01. La porte des Enfers s’entrouvre

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Sacha

Le garde frappe à la porte et Cerbère et moi levons la tête de concert. Voici une de nos rares distractions de la journée, le moment de l’inspection de la cellule. Enfin, inspection, c’est un bien grand mot. Le gars a la frousse de mon coturne et c’est à peine s’il passe le bout de son nez, nous laissant tranquilles. A gerber, cette attitude. Si j’étais avec un minot, ou même si j’étais seul, je crois qu’il ne se gênerait pas pour me demander de bouger toutes mes affaires pour voir si je n’ai pas fait entrer de la contrebande en douce. Comme si j’avais quelqu’un dehors qui s’intéresserait assez à moi pour risquer une amende en me faisant parvenir quelque chose. Mais là, il se contente d’un petit rictus un peu figé et referme la porte sous nos regards amusés.

— Cerbère, la prochaine fois, tu aboies, qu’on rigole un peu.

Cerbère, ce n’est évidemment pas son vrai nom mais c’est le seul qu’il m’a donné. Il est tout aussi seul que moi mais ce n’est pas son premier séjour en zonzon. Lui est un habitué, si j’ai bien compris. Et là, il a pris cinq ans aussi. Il est arrivé un peu après moi, il y a plus de deux ans. J’ai pas noté exactement la date d’arrivée, la seule chose que j’ai en tête, c’est la date de ma sortie. Et elle approche, j’ai encore bénéficié de réductions de peine. Pour l’instant, c’est prévu pour le mois de septembre, mais si ça continue, ce sera au début de l’été. Je n’ai que ça en tête. La liberté. Et ne plus jamais remettre les pieds ici. Je ne veux pas finir comme ce type qui semble être devenu abruti d’avoir passé autant de temps enfermé entre quatre murs.

Je lui ai demandé d’aboyer car c’est un peu son signe distinctif. Il grogne et jappe comme personne. Et quand il gronde, de sa voix puissante et grave, personne ne bronche. Quand il est arrivé dans ma cellule, il a voulu me sauter dessus. J’ai détourné son attention en faisant une blague sur le fait qu’il n’avait pas de laisse, ce qui l’a fait rire et m’a valu sa bienveillance par la suite. Et depuis, nous avons appris à nous apprécier. Cerbère garde les enfers, et là, j’ai l’impression que c’est un peu moi qu’il garde. En plus, comme la créature mythique dont nous parlait la prof de français au lycée, il a un peu plusieurs têtes. Celle du chien, mais aussi celle, la nuit, du gars qui pleure et sanglote. Le type sanguinaire n’est qu’un enfant qui mouille encore ses draps certaines nuits. C’est fou ce que la prison nous enlève comme intimité.

Aujourd’hui, j’ai rendez-vous avec Laura, ma conseillère en insertion et probation. La pauvre. Toute jeune. A peine sortie de l’école et déjà confrontée à toutes ces racailles qui ne font que fantasmer sur le fait de pouvoir la baiser. Et je ne déroge pas à la règle. Les jolies femmes, ici, ne sont pas légion et il faut bien qu’on soulage nos envies. Quand j’entre dans son bureau escorté par un des garde-chiourmes, j’attends qu’elle me fasse signe de m’asseoir pour le faire. En Zonze, on fait ce qu’on nous dit. Pas de prise d’initiative qui pourrait être mal vue, surtout. Des agneaux. Tout ça pour gagner quelques semaines loin de ce confinement forcé. Tu parles d’une vie. Comme si c’était ça qui allait nous aider à nous réinsérer à la sortie. Tout ce que ça fait, c’est qu’on accumule de la haine, de la rage qu’on pourra laisser exploser une fois à l’air libre. Elle est belle, la France.

— Bonjour. Désolé, je suis en retard pour le rendez-vous mais mon taxi était occupé ailleurs, ou alors il m’a oublié. Je ne sais pas, mais j’ai pas voulu forcer la porte pour venir ici. Vous m’en excuserez auprès du Président de la République, j’espère.

— Promis. Comment allez-vous, Sacha ?

— Merveilleusement bien. Plus que quatre mois et c’est la quille ! Franchement, la retraite, ça a du bon, surtout que l’activité ici n’est pas dingue. Bref, j’ai hâte d’aller me dorer la pilule au soleil.

— Je vois. Désolée de ne pas avoir réussi à vous trouver une suite orientée plein sud, sourit-elle. Mais il va encore falloir attendre une quarantaine d’années avant de vraiment parler de retraite, je crois.

— Ouah. Vous avez d’autres bonnes nouvelles ? J’ai encore gagné combien de semaines de répit à ne pas avoir frappé de gardiens ? D’ailleurs, je me demandais suite à notre dernière entrevue, c’est fait exprès que vous ayez toujours des semaines à nous offrir quand on se voit ? C’est pour faire passer la pilule qu’on nous laisse moisir ici sans s’occuper de nous, c’est ça ? l’attaqué-je plus de manière plus virulente que je ne le souhaitais.

— Je peux monter un dossier pour rallonger votre peine, si vous préférez, plutôt que d’écourter votre séjour. Donc, on passe au sujet important ou vous continuez à bougonner comme un vieux bougre ? Honnêtement, vous avez vingt-trois ans, ça ne vous va pas de jouer au vieux con.

Purée, elle a raison, la petite. Des fois, j’abuse… Mais qu’est-ce que ça fait du bien de passer un peu sa colère sur elle. Elle représente le système. Celui qui essaie de m’écraser. Bande de cons qui ne pensent qu’à punir, humilier et écraser. Fait chier que leurs stratagèmes fonctionnent si bien. Pourquoi ils mettent une petite jeune ? Pour calmer nos ardeurs. Ce serait un gros baraqué, franchement, ça fait longtemps que je lui aurais mis une pâtée. Mais là, ça ne serait pas fair play, la pauvre. Et pourquoi ils n’organisent ces rendez-vous que quand il y a une remise de peine à valider ? Parce qu’ils savent qu’on va y aller comme de gentils toutous. Les seuls à ne pas faire ça, ce sont les fous. Ces tarés qui sont pas bien dans leur tête. Eux, ils sont imprévisibles. A enfermer à vie. Mais quand tu es enfermé, tu fais tout pour sortir vite si tu as une once de jugeote. Et moi, je ne suis pas bête.

— Vieux bougre ? C’est comme ça qu’on apprend à parler à l’école d’éduc ?

— Non, c’est comme ça que parlent les vieux éducs. On prend un peu leurs habitudes, que voulez-vous. Bref, on est là pour parler de vous, pas de moi. Alors, une sortie dans trois semaines, c’est le programme. Dix-neuf jours pour être exacte.

— Dix-neuf jours ? m’exclamé-je, incapable de cacher ma surprise. Mais… c’est pas possible, ça ! Ils ont un arrivage de délinquants et doivent faire de la place ou quoi ? Vous vous moquez de moi ou c’est vraiment vrai ?

— Les blagues vous sont réservées, dans ce bureau, ce n’est pas moi qui en use et en abuse, Sacha. C’est trop tôt pour vous ? Vous savez qu’on ne vous laissera pas seul, une fois sorti. On va travailler à vous trouver…

— Vous allez me trouver quoi ? la coupé-je brusquement. Vous avez rien. Vous allez juste me faire un beau courrier pour votre collègue qui verra si je respecte mes obligations pendant mon sursis, non ? Je vais où quand je sors, hein ? Dites-moi, vous qui savez tout et ne faites pas de blagues. Vous avez une adresse où je peux me rendre ?

— Vous n’avez personne chez qui aller à votre sortie ?

— Vous m’invitez chez vous ? demandé-je en lui adressant mon sourire le plus charmeur. Parce que sinon, c’est la rue. Pas que ça me fasse peur, hein ? Je suis un bonhomme, moi. Mais bon, si je pouvais dormir dans un bon lit et me faire un peu plaisir, ça ne me dérangerait pas non plus.

— Vous m’avez prise pour un hôtel ou quoi ? sourit-elle. Écoutez, si vraiment vous n’avez pas de solution, on va vous chercher un foyer où vous poser. Et en attendant d’avoir une place, on fera appel au 115.

Je ricane et l’observe un instant pour voir si elle est en train de se moquer de moi ou si elle croit vraiment à ce qu’elle me dit. J’ai du mal à me décider et pose mes deux mains sur son bureau en me penchant vers elle. Je pensais l’intimider mais elle ne cille même pas.

— Le 115 ? C’est vraiment tout ce que vous avez en tête ? Putain, je savais bien que sous vos airs de gentille éduc, il n’y avait pas de coeur. Le 115 ! Ah, la bonne blague ! Ce sera quoi leur réponse ? Le dortoir pourri à quinze ou la demande de rappeler dans une semaine quand il y aura peut-être hypothétiquement une place ? Putain, mais vous servez vraiment à rien, ici. Tu parles d’un cadeau, cette réduction de peine.

— On fait avec les moyens du bord, Sacha…

— Ecoutez, j’ai vingt-trois ans, pas un rond en poche, pas de famille ou presque, pas d’adresse. Vous voulez que je fasse quoi en sortant ? Là, tout ce que je vois, c’est que le jour où je sors, je vais dans la cité, je reprends mon deal et hop, le soir je me paie une petite pute et une chambre d’hôtel. J’ai quoi comme autre choix, hein ? Rien. Nada. Je signe où pour les dix-neuf derniers jours de chaleur et de bouffe gratuite ?

— Je ne sais pas quoi vous dire, Sacha. Honnêtement, vous pensez que j’apprécie l’idée de vous remettre dehors dans ces conditions ? Ce n’est pas moi qui fais la loi, ce n’est pas moi qui distribue l’argent, et ce n’est pas moi non plus qui valide les accueils du 115. Mais je pense réellement que vous avez la possibilité de vous en sortir et la force pour le faire, alors au lieu de vous plaindre et de ne voir que le verre à moitié vide, j’aimerais que vous pensiez à la chance qui vous est offerte de redémarrer les choses autrement. Moi, je crois en vous. La véritable question, c’est de savoir si, vous, vous croyez vraiment en vous ? Parce que je crois que vous cachez votre trouille derrière cette attitude colérique et vindicative, moi. Je vous rappelle que c’est vous qui vous êtes foutu dans la merde comme un grand, moi je n’ai pas de baguette magique. Je vais vous filer un coup de main autant que je le peux, en commençant par essayer de vous trouver une place quelque part pour dormir et manger. Mais je ne vais pas non plus vous mâcher le travail.

— Vive la psychologie de bas-étage, persiflé-je. Si je suis ici, c’est que je l’ai mérité, hein ? Je dois souffrir pour apprendre à ne plus refaire les mêmes bêtises. Et en plus, dire merci à la société pour tout ce qu’elle m’apporte ? Le gîte et le couvert et même pas un coup de bâton ? Wow. Donc, ouais, trouvez-moi une place. Si ça vous fait plaisir de perdre votre temps à essayer, n’hésitez pas. Autre chose ou je peux retourner pioncer comme le flemmard que je suis à vos yeux ? conclus-je en me levant.

— C’est toujours un plaisir de discuter avec vous, Sacha… Bonne fin de journée, soupire-t-elle en plongeant le nez dans ses dossiers sans plus m’adresser un regard.

Je griffonne une signature sur le papier du juge qui m’octroie une ultime réduction de peine et sors sans rien ajouter. J’ai beau jouer au fier et au gros bras, je n’en mène pas large. Je suis content de pouvoir sortir, mais ce que j’aimerais vraiment, au fond de moi, c’est ne plus jamais remettre les pieds ici. Et là, c’est mal parti. Je ne vais pas dormir dehors, non plus. Je vaux mieux que ça. Je ne suis pas un de ces sales clodos qui se pisse dessus et dort dans sa merde. Surtout quand je peux me faire mille boules au quartier. Le choix va être vite fait, même si ça veut dire que jamais je ne m’en sortirai. Je ferais mieux de m’y faire à cette vie de chien, et profiter des quelques mois que je vais passer dehors pour tout flamber. Quitte à être maudit, autant le faire avec brio, non ?

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