12. T'en vas pas comme ça

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Livia

Je me cale contre le bâti de la porte et observe mon amie Isabelle, installée sur le bord du lit de Mathis pour lui lire l’histoire du soir. Mon petit bébé est sur ses genoux et commente chaque image avec enthousiasme. Franchement, lui lire un truc est une vraie corvée ou presque. Impossible de faire les choses tranquillement, il est tellement curieux qu’il passe son temps à poser des questions. Malgré ça, Isa adore passer ce petit moment avec lui, et moi je profite d’avoir un relais, l’espace de quelques minutes.

Lorsque mon amie borde mon fils et lui fait des bisous, je me rends compte que je ne suis finalement pas si seule que ça. Certes, la plupart du temps, je dois me débrouiller, mais je sais que si besoin, j’ai du monde pour me seconder.

Je m’installe près de lui à mon tour et le couvre de baisers en lui souhaitant une bonne nuit et en lui disant combien je l’aime, accueille avec plaisir ses petits bras qui enlacent mon cou pour me réclamer un câlin, et finis par sortir de la chambre après avoir allumé sa veilleuse. C’est fou comme je l’aime, ce petit monstre, même s’il bouscule constamment mon quotidien, et encore plus ces derniers jours puisqu’il est malade.

Je sors les pâtisseries du four et apporte le tout sur la terrasse où Ethan et Isa sont installés, un verre de vin à la main, en train de rire tous les deux. Ces petites soirées avec eux sont toujours un vrai bol d’air frais, même si le lendemain au boulot picote un peu. Je leur suis tellement redevable, sans eux, j’aurais craqué depuis longtemps.

— Alors, qui veut un coulant au chocolat ? J’ai de la glace vanille au congélateur, pour les plus gourmands, dis-je en les servant sans attendre leur réponse. Vous savez que ma mère est une emmerdeuse, au fait ?

— C'est pas nouveau, ça, répond Ethan qui s'est déjà jeté sur son gâteau. Elle a fait quoi, cette fois ?

— Elle me laisse la formation du nouveau. Il est arrivé hier et j’ai dû me débrouiller, après une nuit quasi blanche, seule au comptoir avec lui. Et elle s’est dit que le laisser tout gérer ce matin en attendant mon arrivée était une bonne idée aussi.

— Elle l'a laissé gérer l'ouverture tout seul ? Le pauvre, il a dû déguster ! s'exclame Isa. Je peux aller me chercher une glace ?

— Vas-y, bien sûr. Je vous ai déjà parlé de Jérôme ? Vous savez, le client qui est toujours hyper pressé et qui se dit que parce qu’il est en retard, il a droit à un traitement de faveur ? Bref, forcément, il n’était pas content. Quand je suis arrivée, ma mère était en train de lui expliquer que Sacha sortait de prison et qu’il fallait être gentil avec le pauvre ex-taulard… Vous imaginez le truc ?

— Ta mère abuse ! s'indigne mon ami entre deux bouchées. Comme si tous les clients devaient connaître tous les secrets de ses serveurs. Tu imagines si elle dévoilait ce qu'elle sait sur toi ?

— Oh, ça, elle va éviter, ris-je. Avoir une fille mère célibataire, ça fait pas bien. Aider de pauvres citoyens à se réinsérer, ça donne une bonne image. C’est comme quand elle a pris ce petit jeune handicapé en stage, tu vois ? Toujours le paraître…

Et je n’en rajoute même pas… Honnêtement, mes parents sont tellement auto-centrés qu’on a du mal à imaginer qu’ils fassent quoi que ce soit dans l’intérêt de quelqu’un d’autre.

— Bref, continué-je, tout ça pour dire que Sacha a déjà démissionné, il n’a pas supporté les propos de ma mère, je crois.

— Oh le pauvre… C'est dégueulasse quand même. Il avait sûrement besoin de ce boulot. J'espère qu'il va retrouver quelque chose rapidement.

— Ouais… J’ai honte d’avoir des parents comme ça, des fois, marmonné-je. Même si j’avoue que je n’ai pas été très cool avec lui, hier. J’étais dans le rush, j’avais pas le temps de tout gérer.

— Tu parles d'un contrat aidé ! Vous l'avez surtout aidé à partir, là.

— Me mets pas dans le même panier que mes parents, tu veux ? Je veux bien entendre que je ne lui ai pas réservé un accueil des plus chaleureux, mais quand même !

— Ouais, c’est vrai. C'est triste pour lui, c'est tout. On se met une petite série pour finir la soirée ? demande Isa en s'affalant sur le canapé à côté d'Ethan.

— Ouais, on peut faire ça, soufflé-je. Mets ce que tu veux.

J’avoue que ce qui s’est passé ce matin me tourne en tête depuis. J’ai du mal à comprendre comment ma mère a pu balancer ça, je trouve que c’est particulièrement malsain de mettre en avant le statut de Sacha. Et lui, pourquoi abandonne-t-il aussi facilement ? Je veux bien que ma mère ne soit pas facile à vivre, mais s’il a besoin de ce boulot, il aurait quand même pu tenir le coup, non ? Concrètement, il ne va pas tant bosser avec elle que ça.

Je ne sais pas combien de temps je passe à ne regarder l’épisode de Game of Thrones que d’un œil, mais je finis par me lever et vais sur la terrasse, portable à la main. Je suis allée récupérer le numéro de mon collègue dans le dossier que mes parents ont fait, et je me tâte à l’appeler depuis tout à l’heure. Peut-être que je devrais essayer de le convaincre de revenir, non ? Et pourquoi est-ce que j’ai tant envie que ça qu’il revienne demain ? Après tout, on ne devrait pas avoir de mal à retrouver un autre employé. J’avoue qu’il a l’air débrouillard, il intègre vite les choses et, outre son côté un peu renfrogné, il semble plutôt sympathique…

J’hésite encore quelques minutes avant de finalement me mettre un bon coup de pied au derrière et de l’appeler.

— Sacha ? Bonsoir, c’est Livia… Je te dérange ?

— Livia ? Qui travaille au Lucky ? C'est bien toi ?

— Oui, c’est ça. Tu connais beaucoup de Livia ? Parce que franchement, moi, non, ris-je. Je peux t’embêter quelques minutes ?

— Euh, hésite-t-il. Non, je ne connais que toi qui t'appelles Livia. Je suis juste surpris que tu m'appelles. Il y a très peu de monde qui connaît ce numéro et je ne pensais pas que quelqu'un du café allait m'appeler. J'ai oublié des affaires ? Il faut que je passe signer des documents ?

— Non, non, je… En fait, je voulais savoir comment tu allais. Et m’excuser pour ma mère, elle est… Bref, ce n’est pas la patronne idéale, mais il ne faut pas s’arrêter à ça.

— Je vais super bien, répond-il, amer, comme un chômeur qui va se retrouver bientôt à la rue parce qu'il ne sait pas ravaler sa fierté. Ta mère, c'est une vraie conne et personne ne me parle comme ça. Je ne suis pas une merde.

Je ne me retiens pas de rire en l’entendant insulter notre patronne. J’espère qu’il ne va pas le prendre pour lui, mais ça sort tout seul.

— Je confirme que ma mère est une conne, mais ne lui dis pas en face, hein ? J’ai essayé de lui faire comprendre que balancer ça devant les clients, c’était vraiment pas cool… Bref, je pense que tu devrais revenir bosser demain, tu sais ? Ne la laisse pas gagner…

— C’est trop tard, j’ai démissionné. Et puis, j’ai ma fierté, je ne suis pas une serpillère sur laquelle on marche. Pourquoi tu m’appelles ? Tes parents ont peur que je leur fasse un procès ou quoi ?

— J’en sais rien, peut-être qu’ils ont la trouille, je ne leur ai pas demandé. J’ai juste dit à ma mère qu’elle devrait parfois apprendre à se taire. Et si je t’appelle, c’est pour te dire que tu peux revenir demain, et que tu devrais revenir, aussi. Tu fais bien le boulot. Réfléchis-y, OK ? Parfois, mettre un peu sa fierté de côté, ça ne fait pas de mal. La preuve, je me retrouve à bosser pour mes parents à trente-et-un ans, mais au moins, j’ai un toit sur la tête et à manger dans mon assiette…

— Quoi ? Tu as trente-et-un ans ? Mais c’est pas possible ! Tu ne les fais pas du tout ! Wow. J’en reviens pas là, s’exclame-t-il à l’autre bout du fil avec une candeur qui me fait sourire.

— Merci du compliment, ris-je, mais c’était pas l’info que je voulais que tu captes, tu sais ?

— Pourquoi tu veux tant que je revienne ? Je crois que bosser, c’est pas fait pour moi. Je ferais mieux de retourner à ce que je sais faire et tant pis pour les conséquences. Je ne suis qu’un délinquant aux yeux de la société, autant me comporter comme les autres s’y attendent. Et en profiter avant le prochain tour en zonzon.

— Pourquoi je veux tant que tu reviennes ? Je… Disons que je n’aime pas qu’on soit collé dans une case en fonction de ce qu’on fait, ou de ce qu’on a fait par le passé. Il faut que tu comprennes que ma mère et mon père sont vraiment jugeants sur tout et tout le temps. Tu verras en bossant au shop que je ne suis pas épargnée, d’ailleurs. Mais… si tu te considères toi-même comme un délinquant et pas comme un ancien délinquant qui a payé sa dette, je crois que tu ne t’en sortiras jamais, si je peux me permettre. T’as l’air de vouloir t’en sortir, alors je crois que tu devrais profiter de l’opportunité. Sans compter que c’est café gratuit pour toi, ici, et c’est pas rien, ça !

— Tu ne me connais pas, je ne vois pas pourquoi tu crois autant en moi. Moi, je t’avoue, des fois, j’ai juste envie de plonger et de tout oublier, énonce-t-il avant de laisser s’installer un silence que je ne veux pas briser, consciente qu’il est en train de réfléchir de son côté. Merci pour ton appel, je crois que je vais un peu mieux dormir. Je ne sais pas si je vais revenir demain, mais au moins, tu m’as donné de quoi réfléchir.

— Je ne te connais pas mais je t’ai vu observer et apprendre, hier, même si je n’étais pas vraiment agréable avec toi. D’ailleurs, je suis désolée pour ça aussi. J’aurais dû mettre de côté le reste et être professionnelle avec toi. J’essaierai de l’être davantage, à l’avenir. Allez, j’arrête de t’enquiquiner… À demain, Sacha ! Et sois à l’heure, surtout. Même un peu en avance, je pourrai te briefer un peu sur les cafés, comme ça.

— À demain, l’entends-je répondre avec plaisir. Je suis d’après-midi, normalement, ça me laissera un peu de temps encore pour réfléchir. Bonne nuit… et merci.

Je souris en raccrochant et ça n’a rien à voir ou presque avec le fait que je ne fasse apparemment pas mon âge. J’espère vraiment qu’il va revenir, et j’essaie de me convaincre que c’est parce qu’il semble débrouillard et que je ne veux pas me coltiner à nouveau quelqu’un à former, mais une partie de moi se rappelle de la façon qu’il a de me mater, et j’avoue que ce n’est pas désagréable. Et puis, je suis curieuse de voir s’il portera le même regard sur moi, maintenant qu’il sait que je ne suis pas une petite jeune. Quel âge il peut bien me donner, d’ailleurs ? Il faut que je demande à mes amis ce qu’ils en pensent, tiens.

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