer des mille et des cents, mon grand. Sans diplôme, ce sont de petits postes, du service, de réapprovisionnement de rayons, ce genre de choses.

— Tu me vends du rêve, là. Moi, je ne me lève pas tôt si j’ai pas mes 2000 boules à la fin du mois. Faut pas rigoler, non plus ! Tu sais le fric que je me faisais au quartier ?

— Je te propose un SMIC et ta liberté, Sacha. Maintenant, si tu veux retourner au quartier, puis en taule, libre à toi, soupire-t-elle en glissant un tas de papiers devant moi. Regarde quand même tout ça avant de prendre ta décision. Les conditions des contrats aidés et quelques entreprises avec qui on a déjà travaillé. Quand tu seras décidé, dis-moi, je mènerai mon enquête pour savoir si les proprios cherchent du monde.

— Le SMIC et la liberté. Magnifique. Elle est belle, la France. Tout ça parce que j’ai merdé quand j’étais jeune, je n’ai plus le droit à rien. Franchement, le deal, ça rapporte plus. Tu te lèves quand tu veux, tu fais ton petit business et le reste du temps, tu te fais plaisir. Le choix semble être vite fait, non ?

— Honnêtement, j’ai l’impression d’être patiente avec toi, Sacha, mais c’est le matin, il est tôt, et là, tu me gonfles. Ce serait bien que tu réfléchisses un peu plus avant de dire des conneries. Tu n’as droit à rien ? Tu es à la rue, là, peut-être ? Tu as une place là où d’autres en rêvent quand ils s’endorment sous un pont, merde ! Et le deal, ça rapporte ? Magnifique ! Ça rapporte aussi des gamins plus jeunes que toi qui crèvent d’une overdose, tu vois ? Alors épargne-moi tes conneries deux minutes et arrête de ne penser qu’au fric et à ta petite personne. Tu veux revoir ta sœur ? Bouge-toi le cul.

— Tu crois que je reste calme et que je veux me ranger pourquoi ? S’il n’y avait pas Marina, ça fait longtemps que je serais parti d’ici. Tu as retrouvé ses coordonnées ? demandé-je, plein d’espoir et avec la volonté manifeste de changer de sujet de discussion.

— Eh bien, pense à elle quand tu viens me voir dans ce bureau aussi, parce que j’en ai marre de tes pleurnicheries sur le bonheur d’être dealer, grommelle-t-elle. J’ai vu avec son éduc et récupéré le numéro de téléphone de sa famille d’accueil. Appels médiatisés pour le moment, soit tu es avec moi, soit l’assistante familiale reste avec elle. Voilà ce que t’a apporté le deal, Sacha.

— Eh bien, est-ce que ma nounou accepte que je l’appelle, alors ?

Je suis en rage de voir ce que mon emprisonnement a eu comme effet. Et au fond de moi, je me dis que si j’avais été plus malin et que je ne m’étais pas fait prendre, nous serions toujours ensemble, ma soeur et moi. Putain de flics qui n’ont pas eu de pitié.

— Tu peux l’appeler, oui, me répond Aurélie en décrochant le téléphone pour me le tendre. Sois cool et évite de broncher, hein ?

Je compose le numéro qu’elle me communique en me demandant ce que ça veut dire, ne pas broncher. Je dois juste fermer ma gueule et ne pas râler ? Ne rien dire du tout ?

— Allo ? Pourrais-je parler à Marina, s’il vous plaît ? C’est Sacha, son frère.

— Bonjour, Sacha. Ne quittez pas, je vais la chercher. Vous êtes… Vous savez que je dois écouter ce qui se dit, n’est-ce pas ?

— Si ça te fait kiffer d’écouter ce que je raconte à ma sœur, fais toi plaisir. Mais là, je m’en fous, je veux juste lui parler un peu.

— Sacha ! T’es pas possible, me gronde Aurélie alors que l’assistante familiale soupire à l’autre bout du fil.

— Sacha, c’est toi ? Vraiment ?

— Salut ’tite sœur. Oui, c’est moi. Ça me fait plaisir de t’entendre. Tu vas bien ?

— Contente de voir que j’existe encore pour toi. Qu’est-ce que tu me veux ?

Sympa, l’accueil. Moi qui pensais que ça lui ferait plaisir de reprendre contact avec moi, la voilà qui est presque à m’agresser. Ils lui ont retourné le cerveau ou quoi ?

— Eh bien, je voulais te parler, tu vois. J’ai envie qu’on puisse se voir bientôt, maintenant que je suis sorti de prison. Je ne sais pas si on pourra faire ça sans nos garde-chiourmes, mais au moins, on pourrait discuter. Tu m’as manqué, tu sais ?

— Fallait y penser avant de faire n’importe quoi. C’était peut-être toi, en taule, mais je peux t’assurer que le foyer de l’enfance, c’est pas bien mieux. Pourquoi est-ce qu’on se verrait, sérieux ? Si on est dans la merde comme ça, c’est à cause de toi, j’ai autre chose à foutre que de perdre mon temps avec toi alors que tu vas sans doute retourner en prison. T’aime trop le fric pour pas encore merder, je suis sûre.

— Mais non, j’ai changé, tu sais. J’étais justement en train de réfléchir avec mon éduc sur la possibilité de trouver un petit contrat, ajouté-je alors qu’Aurélie roule des yeux à mes côtés. Et puis, je ne vais pas retourner en prison. T’es ma seule famille, p’tite sœur. Ne m’abandonne pas, s’il te plait.

— Tu m’as bien abandonnée y a trois ans, toi. Tu t’es soucié de ce qui allait m’arriver ? Sérieux, pas la peine de la jouer sentimental, Sacha, t’en n’as rien à foutre de ma gueule, sinon t’aurais pas fini en taule.

— Dis pas ça, Marina. Tu es la seule raison qui m’empêche de replonger. Il n’y a pas un jour où je n’ai pas pensé à toi ! Et il faut qu’on se retrouve, non ? Qu’on reprenne notre vie ensemble !

— Pour quoi faire, Sacha ? T’as un appart’ ? T’as un boulot ? T’as de quoi me payer mes cours de piano ? Ah, non, je suis bête, tu sais même pas que je fais du piano vu que ça fait trois ans que je t’ai pas vu.

Aïe, ça fait mal, ça. Très mal, même. Parce qu’elle a raison. Je n’ai rien. Je ne sais plus qui elle est. J’ai quitté une petite fille et je me retrouve confronté à une adolescente en crise et en rébellion.

— Je suis désolé pour ça, ce n’était pas ce que je voulais. Je voulais juste avoir les moyens de m’occuper bien de toi. Je…

Je n’ai pas le temps de continuer que la voix de la femme qui m’a répondu prend le relais.

— Bien, je crois qu’on va s’arrêter là pour aujourd’hui, d’accord ? Histoire que vous puissiez digérer ces retrouvailles et réfléchir à la suite.

— Ouais, c’est ça, salut Sacha ! crie ma sœur avant que je n’entende le bruit d’une porte qui claque au loin.

— Sacha ? continue l’assistante familiale. Tu lui manques, tu sais ? Je me permets de te tutoyer, hein ? Elle est en colère, mais elle a besoin de toi, laisse-lui un peu de temps, d’accord ? Il fallait qu’elle lâche tout ça pour tourner la page, je crois…

— Ouais, je suis sûr que vous lui montez le bourrichon contre moi. J’ai pas fait de la taule par plaisir. Ils ont essayé de me détruire avec le mitard, mais je suis plus fort que ça. Et je vais vous prouver que je peux vaincre contre le système.

Je raccroche, plein de rage et de colère. Non mais pour qui elle se prend à me donner des conseils ? Et Marina, ils lui ont fait quoi ? C’est du lavage de cerveau, ça. Fait chier. Elle me manque trop, ma sœur.

— Ce n’était pas très poli de lui raccrocher au nez… Je te conseille d’être cool avec la famille d’accueil. J’ai discuté un peu avec l’éduc, elle s’occupe bien de ta sœur. Enfin, loin de moi l’idée de vouloir te monter le bourrichon, hein ? Il faut juste que tu acceptes qu’on ne cherche pas tous à te mettre des bâtons dans les roues, Sacha.

— Ce n’est pas poli non plus d’écouter les conversations des autres mais je n’en fais pas tout un foin, tu vois. Je suis sûr que tu dois être fière de toi, là. Parce que tu sais que je vais prendre un de tes boulots de merde, juste pour pouvoir retrouver ma sœur. Merci du cadeau, hein ?

— Arrête ça, tu veux ? Je te signale que l’éduc de ta sœur ne voulait pas que tu l’appelles. Marina est encore fragile, alors il va falloir que tu encaisses sans broncher si tu tiens vraiment à reconstruire quelque chose avec elle. C’est clair ? Si ça la chamboule trop, ils suspendront les appels.

— Tu crois que je les laisserais faire ? Je te jure que je suis prêt à saisir tous les juges pour rétablir mes droits. C’est ma sœur et personne ne m’empêchera de lui parler.

— Même si ça lui fait plus de mal que de bien ? Vraiment ?

— Ça ne peut pas lui faire de mal de me parler. Bref, on a fini l’entretien, là ? Je peux retourner me coucher ? la provoqué-je sciemment.

— Bien sûr, vas-y. On se voit dans trois jours, à la même heure, sourit-elle, fière de m’emmerder. Et n’oublie pas l’atelier sur les entretiens d’embauche de cet après-midi.

— Encore un truc obligatoire ? Tu es sûre que je dois faire tout ça ? supplié-je presque.

— Certaine. Mets bien un réveil pour ne pas le manquer, et n’oublie pas que les ours ne sont pas acceptés dans la salle.

Les ours, encore les ours, je ne suis pas si grognon que ça, quand même, si ? Et puis, je vais y aller à son atelier. Si je veux obtenir un de ces boulots soi-disant respectables, il faut bien que j’apprenne leurs codes et leurs façons de faire. Comme quand je me suis retrouvé face aux dealers. Je sais m’adapter, moi, ça devrait le faire. Mais en attendant, je suis privé de ma sœur comme quand j’étais en prison. Vive la liberté !

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