— T’as l’air heureuse, aujourd’hui, remarqua Patrice.

Solène, qui se rendait à la cafétéria universitaire en sa compagnie, le regarda, rayonnante. Elle se contenta de lui dire « avoir passé une merveilleuse soirée ».

Ils entrèrent ensemble dans le restaurant et Patrice émit un sifflement en voyant la file d’attente qui partait du comptoir. La jeune femme l’invita en plaisantant à garder une table pendant qu’elle commandait pour deux, mais il refusa en vantant sa patience.

— Alors ? Tu me racontes pas ta merveilleuse nouvelle ?

— Ça dépend…

— De quoi ? Attends… tu me dis « ça dépend », à moi ?

Elle haussa les épaules, lui servant un sourire énigmatique en lieu de réponse. Il n’insista pas. La blonde savait très bien que la raison de sa béatitude le contrarierait. L’Irlandais avait vu juste : en temps normal, elle se serait immédiatement livrée. Mais son comportement des derniers mois réfrénait son enthousiasme. Alors que la queue avançait, la nuit passée défila devant ses yeux. Emportés par leur passion, elle et Nicolas s’étaient retrouvés chez lui.

L’étudiante sentait encore son bras ferme dans son dos, ses vêtements qui glissaient sur sa peau. Le slave qui l’allongeait sur son lit pour voir de près ce corps qu’il n’avait plus goûté depuis des semaines. Leur sauvagerie s’était débridée. La passion les avait brûlés jusqu’au soir. Le soleil avait entendu leur extase avant de se retirer. Seuls au monde, leur étreinte s’était poursuivie sous les étoiles. Solène avait cru mourir dans ses bras.

Arrivés au comptoir, la psychologue revint à la réalité. Elle commanda son repas avant de s’installer à une table avec Patrice, qui ne la quittait pas du regard.

— J’envisage de rompre avec Tristan, lui confia-t-elle, distraite. Mais, je ne sais pas comment faire…

Patrice, qui s’apprêtait à croquer dans son déjeuner, s’arrêta net.

— Hein… ? De quoi tu parles ?

— Ça fait un moment que ça me travaille, t’as dû le remarquer. Je ne me sens pas heureuse avec lui. Et puis, comme je me suis remise avec Nicolas…

La stupéfaction de l’Irlandais l’interrompit. Celui-ci la dévisageait, les yeux écarquillés par un choc violent. La psychologue perdit son sourire et reposa sa quiche sur son plateau.

— Je sais ce que tu penses, Padraeg. Mais c’est comme ça : je l’aime. Et je préfère quitter Tristan plutôt que le tromper.

— « Le tromper » ? Qui ? Tristan ou Nico ?

Solène l’observa avec une pointe de dépit dans les yeux.

— Ça, c’est petit… Merci… Ça fait toujours plaisir de se sentir soutenue dans ses choix. Vas-y, dis ce que tu penses. Je suis une traînée, c’est ça ?

L’anglophone enfouit sa tête dans ses mains, visiblement perdu. La blonde soupira : c’était exactement la réaction qu’elle avait redoutée. En pire.

— J’arrive plus à te suivre, Solène, avoua le jeune homme, honnêtement. Il t’a trompée… et tu reviens vers lui ?

— Il s’est excusé ! Et je me sens encore attirée par lui. Et puis… Puis, merde, j’ai pas à me justifier, si ?

— Au contraire, j’aimerais bien que tu m’expliques ! Tu voulais un mec attentionné, non ? Tristan est attentionné ! Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?

— Il ne suffit pas d’être gentil et attentionné pour charmer une femme. C’est à toi que je vais l’apprendre ?

L’étudiante sentit bien son ton hostile, mais ne s’en excusa pas.

— Fais ce que tu veux, trancha Patrice. Ça me regarde pas.

— Sur ce point-là, on est bien d’accord. À partir de maintenant, si tu pouvais raisonner comme ça, ça m’arrangerait. Arrête d’aider Tristan à me choper, ça m’énerve. Je suis une femme, pas un objet !

Furieuse, elle prit son plateau et bondit de sa chaise. Patrice ne chercha pas à la retenir.

***

Tristan ouvrit la porte presque immédiatement après ses coups. Celui-ci, surpris de la trouver devant sa chambre ce soir, remarqua néanmoins son air tendu. Elle le prévint que sa visite ne serait pas longue, mais il la laissa entrer.

— Alors ? Qu’est-ce qui t’amène ici ? s’enquit-il. Tu veux qu’on sorte ?

— Non. Je vais être directe, Tristan…

Ce ton, cette entrée en matière… Le garçon déglutit et sentit soudainement un flot de sueur froide couler dans son dos.

— Je préfère qu’on arrête là. Tu es super gentil et je t’ai toujours senti aux petits soins avec moi… mais je pense que nous deux, c’était une erreur.

— Pardon… ? Ça veut dire quoi, ça ? Je comprends pas, là…

Solène ferma les yeux. Elle s’attendait à ce que ce moment soit difficile… mais pas autant.

— Je ne me sens pas heureuse avec toi. Voilà ce qu’il y a à comprendre. Donc, je préfère qu’on s’arrête ici maintenant pour limiter les dégâts.

— « Limiter les dégâts » ? Mais de quoi tu parles ? Arrête de parler par énigmes, Solène !

— Bon… J’ai revu Nicolas. Et on s’est remis ensemble.

Tristan écarquilla les yeux, la bouche ouverte, mais silencieuse. Il se passa la main dans les cheveux et, sentant ses jambes défaillir, s’arc-bouta contre le mur. Puis fit volte-face.

— C’est encore un test, c’est ça ? Ça va, tu me la feras pas deux fois ! Ne cherche plus à me faire peur comme ça. C’est drôle cinq minutes, après, c’est lourd. Bon… pourquoi t’es venue ?

— Je ne rigole pas, Tristan. Cette fois, c’est la vérité. J’ai vraiment revu Nicolas et on s’est vraiment remis ensemble. Donc, je préfère te quitter pour éviter de te faire plus de mal.

Un ange passa entre eux.

Tristan, silencieux, semblait la fixer sans la voir.

— T’es venue me voir jusqu’ici… articula-t-il, pour me dire ça ? Elle hocha la tête.

— D’accord… reprit-il. T’aimes qui, en fait ? Moi ou l’autre bouffon ?

— Nicolas n’est pas un bouffon…

— Tais-toi !

Solène sursauta. Le ton du jeune homme devenait agressif ; son regard, acéré. Pour la première fois, elle eut peur de lui.

Tristan, le cœur en feu, le cerveau bouillant, commença à faire les cent pas dans sa pièce.

— T’es pas heureuse avec moi ? C’est quoi, le souci ? Je suis pas assez attentionné, c’est ça ? Dis-moi ! Explique-moi là où j’ai foiré ! Je travaillerai dessus, je te promets !

— C’est pas ça, Tristan. Tu n’as rien à corriger. On s’est mis ensemble pour les mauvaises raisons, et je ne suis pas celle qu’il te faut. C’est tout. Ne va pas chercher plus loin.

— Mais moi, je t’aime, bordel ! T’es la femme de ma vie ! Tu m’as toujours dit vouloir un mec attentionné, non ? Je veux qu’on reste ensemble !

— Tristan, ça suffit ! s’impatienta-t-elle.

Elle qui souhaitait faire les choses au mieux, son irritation commençait à prendre le dessus.

— Arrête de faire l’enfant ! continua-t-elle. Je te dis que c’est fini, donc c’est fini ! Passe à autre chose : tu perds ton temps avec moi. Pour moi, t’es juste un ami, mais tu ne m’intéresses pas plus que ça. Tu comprends ?

— Non… s’étrangla-t-il. Je comprends rien… Décidément, je comprends jamais rien, à toi, ou aux femmes en général. Je pensais que t’étais heureuse, que tout allait bien… Et tu viens chez moi pour me dire que tu préfères l’autre tromblon ? Non, je comprends pas ! Qu’est-ce qu’il a de plus que moi ?

Solène sentit son sang ne faire qu’un tour. Ses dernières barrières s’effondrèrent ; son cœur s’emballa.

— « L’autre tromblon », comme tu dis, il est mature ! Et il a une vie, lui, au moins ! C’est peut-être pas le beau gosse de la ville, comme t’as certainement dû le penser souvent, mais au moins il me fait passer du bon temps ! Et il ne me prend pas la tête avec ses complexes et sa jalousie à deux balles ! Au lieu de le rabaisser tout le temps, prends plutôt exemple sur lui et bouge-toi le cul si tu veux vraiment plaire aux filles !

Excédée, la psychologue attrapa la poignée de la porte. Tristan fit quelques pas vers elle, mais le regard qu’elle lui jeta coupa son élan.

— Et, pour la dernière fois, arrête de traîner avec n’importe qui. Ça vaut autant pour ton pote beauf que pour Pascal… Enfin, quoique non, Pascal est très sympa.

Le jeune homme haussa les sourcils.

— Comment ça ? Tu lui as pratiquement jamais parlé…

Solène ne répondit pas et quitta la pièce.

Tristan resta seul. Le regard fixé sur le battant.

Dans le vague.