44. Le quartier au café des amoureux

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Livia

— Sacha ? Tu peux venir m’aider à la réserve une minute ? J’ai besoin d’un carton trop haut sur l’étagère ! crié-je presque depuis l’autre bout du café.

Je le regarde lever les yeux dans ma direction, et le sourire qu’il affiche, à peine masqué et intéressé, appelle le mien. Il encaisse la cliente et son regard passe sur ceux installés dans la salle avant qu’il ne quitte le comptoir pour me rejoindre. Il a à peine passé la porte que je la referme derrière lui et lui saute dessus pour l’embrasser avec passion. Voilà plus de trois heures que nous bossons ensemble sans parvenir à quoi que ce soit. Ma mère traîne dans le café depuis tout ce temps, j’en suis arrivée à m’imaginer en mode dessin animé pour la virer du shop à coup de pied aux fesses. J’étais trop en manque, moi.

— Bon sang, ça fait du bien, pouffé-je.

— Ah ça, oui, j’ai cru que la patronne n’allait jamais nous laisser tranquilles. Je crois que ton frère lui a mis des idées dans la tête et qu’elle veut vérifier par elle-même si c’est vrai !

— Possible, oui, soupiré-je. J’ai vraiment besoin d’aide pour ce carton, par contre. Ce n’était pas que pour profiter de toi.

— Bien, chère collègue. A ton service !

Je lui indique le carton en question et l’observe faire avec agilité. Je jure que l’envie de rester là un petit moment, juste le temps de nous retrouver, vraiment, me tente beaucoup, mais maintenant que ma mère a enfin quitté le café, il n’y a personne pour servir les clients.

— Merci beaucoup, beau collègue. Quel amour !

— Ne t’y méprends pas, je ne fais ça que parce que j’espère bien avoir une récompense ! me répond-il, un sourire en coin.

— Une récompense de quel genre ? minaudé-je en l’enlaçant.

— Du genre qui nous fait gémir et jouir, si tu vois ce que je veux dire. Ou, parce qu’on est au boulot, un baiser. Je ne suis pas difficile, en fait.

Je souris et agrippe sa nuque pour presser mes lèvres contre les siennes. Ses bras se referment autour de moi et je sens ses mains glisser sur mes fesses jusqu’à me retrouver soulevée de terre et plaquée contre la porte.

— Pas difficile, mais un peu profiteur, quand même ? gloussé-je.

— J’aimerais pouvoir profiter plus, soupire-t-il, mais il y a une dame qui attend au comptoir. Vivement ce soir…

Je grimace tandis qu’il me relâche et fonds totalement lorsqu’il dépose un petit smack rapide sur ma bouche avant de quitter la réserve. Je suis vraiment en train de m’attacher, et je pense que ces dernières années en solitaire ne m’aident pas à garder mes distances. Je n’ai vécu que pour mon fils et je me retrouve à penser un peu plus à moi. C’est agréable, mais je me rends compte que je me sentais vraiment seule, finalement.

Je sors à mon tour de la réserve après avoir récupéré un paquet de café dans le carton que Sacha m’a descendu et le retrouve au comptoir. Bosser ensemble est à la fois frustrant et agréable. J’ai l’impression que nous vivons des préliminaires tous les jours, à coups de regards, de frôlements, de sourires ou de petits mots doux… voire coquins. Est-ce que j’adore faire ça au nez et à la barbe de mes parents ? Peut-être un peu, oui. Sacha et moi bossons bien ensemble, en prime, et j’ai vraiment la sensation qu’il se sent bien ici, qu’il s’implique réellement dans le café et y prend du plaisir, même si le salaire, à la fin du mois, n’est vraiment pas rocambolesque.

Je lève les yeux sur la porte en m’éloignant un peu de mon amant par réflexe, et observe trois jeunes que je n’ai jamais vus ici entrer. Ils approchent de la caisse où je me poste, et cela me permet de les détailler aussi discrètement que possible. Ils sont plutôt jeunes et j’ai presque envie de dire qu’ils remplissent tous les critères clichés de l’idée que je pourrais me faire de la petite racaille du quartier. Casquette, jogging de marque et pull trop grand alors qu’il fait quasi trente degrés aujourd’hui. Mais, ce qui me dérange réellement, c’est leur façon d’observer l’intérieur du café, de me détailler comme si j’étais un morceau de viande, et de jeter des regards en coin à Sacha, occupé à la plonge et qui n’en a pas encore levé le nez, puisqu’il n’a pas débarqué pour me donner un coup de main.

— Bonjour Messieurs, qu’est-ce que je vous sers ?

— Vu le prix du café ici, on va prendre des verres d’eau, Madame, répond le blond en accentuant énormément la forme de politesse pour la dénaturer et en faire presque une injure.

— Si vous voulez un petit expresso classique, il y a un bar à cinquante mètres, vous savez ? indiqué-je poliment, espérant les voir déguerpir.

Je ne veux pas ne croire qu’aux clichés, mais j’avoue qu’ils ne me disent rien qui vaille, ces trois-là.

— Si tu me donnes ton numéro de téléphone, moi je te prends un café, et je te garantis qu’avec moi, ça ne sera pas expresso, si tu vois ce que je veux dire, me lance le grand brun, un air prédateur clairement affiché.

— Bien, ce sera trois verres d’eau alors, continué-je, imperturbable, avant de leur tourner le dos pour préparer leur commande.

— Attendez, intervient le dernier plus calmement, un petit brun qui était resté silencieux jusqu’à présent. On est venu pour voir Sacha. Et on va prendre trois cafés à emporter, s’il vous plaît.

Je soupire et me dirige vers Sacha en me demandant qui sont ces types. Est-ce qu’il est finalement encore en contact avec ses anciens potes ? J’avoue qu’ils ne me semblent pas tout gentils, tout mignons…

— Sacha, tu veux bien t’occuper des clients à la caisse ? Tu dois mieux connaître leurs goûts que moi, vu qu’ils sont là pour toi.

Il jette immédiatement un œil au-dessus de mon épaule et son visage se fige. Clairement, il sait qui ils sont et tout aussi visiblement, cela ne lui fait pas plaisir de les voir au coffee shop.

— Oui, je m’en occupe, énonce-t-il froidement.

J’ai l’impression que tout son être change et qu’une dureté que je n’ai jamais vue chez lui transparaît désormais dans sa façon d’être et de marcher. On dirait un militaire qui part en mission. Et pas une mission tranquille, plutôt le genre où il faut faire attention à sa vie au moindre moment. De le voir ainsi, une étrange appréhension s’empare de moi et je le suis jusqu’au comptoir.

— Salut Jo. Tu viens faire quoi, ici ? Je ne pensais pas que tu étais fan de café et encore moins que tu serais le genre de mecs à venir en prendre un à Saint-Denis.

— On m’a dit que tu bossais ici, j’ai eu envie de venir prendre la température, frangin. Classe, ça doit te changer.

— Prendre la température ? Tu veux me dire que tu es sorti du quartier juste pour avoir le plaisir de te faire servir un café ? Tu aurais mieux fait d’envoyer une de tes poufs pour ça.

Je fais mine de réarranger les pâtisseries en vitrine, histoire de justifier ma présence ici, mais j’avoue que je ne me vois pas m’éloigner. Je suis piquée par la curiosité autant que par l’appréhension.

— Tu réponds pas aux messages, l’Intello, faut bien qu’on puisse te parler, non ? On a commandé trois cafés à emporter, je fais les choses bien, tu vois ?

— Et il te faut un dictionnaire pour comprendre ce que ça veut dire ? Tu veux vraiment les trois cafés ou tu es juste là pour essayer de me faire perdre mon boulot ? Jo, pourquoi tu es là, j’ai plus rien à voir avec vous. Le quartier, c’est fini pour moi.

— Il faut que je te parle. Tu crois que je t’envoie des messages pour le plaisir ? Prends ta pause et viens cinq minutes avec nous dehors.

Une partie de moi a envie d’intervenir et de les sortir de là rapidement pour que Sacha ne soit pas tenté, mais je me retiens et me mets à la préparation de leurs cafés, non sans garder l’oreille tendue.

— Livia, je peux te laisser cinq minutes ? Il faut que je règle ce problème… me demande-t-il en se tournant vers moi et en m’adressant un regard un peu désespéré.

Je ne sais pas trop quoi répondre, tant son attitude me déconcerte. Est-ce qu’il fait cette tête pour que je trouve une excuse l’empêchant de sortir ? Ou pour que je le laisse retourner fricoter avec ses anciens potes ? C’est quoi, ce bordel, ils ne peuvent pas le laisser tranquille ?

— Encaisse-les et vas-y, puisqu’apparemment, c’est urgent, soupiré-je en déposant les gobelets sur le comptoir. Pour votre information, il bosse, là, quand même. Alors soyez brefs et concis.

— Oui, Madame, et comme on a pris les cafés, on peut avoir ton numéro ? répond le blond.

— Ta gueule, Chris. Ici, vous êtes pas au quartier et tu manques encore de respect à ma collègue, je te refais le visage. Compris ?

Je soupire et m’éloigne de la troupe en attendant que tout le monde sorte. J’ai l’impression que Sacha part au bagne, mais il accompagne malgré tout les trois autres et les éloigne un peu du café. Je ne sais pas si c’est pour espérer que je ne voie pas ce qui se passe ou simplement pour que ça n’impacte pas la clientèle, dont certains sont installés sur les quelques tables extérieures. Je m’en fiche, en fait, je me demande surtout ce qu’ils peuvent bien lui vouloir et pourquoi il leur accorde de l’importance. Est-ce que je me suis trompée sur lui ? Je n’espère pas. Toujours est-il qu’il passe dix minutes dehors et que lorsque je reviens au comptoir, de temps à autre, la conversation semble plutôt animée.

— Le problème est réglé ou ils vont revenir tous les jours ? lui demandé-je quand il revient finalement.

— Je suis désolé, Livia. Je ne pensais pas qu'ils viendraient ici. J'aurais dû répondre à leurs messages.

— C’est réglé ou pas ? Qu’est-ce qu’ils te voulaient ?

— Réglé ? Je ne sais pas, répond-il en s'éloignant de moi, comme s'il ne voulait rien me dire de plus.

Je reste comme deux ronds de flan face à son attitude brusquement distante. S’il lui faut une simple visite des copains pour le mettre dans cet état, ça promet. Il me faut quelques secondes pour me secouer.

— Eh, tu fais quoi, là ? l’interpellé-je en le rejoignant à la plonge. Tu vas vraiment te refermer comme une huître ? C’est quoi, vous avez prévu un casse ? Ou tu reprends tes anciennes activités pour me fuir comme ça ?

— Non, je ne reprends pas ! me lance-t-il vivement. Je… je ne veux pas te mêler à mes histoires… C'est pas ton monde, je ne veux pas te causer de problèmes.

— Et toi, tu vas t’en causer, des problèmes ? lui demandé-je simplement.

— Moi, j'ai l'impression que quoi que je fasse, le quartier me retrouve toujours. Je… hésite-t-il en me jetant un regard hanté. Tu es juste trop bien pour moi. J'ai l'impression que je ne suis bon que pour attirer des problèmes aux personnes qui me sont proches. Il vaudrait mieux que je fasse ce qu'ils veulent et me barrer d'ici avant de créer encore plein de soucis …

Je soupire et passe ma main sous son tee-shirt, dans son dos, en collant ma joue contre son épaule.

— Fais pas ça. Je suis prête à prendre le risque de me trouver dans les problèmes, moi. Mais ne lâche pas l’affaire si facilement, pense à ta sœur…

— Je leur ai dit que je n'allais pas les aider, que je m'étais rangé, mais ils ne me croient pas. Et j'ai peur que tout ça retombe sur toi, sur nous, maintenant qu'ils ont découvert où je travaille. Tu sais qu’ils m'ont proposé de participer au braquage d'un transporteur de fonds ? J'ai vraiment pas envie que leurs conneries débarquent ici alors que tu es là, que j'ai une vraie chance de tout reconstruire.

Son air est vraiment désespéré, tout ça a l'air d'être trop lourd à porter pour lui. Et moi, j’hallucine qu’il ait pu fréquenter ce type de personnes. J’ai vraiment l’impression d’avoir affaire à deux hommes différents, et je me demande, l’espace d’un instant, si c’est mon Sacha qui est lui-même ou s’il lutte tous les jours contre sa nature en étant avec moi.

— Si tu veux vraiment te reconstruire, n’abandonne pas. Tu n’es pas tout seul et je suis prête à t’aider, moi. Je ne sais pas comment, mais tant que tu restes dans le droit chemin, pour toi, pour ta sœur, et pour Mathis et moi, tu peux compter sur moi.

Il me lance un regard brillant, presque larmoyant et mon cœur fond devant tant de fragilité affichée.

— Je ne sais pas quoi te dire, je ne mérite pas tant de soutien de ta part. Je… je t'aime, tu sais, et je ne veux que ton bonheur, mais je ne suis pas sûr d'être à la hauteur de tout ce que tu peux m'apporter.

Je l’observe en silence et lui souris finalement avant de déposer un baiser sur ses lèvres tentatrices.

— Je t’aime, et tu es à la hauteur, Sacha. On va y arriver, à deux. Il faut juste rester dans le droit chemin, je t’en prie. Je n’ai aucune envie de devoir aller te voir au parloir, moi. Déjà que j’ai l’impression qu’on ne se voie pas assez, imagine si tu retournes en prison ?

— Tu m'aimes ? Vraiment ? Malgré mon passé ? Malgré mes anciens potes qui débarquent pour me recruter ? Tu… tu es folle, tu sais, conclut-il en m'enlaçant, faisant disparaître instantanément la distance qu'il avait instaurée entre nous.

— Je t’aime, oui. C’est comme ça. Avec ton passé, malgré tes anciens potes, malgré tes hésitations.

— Moi aussi, je t’aime et je crois bien que ce soir, je vais faire un braquage. Attention à ton lit et à ta chambre ! Le vilain risque de débarquer que tu sois d'accord ou pas !

Je pouffe et le gratifie d’un baiser qui m’enflamme totalement avant de l’abandonner pour retourner au comptoir en entendant une cliente demander s’il y a quelqu’un. Est-ce qu’on a frôlé la catastrophe ? Est-ce qu’on vient vraiment de se déclarer l’un à l’autre ? Est-ce que je flippe qu’il reparte dans ses travers ? Peut-être. Oui. Clairement. Je suis prête à le soutenir, mais s’il part en live, j’ai un fils à protéger. Je ne veux pas le perdre, mais j’ai besoin d’un homme bien dans ma vie et dans celle de Mathis.

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