Au fil de nos discussions, j’ai fini par apprendre que Lynn étudie ici comme moi. J'ai donc eu l'occasion de passer beaucoup de temps avec elle, mais plus je l’observe, moins je la comprends.

En effet, de nombreuses personnes gravitent autour d'elle, toutes rivalisant pour obtenir ses faveurs. Tous, des individus plus captivants et plus influents que moi, mais c'est avec moi qu’elle décide de perdre son temps.

Chaque midi, elle m’attend pour partager un repas, souriant toujours de la même manière et surtout, ne me demandant jamais rien en retour.

Je ne comprends pas.

Oui, cela me profite. Grâce à elle, les Hoffman ont été renvoyés et je ne subis plus de harcèlement de la part de quiconque. Plus d’injures racistes, plus de mise à l’écart, des professeurs plus avenants et respectueux.

Je devrais m’estimer heureuse, je le sais, mais malgré tout une question me revient sans cesse en tête : pourquoi ?

Pourquoi est-elle si avenante avec moi ? Pourquoi me porte-t-elle tant d’intérêt ? Pourquoi tout ça ?

Toutes mes questions restent sans réponse, ce qui me frustre énormément.

L’idée qu’elle puisse être une Sophie déguisée me terrifie au plus haut point et je suis incapable de me sortir cette possibilité de la tête. De plus, la présence de son frère rajoute une dimension inquiétante à tout cela.

Certes, cela peut paraitre ingrat, mais je ne ressens que de l’inquiétude en restant en contact avec cette famille. Je ne peux tout simplement pas concevoir que quelqu’un se montre aussi bienveillant sans rien demander en retour.

Peu à peu, mes pensées commencent à prendre le dessus et fatalement je commence à me faire absente dans sa vie. Un jour, puis deux. Je ne me rends plus à notre rendez-vous habituel et je cesse totalement de la fréquenter.

Mais tout ça finit par me rattraper lorsque, tard le soir, alors que je révise encore dans ma salle de cours, je reçois l’appel d’un numéro inconnu.

« Allo ? »

« Salut Malimouna. »

Je reconnais Edwin au bout du fil.

« Tu te fais rare ces jours-ci. Ce n’est pas très sympa. »

« J’ai beaucoup à faire. »

« Demain, pointe-toi au rendez-vous. Lynn est contrariée depuis que tu ne viens plus. »

« J’ai dit que j’avais beaucoup à faire. »

« Alors, débrouille-toi pour trouver du temps ! »

Agacée par son ton autoritaire, je m’emporte.

« Pour qui tu te prends pour me parler comme ça ? »

Un long silence s’installe dans le combiné, on dirait que j’ai vexé son altesse.

« Merci pour ce que vous avez fait pour moi, mais met toi bien dans le crâne que je ne suis pas à votre disposition ! »

Je raccroche, mais il rappelle aussitôt.

« Qu’est-ce… »

« Tu n’es pas dans ta chambre on dirait. »

Ses paroles me font frissonner tout d'un coup, il reprend.

« Je crois que tu n’as pas bien compris. Je tiens cette ville dans la paume de ma main et je suis en mesure de bousiller ta putain de vie si jamais tu venais à me contrarier. Tu n’as pas d’autres choix que d’accepter. Alors, soit une gentille fille et ne m’oblige pas à me salir les mains. »

Fulminant de colère, je brule de le défier, mais je sais que je ne suis pas en position de le faire. J'ai parfaitement conscience de l'ampleur de son influence, Dieu seul sait qu’il pourrait me faire virer de l’établissement en un claquement de doigt s’il le souhaitait, ou bien pire...

« Bien, maintenant qu’on a posé les bases, je te propose un marché. Je veux que tu lèches les bottes de ma sœur jusqu’au sang s’il le faut, que tu donnes la papatte à chaque fois qu’elle le demande. En échange, tu recevras un joli virement chaque semaine. Es ce que c’est clair ? »

« Pourquoi tu fais tout ça ? »

« Demande à ma sœur, je ne sais vraiment pas ce qu’elle te trouve. Je te laisse la nuit pour réfléchir, si j’apprends que tu n’es pas venue demain, j’aurais ma réponse. Et surtout, ne t’avises pas de lui parler de notre petit arrangement. »

******

Le poids des menaces d’Edwin sur mes épaules, je passe la nuit à me ressasser les paroles violentes qu’il m’a adressé, me sentant coincée dans un étau étouffant.

Le lendemain, résignée mais déterminée à trouver une solution, je me rends à notre endroit habituel m’attendant à moitié à ne pas l’y retrouver, mais elle est bien là, entourée d’une horde de vautours.

Tremblante, j’hésite à m’approcher, mais elle me remarque et m’invite à la rejoindre.

Chaque pas me semble difficile à me mesure que j’avance vers eux, comme si je marchais vers un piège mortel. Les pensées se bousculent dans ma tête dans un mélange de peur, de confusion et d’une certaine colère face à cette contrainte injuste.

N’ayant pas le cœur à la fête et ressentant clairement l'hypocrisie qui émane des autres étudiants, je ne fais aucun effort pour sortir de ma coquille.

Les conversations continuent de fuser autour de moi, les rires résonnent dans mes oreilles, mais je me sens isolée, comme si j'étais invisible… Jusqu’à ce que Lynn me caresse doucement l’épaule.

• Tu veux qu’on s’en aille ? Me chuchote-t-elle à l’oreille.

J’hoche la tête timidement, soulagée par cette proposition inespérée.

Elle s’excuse auprès de ses amis, qui lui lancent des regards surpris, et ouvre le chemin, son plateau en main.

• Viens, on va manger plus loin.
• Désolée, à cause de moi tu ne peux pas passer du temps avec tes amis.
• Ce ne sont pas mes amis, ces gens-là me suivent partout parce qu’ils attendent de moi que je leur apporte quelque chose. C’est comme ça que ça marche ici. Presque tout le monde se fréquente par intérêt.

Interpellée par l’ironie de la chose, je n’ose pas placer de commentaire. Une fois installées au calme elle se met à manger comme si de rien était, mais pas moi.

• Edwin m’a dit que tu ne venais plus à cause de tes révisions. J’espère que ça mieux maintenant et que tu as pu te rattraper.

Je me surprends à la dévisager pendant plusieurs secondes. Elle semble si innocente, alors qu’elle joue timidement avec sa cuillère sans oser me regarder. J’envisage un instant de lui parler de la situation, lui hurler que son frère adoré est un enfoiré sans nom. Mais à quoi bon ? Je n’ai aucune garantie que ce risque inconsidéré me sera bénéfique.

• Tu sais, j’ai eu très peur que tu ne veuilles plus me parler. J’ai été très soulagée en comprenant que ce n’étais pas ce que je croyais.

Étrangement, en me plongeant dans mes pensées tout ce qui en ressort n’est que remords. Je me souviens, elle ne m’avait rien fait de mal à la base, je me suis simplement éloignée parce que je suis incapable de faire confiance aux autres. Voilà à quoi ça m’a menée.

• Je suis désolée. J’ai menti, je ne suis pas partie à cause des révisions.

Sans se tourner vers moi, elle pose sa cuillère et se met à écouter.

• Je ne sais jamais ce que tu penses… Encore moins pourquoi tu tiens à fréquenter quelqu’un comme moi. J’ai eu peur que tu sois comme celle qui m’a conduit en prison.
• Je comprends.

Silencieuse, elle joue avec sa nourriture sans oser dire un mot de plus, mais je ne me dégonfle pas.

• Lynn, j’ai besoin de savoir…
• Je t’ai observée un long moment avant de venir te parler... Tu étais toujours seule et tellement intrigante, j’avais envie de te connaitre. Tu m’as souri, puis tu m’as offert ton livre préféré alors qu’on ne se connaissait pas... Tu n’as pas essayé d’obtenir quoi que ce soit de moi. Tu es quelqu’un de bien Malimouna.

Cette fois c’est à mon tour de rester muette. Sans un mot de plus, elle se tourna vers moi et me tendis une cuillère.

• Ça m’a manqué de partager mon repas avec toi.

Les yeux embués, certainement à cause de la fatigue, j’accepte son invitation mais je peine à avaler tant ma poitrine me serre.

Incapable de retenir mes larmes, je m’excuse pour aller aux toilettes sous son regard inquiet.