05. Corvée de vaisselle

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Sacha

Je regarde l’heure alors que je me dépêche de rentrer. J’aurais dû prendre le métro pour être sûr d’être à l’heure, mais je n’ai plus un rond en poche et franchement, je croyais que j’étais en meilleure forme que ça. Là, je suis tout essoufflé après avoir couru pendant à peine cent mètres et je suis obligé de m’arrêter pour reprendre ma respiration. Quand enfin j’arrive à la porte du centre, la porte est bien entendu déjà fermée. Il est dix-huit heures sept et je sens que ça va être ma fête quand je sonne. En plus, c’est Jordan qui m’ouvre. Le gars, je ne sais pas ce qu’il fait dans le social, franchement, mais j’ai l’impression qu’il est pire que les matons en zonzon.

— Désolé pour le retard… C’est moi, Sacha. Je peux entrer ?

— T’es en retard, je te signale. Pourquoi est-ce que je t’ouvrirais la porte ?

— Parce que tu ne veux pas que je dorme dehors et que la consigne, c’est de nous sanctionner sans nous laisser à la rue. J’ai lu le règlement, Jordan. Je ne suis pas teubé non plus.

— Fais pas le malin, sinon je vais te faire récurer les chiottes, moi, je suis sûr que ça va te calmer, grommelle-t-il en ouvrant.

Je préfère ne pas aggraver mon cas et ne rien dire mais cela ne m’empêche pas de le frapper mentalement. Je rêve de le coincer au mur et de le boxer jusqu’à ce que ses tripes ressortent. Le gars se dit éduc, mais c’est juste un gros pervers. Il paraît qu’il a été viré du dernier Centre d’Hébergement où il bossait. Tu m’étonnes.

— Tu feras la vaisselle, ce soir. Et si ça se reproduit, compte sur moi pour me rappeler que les sanitaires ont bien besoin de tes petites mains pour briller.

— Oui, chef. Bien chef. A vos ordres, chef !

Je ne lui laisse pas le temps de me reprendre et fonce vers la salle commune où une dizaine d’autres gars sont en train de manger. Tout le monde est sagement assis, en silence, mais les regards que chacun d’eux porte vers Jordan sont tous hostiles. Le gars fait l’unanimité contre lui et au moins, quand il bosse, on n’est pas à se mettre dessus. Tous unis contre le tyran. Je m’assois à la place qui m’est attitrée après avoir récupéré un des plateaux repas et commence à manger en silence. Personne ne parle jusqu’à ce qu’Aurélie se ramène, le sourire aux lèvres.

Là, c’est changement complet d’attitude dans le réfectoire. Tous les gars se redressent, certains se recoiffent et les sourires reviennent. Faut dire qu’elle est mignonne, la petite jeune. Sympa et compétente, en plus, toujours prête à faire des extras pour nous aider à nous en sortir. Mais ce soir, c’est moi qui ai rendez-vous avec elle après le dîner. Et ça, c’est un privilège rare que j’apprécie !

— Eh Aurélie, tu nous organises une soirée jeux, ce soir ? Comme la semaine dernière, ce serait bien !

— Une soirée jeux ? Quel genre ? Un, deux, trois soleil, ça vous va ?

— Déconne pas, Auré ! On veut juste une soirée où on rigole, pas où on nous prend encore plus pour des gamins ! lui lance un gars super jeune.

— Je plaisante, il va falloir bosser ton sens de l’humour, Karim. Je vous propose un petit tournoi de pouilleux, ce soir. Ça vous va ?

— On ne se voit plus ? lui demandé-je, un peu honteux de devoir presque quémander l’entretien qu’elle m’avait promis. Tu sais que si je n’avance pas dans mes recherches d’emploi, ils vont me virer ?

— Bien sûr que si, on se voit. Je lance la soirée et je m’occupe de toi, Sacha.

— Tu peux être en retard, Aurélie, la ponctualité et Sacha, ça fait dix, se moque Jordan.

— Ouais, c’est bon. Pendant que tu iras jouer au pouilleux, je vais aller faire la vaisselle, moi. Je suis sûr que tu vas gagner à ce petit jeu, en plus, persiflé-je sans résister à la tentation de le provoquer un peu.

— Regarde-toi dans un miroir, on verra lequel des deux a plus la tronche d’un pouilleux, grogne-t-il en se levant pour s’éloigner, agacé.

Je jubile intérieurement d’avoir réussi à l’énerver ainsi mais ne le provoque pas davantage. Un mot de lui et je peux me retrouver une semaine à la rue. Si ça arrive, je serais obligé de retourner dans le business. Sans ma place ici, je n’ai que la rue et le deal. L’effort en vaut la chandelle, non ?

Alors que je me mets à la vaisselle, j’observe du coin de l'œil la petite blonde qui s’installe avec les autres gars et qui a demandé à son collègue d’aller faire de l’administratif pour détendre l’atmosphère. Elle est forte. Alors que je suis en train de frotter une assiette, Abdel s’approche de moi et fait semblant de m’aider en prenant un torchon. Abdel, c’est un keumé de la bande dans laquelle j’étais avant mon arrestation. On est tombés ensemble et il est sorti juste quelques semaines avant moi. Depuis que je suis arrivé, il s’est donné comme mission de me faire revenir dans l’équipe et il se moque clairement des efforts que je pourrais faire pour retrouver un vrai boulot.

— Tu ne joues pas avec les autres, Abdel ?

— J’ai une tronche à jouer au pouilleux ? Alors, tu ne trouves pas de boulot ?

— Ça va venir, j’ai encore des entretiens à passer. Mais ils sont chiants à nous foutre la pression comme ça. Toi, tu as de la chance que la Mission Locale t’ait trouvé une formation. Ça te laisse un peu de temps pour voir venir. Moi, si j’ai rien d’ici la fin du mois, ils me remettent à la rue.

— Tu parles, c’est d’la merde, leur formation. Je le fais juste pour qu’ils me foutent la paix le plus vite possible. Toujours pas décidé, toi ?

— Je t’ai dit que ça ne m’intéressait pas. J’ai d’autres ambitions. Et tu sais bien que j’ai perdu beaucoup la dernière fois qu’ils m’ont arrêté. Je ne veux pas y retourner, je me tue si je dois refaire une journée enfermé.

— Parce que, là, tu te sens libre ? Sans un sou en poche, à devoir courber l’échine pour trouver un job qui sera payé de la merde ? Tu sais que tu pourrais te faire bien plus de fric, avec nous.

— Tu vas finir par replonger, mec. Moi, je ne veux pas retourner en taule. Tu crois que j’ai que ça à faire de perdre ma jeunesse derrière des barreaux ? Je vais aller bosser et je vais y gagner plus sur le long terme.

— Tu déconnes ? Je suis sorti et je me suis déjà fait des couilles en or, mon gars. Sans même parler du fric que j’avais planqué chez mes parents.

— Moi, je vais bosser avec Aurélie et je suis sûr que je vais trouver un truc bien. Il me faut cette vie bien rangée, sinon je perds tout. Déjà que je n’ai plus grand-chose.

— C’est pas en vivant dans ce centre ou dans un dix mètres carré avec chiottes sur le palier que tu vas la récupérer, tu sais ?

— Ouais, ben ce n’est pas non plus en reprenant le Deal. Vous avez pu vous passer de mes services pendant trois ans, je ne suis clairement pas indispensable. Alors, laisse-moi tranquille, d’accord ?

— C’est pour toi que j’insiste, moi. Je t’aime bien, et ça me fait chier de te voir galérer.

Franchement, il n’a pas tort. Le risque de se faire prendre à nouveau est faible et c’est de l’argent vraiment facile. Même sans effort, je pourrais me faire au moins cinq cents balles par jour. Et beaucoup plus si je prends des responsabilités maintenant que j’ai gagné mes écussons de respectabilité après mes années à l’ombre. J’ai pas cafté et ça, maintenant, ça me classe parmi les héros. Heureusement qu’Aurélie se ramène car cela a le mérite de faire partir mon ancien collègue. Elle prend un torchon et se met réellement à m’aider.

— C’est ici qu’on fait l’entretien ? finis-je par demander, plus pour casser le silence que pour vraiment discuter.

— On peut commencer ici, si tu veux, mais je ne te proposerai pas de travail de plonge, tu n’es pas assez rapide, me taquine-t-elle. Alors, ça a donné quoi ton entretien de ce matin ?

— Rien, ils ne veulent pas d’un jeune comme moi. Ou d’un sortant de prison. Ils cherchent un type plus mature et plus calme. Comme si j’étais énervé ou méchant, pesté-je.

— C’est vrai que tu as l’air tout à fait calme, là… Je suis en train de ratisser le quartier pour voir les petits boulots qui pourraient être envisageables. Je sais que tu es motivé et que tu prendras ce qu’il y aura, c’est important de remettre le pied à l’étrier.

— Je sais que tu fais des efforts. Tu m’aides à refaire mon CV, après ? Le patron m’a dit qu’il était trop léger, ce matin. Mais bon, j’ai rien fait d’intéressant ces trois dernières années. Difficile de se vendre.

— Je fais mon boulot, Sacha, c’est normal de t’aider. On va voir pour le CV, y a toujours moyen de le remplir, tu es bourré de compétences.

— Ouais, je ne sais même pas faire la plonge rapidement. Il y a mieux comme compétence.

— Je te charriais, ne prends pas la mouche comme ça, rit-elle. Comment tu te sens, globalement ? Il ne faut pas que ces entretiens te minent le moral, hein ? C’est normal d’essuyer des refus, et crois-moi, pas besoin de sortir de prison pour ça. On en mange tous, des “non”...

— Ouais, mais quand tu prononces le mot “prison” et que tout de suite, on te juge, je peux te dire que ça énerve. J’ai déjà été jugé, bordel, j’ai payé ma dette à la société. Pas besoin qu’on me refasse la leçon à chaque entretien. Parce que moi, quand on pense que je vais être un voleur ou pire, ça me donne juste envie de les planter et d’aller au quartier pour me faire du fric.

— Je sais que c’est galère, Sacha, mais pense à ce que tu vises. Les objectifs à long terme. Si tu y retournes, tu sais que ça ne sera pas possible. Je suis sûre que tu vas réussir à décrocher un job. Tu as une bonne bouille et tu n’es pas bête. Peut-être que tu devrais juste envisager de raser un peu la barbe, rit-elle.

— Ouais, ben la barbe, je ne vais pas la raser, tu vois. Ça fait partie de moi, ça. Moi, on me prend comme je suis ou on me prend pas. Et c’est pas parce que toi et tes collègues, vous me menacez de me foutre à la rue si je ne trouve rien avant la fin du mois que je vais me prostituer pour avoir un boulot.

— Je crois que je vais vous proposer un atelier humour, histoire de vous détendre un peu, Karim et toi, se moque-t-elle en m’éclaboussant. Détends-toi, Sacha. Cela dit, est-ce que je peux te suggérer d’au moins faire l’effort de te coiffer un peu ? Tu as l’air sorti du lit à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Ça a son charme, mais j’ai peur que ça fasse un peu négligé, tu vois ?

— Oh la petite Miss va se faire belle et obtenir un beau contrat au SMIC, lance Karim en passant à côté de nous. Bonne bourre, hein ?

Je suis prêt à lui sauter dessus pour lui faire passer l'envie de se moquer mais Aurélie pose sa main sur mon bras et c’est elle qui répond au jeune sur un ton ferme et qui en impose, malgré sa petite taille.

— Occupe-toi donc un peu de toi plutôt que de toujours tailler les autres. C’est plus facile de critiquer quand il ne s’agit pas de son propre parcours, hein ? On verra si tu fais le malin quand tu auras ton SMIC, ou si tu seras content de te barrer d’ici et d’avoir ton chez-toi, à condition que tu te bouges un peu, bien sûr.

Elle ne s’en laisse pas compter, la petite éduc et ça me plaît bien. J’aime pas les personnes sans caractère. Si elle voulait, je suis sûr qu’elle aussi n’aurait aucun mal à rejoindre la bande. Ce serait cool d’avoir une éduc en tant que cerveau adjoint. On pourrait en faire, des casses, sans prendre de véritables risques avec une fille comme elle dans l’équipe. Mais je divague. Pour l’instant, il faut que je fasse un CV et que je fasse profil bas. Quand la période probatoire sera terminée, peut-être que je réfléchirai à retrouver le quartier. Mais là, ce n’est vraiment pas d’actualité.

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