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Dix-sept ans de guerre civile : seuls les rares historiens du pays précisaient le nombre d'années. En effet, la population ne se donnait pas la peine de les compter car elles changeaient au fur et à mesure que les combats se poursuivaient. Si un habitant un peu plus éduqué voulait qualifier la durée de ces derniers, il disait : « longtemps ». Ce qui n'était pas surprenant sachant que beaucoup n'étaient que faiblement instruits, pour diverses raisons, certes, mais leur ignorance était flagrante à plus d'un.

Bien que les trois factions dominantes du pays avaient une conception sensiblement différente de l'avenir, le présent regorgeait de problèmes qui persistaient dans chacun des camps. Mais la guerre civile ne laissait que peu de ressources ne serait-ce que pour les consacrer à l'éducation. De plus, engager des armées contre l'ennemi étant en soi délicat, la tâche n'en était que plus ténue dès lors qu'il fallait aussi gérer la dissension au sein des chefs et l'apparition de cliques nouvelles.

Le conflit s'était néanmoins stabilisé sur le point géographique, politique et militaire. Géographiquement, les forces en présence possédaient toutes trois un tiers du pays : Nord, centre et Sud respectivement contrôlés par les monarchistes, les nationalistes et les communistes. Il n'y avait qu'à deux endroits où ces derniers étaient simultanément opposés. Le premier était l'Ouest, à cause de son relief hostile et de son climat peu accommodant. L'essentiel était constitué de montagnes raides et sinueuses, des cours d'eau traversaient aussi le paysage pour le rendre encore plus impraticable lorsque la jungle ne le faisait pas déjà d'elle-même. Aucun général censé n'aurait voulu se retrouver à défendre ou attaquer cette position.

Le deuxième endroit était la capitale, car elle représentait un important instrument de propagande du fait qu'elle était le dernier siège historique du pouvoir. Contrôler cette ville aurait été le signe indiscutable de la victoire. C'était pour cela que tous tentaient de se l'arracher, rendant ainsi l'entreprise encore plus ardue. Le plus souvent, la cité, à l'image du pays, restait divisée en trois, les offensives étant brèves et les contre-attaques ayant l'effet d'une véritable coalition tacite entre les opposants. Le général qui réussissait dans son action devenait rapidement un héros national.

Si dans l'ensemble la géographie semblait clairement définie, les batailles locales et autres escarmouches faisaient cependant varier les frontières. D'autant plus que le facteur politique n'aidait pas toujours. Mais à ce niveau aussi la situation s'était stabilisée. Les monarchistes, traditionnellement unis, avaient le plus grand avantage. La deuxième entité la plus stable était le gouvernement communiste, car celui-ci avait le soutien d'une majorité de la population. Les nationalistes, eux, souffraient du peu de sympathie dont faisaient preuve les habitants à leur égard.

La cause en était : les communistes. Outre les batailles entre armées régulières, ces derniers développaient aussi plusieurs foyers de la résistance, dont le plus important se trouvait dans la périphérie immédiate de la capitale. Les nationalistes devaient alors se battre à l'intérieur même de leurs frontières et immobiliser de nombreux soldats dans les garnisons. Mais l'autorité du Généralissime compensait le manque de soutien par la force de l'Armée. Les anciens Seigneurs de la Guerre l'avaient bien vécu par le passé.

En effet, l'État-Major représentait la plus grande puissance militaire du pays. Les soldats rigoureusement entraînés utilisaient du matériel légèrement plus performant que celui des autres belligérants et la seule flotte capable de se défendre était la Marine, dont les effectifs s'élevaient à plusieurs fois ceux de l'ennemi. Malgré tout, la moitié des navires consistait en de petits bateaux de pêche lorsqu'il ne s'agissait pas de vieux bâtiments obsolètes. L'armée monarchiste, elle, avait conservé son prestige et ses généraux dépassaient de loin les plus grands stratèges du monde. Ils leur manquaient cependant les hommes et les armes nécessaires, les premiers n'étant que de simples volontaires. L'armée populaire des communistes était la plus nombreuse mais aussi la moins bien équipée. Avec leur faible entraînement, les camarades qui la constituaient ne pouvaient s'en remettre qu'à leur courage et à leurs chefs.

D'une manière générale, où que l'on se situait dans le pays, la technologie manquait cruellement, même chez les nationalistes. Ces derniers tentaient d'améliorer la situation avec leurs ingénieurs sans jamais atteindre l'objectif voulu. Le chemin de fer demeurait néanmoins leur plus grande fierté, reliant les grandes villes à la capitale provisoire, essentiellement formé de voies uniques, il permettait à l'Armée d'asseoir son autorité tout en donnant la possibilité aux habitants de voyager.

Un train en particulier, en ce début d'année, habitué à parcourir de longues distances à travers le pays, venait de quitter sa gare il y a plusieurs dizaines de minutes. Entamant son itinéraire bien défini vers une destination inconnue pour le commun des mortels, il ne semblait pas avoir, au premier abord, une quelconque importance. Un œil aiguisé, comme celui d'un ingénieur, par exemple, en reconnaissait pourtant les caractéristiques : une locomotive d'un modèle récent, équipée d'un tender relativement réduit, qui tractait les quatre wagons qui composaient le reste du convoi. Avec une vitesse maximale théorique de quatre-vingt kilomètres par heure, c'était le plus performant du pays.

Malheureusement, de nombreuses contraintes l'empêchaient d'atteindre à peine plus de la moitié de cette valeur, le quart dans les régions difficiles d'accès. Le serpent métallique évoluait effectivement dans l'une d'elles, à cinquante kilomètres du Quartier Général de l'État-Major. Mais de près, cet œil aiguisé pouvait aussi remarquer la faible différence qui existait entre ce train et le modèle d'origine : des wagons qui étaient légèrement plus larges que la normale, sans toutefois excéder une marge d'un mètre, à cause des plaques d'acier présentes sur les côtés. Cet ajout offrait une protection accessoire à ses éminents passagers, parmi les plus hauts dignitaires de l'État.

L'intérieur y était simplement aménagé avec ses quelques sièges apposés aux parois en bois dont un petit couloir séparait les deux rangées dans cet espace restreint. Les fenêtres laissaient facilement passer la lumière du jour et permettaient de travailler pendant les voyages plus ou moins longs qu'il fallait faire d'un point à l'autre du pays. Le confort y était satisfaisant pour les quatre hommes assis qui en profitaient. Chacun avait un profil qui différait de celui des autres, que ce soit par la taille, l'âge ou le caractère.

L'un d'eux prit l'initiative d'une nouvelle conversation : « Généralissime, ne croyez-vous pas que la présence de l'Incendiaire aux dernières discussions de l'État-Major n'ait été une erreur ? Je ne remets pas en question votre jugement, mais je crains que ses réactions ne soient imprévisibles.

— Ne soyez pas stupide ! répondit un deuxième général. Qu'est-ce qu'un homme comme lui peut comprendre aux subtilités de la stratégie ? Les guerriers de son espèce ne savent que se battre, ce sont des sauvages. Je me demande même si ce n'est pas un de ces barbares du Nord.

— Il ne faut pas le sous-estimer, renchérit un troisième. Sa réputation le précède sur bien des points. Sa valeur sur le champ de bataille n'est plus à douter. S'il devait un jour se retourner contre nous, ce serait une grande perte pour notre cause.

— Je ne le comprends pas, conclut le deuxième. Avec tous les honneurs qu'il reçoit, il pourrait faire preuve d'un peu plus de reconnaissance envers nous, cet ingrat ! L'Armée n'a pas besoin de lui. Qu'il y reste sur son Archipel ! »

Le quatrième homme, les yeux fermés, pensif, ne disait rien. L'uniforme nationaliste était recouvert d'un long et grand pardessus blanc sur le col noir duquel apparaissait le grade de son propriétaire. Le militaire portait aussi des guêtres à ses jambes dont la couleur immaculée faisait ressortir l'éclat des chaussures anthracite. Le haut dignitaire possédait aussi un objet d'une grande splendeur : les finitions en or incrustées au niveau de la chape et la poignée embellissaient le magnifique bois d'érable ; la canne-épée du Généralissime était devenue un symbole indissociable de son pouvoir.

La figure paternelle de l'autocrate jouissait d'une immense popularité malgré sa relation incestueuse qu'il entretenait avec le peuple. La personnalité complexe de cet homme rendait certainement les choses plus excitantes. D'une part, il y avait cette image du mari aimant et père de famille qui lui conférait une aura bienveillante ; mais d'autre part, c'était le monstre le plus sanguinaire, d'une cruauté inégalée, que ce jeune siècle avait connu. L'État-Major représentait ainsi une cible beaucoup plus facile à atteindre contre qui discrètement adresser son mécontentement.

Le Généralissime, d'un mouvement des sourcils, attira l'attention de ses généraux qui la lui accordèrent : « Alors selon vous, je ne serais pas capable de contrôler mes propres hommes ? dit-il. L'Incendiaire fait partie de notre Marine. Par conséquent, les ordres que je donne, lui ne peut que les exécuter. L'aurait-on nommé commandant en second de l'Archipel s'il n'était pas à la hauteur ? Je ne pense pas. Ce qui ne veut pas dire pour autant que ce soit le seul. Nos officiers pourraient aisément le ramener à la raison. »

Cette déclaration, comme presque toutes celles de l'autocrate, avait la particularité de revêtir un sens légèrement différent selon le destinataire. Le premier général, plus jeune, se sentait rassuré par ces paroles sincères. Le deuxième, d'un tempérament plus agressif, voyait une démonstration de force qui parvint à le raisonner. Le dernier, plus grand en taille, avait interprété ces paroles comme un exposé équilibré de la situation. La discussion ne semblait pas avoir le besoin de continuer.

Les montagnes au loin et les forêts clairsemées de la campagne formaient un paysage doux et simple pour les rares voyageurs qui étaient de passage. Soudain, il y eut un freinage brusque et le train s'immobilisa complètement. Le deuxième général réagit rapidement à la situation : « On est arrêtés ? » dit-il calmement mais embêté. Même en se penchant à l'extérieur de sa fenêtre, celui-ci ne put s'assurer de la raison qui avait conduit à ce contretemps. « Mais qu'est-ce que ça veut dire ? » continua-t-il.

Peu de temps après, le garde du corps posté à la porte se fit bousculer par un autre militaire. Ce dernier se fit aussitôt interpeller par le deuxième général : « Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi sommes-nous arrêtés ?

— Un éboulement bloque la voie.

— C'est impossible !

— Peu importe, on ne peut pas avancer tant que le mécanicien n'aura pas dégagé les rails, et il en a pour au moins une heure. Alors si tu as envie de le rejoindre, tu ferais mieux de l'aider à réduire le retard ! »

Un certain agacement se faisait sentir auprès du nouvel arrivant. L'incompréhension avait gagné l'autre. Le reste des passagers, les plus concernés par l'incident, étaient simplement ennuyés du retard qu'ils allaient prendre. Le chauffeur continuait d'alimenter le feu de la chaudière, jetant le charbon et relâchant la pression régulièrement. Le train se trouvait sur un pont étroit qui reliait deux pentes verticales. Un dénivelé de plusieurs dizaines de mètres séparait la rivière assez large qui s'écoulait en dessous.

Le mécanicien s'était frayé un chemin jusqu'à atteindre le lieu de l'éboulement où une grande quantité de rochers empêchait toute progression. Ce qui parut étrange au cheminot, après un quart d'heure de travail, était qu'il ne s'expliquait pas la présence de l'obstacle à cet endroit de la plaine. Même les arbres étaient à bonne distance des rails. Mais n'étant ni ingénieur ni géographe, ses connaissances ne lui auraient de toute façon pas permis de comprendre le phénomène. Il pensa un instant à ce qu'il savait de l'érosion avant d'abandonner le fil de ses pensées pour reprendre l'ouvrage.

Soudain, un bruit violent éclata. Le mécanicien, surpris par la détonation, se retourna pour constater les dégâts. L'horreur l'envahit en voyant le pont sévèrement endommagé sur lequel le train ne se trouvait plus. Le cheminot s'approcha lentement du rebord du gouffre et vit la structure en acier complètement déformée gisant au milieu de la rivière. La créature métallique rendait son souffle dans un dernier effort pour survivre mais déjà les forces de ce monstre, fleuron d'ingénierie, disparaissaient jusqu'à ne plus laisser que la détresse des plus vulnérables.

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