Chapitre 4

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Les joues gonflées d’amertume, Tristan fit défiler les messages composant son fil de conversation avec Solène, pensif. Leur contenu était riche, les sujets assez intéressants, les émoticônes, de sa part, nombreux et encourageants. L’envie le torturait de lui demander des nouvelles, mais son dernier message, déclinant sa proposition de rendez-vous, le décourageait.

Il poussa un soupir.

Les vacances d’été qu’ils avaient passées ensemble avant son départ pour l’Allemagne formaient pourtant de bons souvenirs dans sa mémoire. Ils s’étaient bien entendus, s’étaient trouvés plus proches que jamais. Plus il y réfléchissait, moins il comprenait pourquoi elle n’avait pas encore cherché à le revoir… ou cherchait à l’éviter ?

— Ça va pas ?

Le jeune homme leva la tête vers Patrice et rangea son téléphone pour s’appuyer sur ses bras. Les deux amis faisaient une pause en haut d’un escarpement donnant sur la mer, au milieu de leur promenade dans les Calanques, probablement la dernière avant l’automne.

— Si, ça va, lâcha-t-il, maussade, et toi ?

— Moi, toujours bien, oui, ça n’a pas changé ! Toi, par contre, t’as toujours pas appris à mentir… Qu’est-ce qui ne va pas, collègue[1] ?

— Rien, tout va bien, je te dis. Alors, de quoi tu voulais me parler ? Tu m’as prévenu que t’avais quelque chose à me dire avant d’y aller.

Patrice hésita quelques secondes, apparemment soucieux de lui apporter le réconfort dont il avait besoin, mais se ravisa.

— Toi et moi, on est amis depuis un moment, maintenant, donc tu connais la petite tradition en octobre.

— Ouais, la soirée. Mais je sais pas si je vais venir, j’ai pas trop envie, là…

— Pourquoi ? Voilà, tu vois bien que t’as un problème ! Viens à la soirée, ça te changera les idées ! En plus c’est parfait après le marathon de la rentrée.

Tristan fixa un point au loin sur la ligne d’horizon, en poussant un énième soupir. Il n’avait vraiment pas envie de sortir, en ce moment… mais les arguments lui manquaient et Patrice n’en démordait pas facilement.

— Écoute, reprit ce dernier, soit tu viens à la soirée, soit tu me dis ce qui ne va pas. C’est toi qui vois.

— C’est quoi, ce chantage pourri, là ? rit le jeune homme.

— C’est pas un chantage, je veux que tu viennes, voilà tout. Ça me ferait plaisir de te voir, et puis comme ça, tu pourras te vider la tête, voir du monde… en particulier Solène.

Tristan sentit une décharge de chaleur éclater dans sa poitrine, remontant jusqu’à son visage.

— Tu as vu Solène ?

— Oui, pourquoi ? Toi non ?

Tristan hésita, puis répondit, conscient d’avoir parlé trop vite.

— Non.

— T’en fais pas pour ça, va. T’arriveras bien à la revoir à un moment donné. Elle est trop occupée, peut-être.

— Oui, mais… comment ça se fait que t’aies pu la voir, toi ?

— Bah, c’est plus facile pour moi, tu sais. On est dans la même fac, je te rappelle. Mais je la vois pas tous les jours, hein. J’ai pu la revoir une petite fois pour l’inviter à la soirée.

— Hm… Et donc, elle va bien ?

— Oui, très bien. Ses vacances se sont bien passées et elle a l’air de se plaire dans sa licence. Mais je t’en dis pas plus, ça te fera de quoi discuter avec elle à la soirée !

— Tu perds pas le Nord, toi… sourit-il.

— Jamais, tu le sais. Bon, ce sera à la date et l’heure habituelles ; juste l’adresse qui a changé, mais tu l’as, donc t’as pas d’excuse. Je m’attends à t’y voir, hein ! Fais-moi plaisir ! Sauf si tu tombes malade, mais je veux un certificat.

— Un certificat ? s’esclaffa Tristan. Tu te fous de moi, là ?

— Presque. Je t’avoue que j’hésite.

Tristan rit avant de lui lâcher finalement un « peut-être », ce qui ravit l’Irlandais. Ils restèrent là encore quelques minutes avant de boire chacun une gorgée d’eau et reprendre leur aventure.

***

« Non, je suis désolée, mais je ne peux pas venir te voir, aujourd’hui. Je suis déjà prise autre part. À une prochaine fois, peut-être ! Bisous. »

L’émoticône souriant à la fin du message n’atténua pas la déception de Tristan. Frustré, il fourra son téléphone dans sa poche et marcha dans la rue.

Il ne l’avait pas revue une seule fois depuis son départ en Allemagne. Autrement dit, bientôt trois mois. Ça commençait à faire long. Alors qu’il pensait bien s’entendre avec Solène, celle-ci ne faisait pas beaucoup d’efforts pour le revoir, ne serait-ce qu’une petite heure. La rentrée ne pouvait être aussi accaparante pour elle. Quand on veut, on peut, lui avait-on toujours appris. Il soupçonnait même Patrice de l’avoir déjà revue.

– C’est pas possible, j’ai vraiment un problème avec les filles, moi… Qu’est-ce qu’il faut faire pour arriver à les revoir ? Se mettre à genoux ? Qu’est-ce que tu ne m’as pas dit, Patrice… ?

Amer de jalousie, il marcha en regardant ses pieds, perdu dans ses pensées et furieux de se sentir inférieur à Patrice. Pourquoi n’arrivait-il jamais à rien alors qu’un séducteur expérimenté l’avait formé pendant plusieurs mois ?

Il sentit soudainement quelqu’un lui passer le bras par-dessus l’épaule, le sortant de ses pensées noires.

– Alors, mon pote ! Qu’est-ce que tu deviens ? On se balade tout seul ?

Tristan tourna la tête pour voir le visage de Pascal, son camarade de filière scientifique aux cheveux noirs et courts, rencontré cette année.

– Ouais, grogna-t-il. C’était pas prévu, mais c’est comme ça. On fait avec, tu vois.

– Ah ? T’avais un rencard ? T’as déjà une belle brune en ligne de mire ?

– Elle est blonde. Et oui, j’étais censé la voir, mais elle a annulé.

– Ah… oui, ça arrive souvent, ça, malheureusement. C’est dur, mais faut encaisser le coup. T’as de la chance que je passe par là, gari[1]. Je viens de me taper trois heures de gratte. Je suis sorti pour me détendre, penser à autre chose.

– Trois heures de gratte ? ‘tain, t’as la foi… Moi, je pourrais pas.

– Tu sais ce qu’on dit : quand on aime, on ne compte pas ! Bref… t’as vraiment pas l’air bien, là. Viens avec moi, on va prendre un verre tous les deux, entre mecs.

– Non, merci, j’ai pas envie…

– Chut ! Tu discutes pas, viens avec moi.

Tristan se laissa finalement entraîner par son camarade, qui avait un don incroyable pour lui remonter le moral. Toujours aussi dynamique, ce type, pensait-il.

Leur rencontre avait eu lieu assez tôt, dans un couloir de l’université de sciences. Tristan avait sorti un livre en attendant son cours, mais son camarade, curieux, l’avait interrompu pour en connaître le titre. Il avait fini par le ranger pour discuter.

Cet étudiant, qui avait épaté Tristan avec son large savoir, avait passé l’été à préparer son permis de conduire. Étonné, Tristan lui avait demandé son âge… Bien que son acolyte ne portât pas la barbe, avec son visage anguleux, son nez en trompette, son regard gris pénétrant, renforcé par ses sourcils fournis et son physique de sportif, il lui avait donné 19 ans, comme lui. Et même 20 ans, tout au plus, au vu de sa maturité. Mais que nenni : il en avait 17.

Jeune, mais ambitieux, il envisageait de devenir ingénieur à la police scientifique et rêvait de participer, au moins, à un congrès Solvay[2]. Rien que ça.

Pendant qu’il s’était à nouveau perdu dans ses pensées, Pascal l’avait traîné jusqu’à un cybercafé, dans lequel il l’invita à entrer à sa suite.

Deux groupes de clients s’offrirent à sa vue. D’un côté, ceux qui consommaient, et de l’autre, ceux qui monopolisaient les ordinateurs. Tristan s’approcha de l’un de ceux qui s’occupaient sur un jeu de rôle en ligne massivement multijoueur. Celui-ci évoluait dans un décor composé de pins sur une étendue verdoyante peuplée de créatures fantastiques, quand ce n’était pas un hameau à l’aspect médiéval.

Au bout d’un certain laps de temps, le joueur quitta l’ordinateur après avoir fermé le jeu. Tristan s’écarta pour le laisser descendre de sa chaise et, amusé par son air ahuri, il se tourna vers lui.

– Salut. Je peux t’aider ? Tu veux savoir quel jeu c’était, peut-être, ou tu y joues déjà ?

Tristan, surpris et intimidé, ne sut que répondre, mais Pascal lui sauva la mise :

– Non, lui, il a plutôt le nez dans les bouquins. Pour se faire comprendre, faut lui parler physique-chimie. Comment tu t’appelles ? Moi, c’est Pascal.

– Frédéric. Dis-moi, il a l’air un petit peu coincé, ton pote, non ? J’ai l’impression de lui avoir demandé sa carte d’identité, là.

– Ouais, t’inquiète. Il est un peu timide, mais une fois lancé, tout va bien. Hein, Tristan ?

L’intéressé hocha la tête et Pascal invita Frédéric à se joindre à eux. Celui-ci, ayant envie de parler à de vrais gens après sa séance vidéoludique, se laissa tenter et les garçons commandèrent une bière.

Installés sur la terrasse, devant la curiosité de Pascal, Frédéric leur apprit qu’il suivait une formation de développement informatique à distance dans le simple but d’obtenir son diplôme. À côté, pour payer son loyer, il travaillait comme hacker pour des entreprises grâce à ses grandes compétences dans le domaine.

— « Hacker éthique », comme on doit dire dans le jargon, ajouta-t-il. J’envisage de devenir développeur informatique à l’issue de ma formation, tout en développant des jeux vidéo, comme celui sur lequel j’étais tout à l’heure. C’est ce que je fais sur mon temps libre.

Pascal eut une réaction émerveillée qui fit sourire Frédéric et le poussa à développer sa pensée après avoir bu sa bière. Tristan, de son côté, suivait la conversation en buvant son verre de bière blonde, en silence. Essayant de tenir Solène loin de ses pensées autant qu’il le pouvait.

— Et vous ? reprit Frédéric. Vous êtes dans l’informatique, vous aussi ?

— Non, répondit Pascal. On est en fac de sciences. Physique.

— Oh, donc vous avez de bonnes bases. Je pourrai vous apprendre un peu de programmation, si vous voulez.

— Bonne idée, ce serait super sympa ! Hein, Tristan ?

Ce dernier fit la moue.

— Ouais, peut-être… Ça m’intéresse pas vraiment de coder des trucs.

— Écoute, Tristan… soupira Pascal. T’es gentil, mais si t’y mets pas du tien, on va pas s’en sortir. Décoince-toi un peu, bon sang !

— Laisse, c’est pas grave, intervint Frédéric. Je vous quitte, par contre. C’était sympa de vous rencontrer, les mecs. Si vous voulez me revoir, je suis souvent ici, vous n’avez pas besoin de mon numéro, je pense.

Les deux camarades confirmèrent d’un mouvement de la tête, puis le laissèrent partir.

— Super sympa, ce gars-là ! s’exclama Pascal. Je suis partant pour revenir le voir ici, perso ! Pas toi ?

Tristan haussa les épaules, puis se tourna vers lui. Depuis tout à l’heure il attendait de pouvoir lui en parler.

— J’ai un pote qui organise une soirée Halloween chez lui, ça te dit de venir ? On fait ça chaque année. Il veut que j’invite des gens, donc je te propose.

— Ah, merci de penser à moi. Ça me tente bien. Je peux avoir les détails ?

Le jeune homme lui répondit à l’affirmatif et lui donna toutes les explications. Ils passèrent le reste de l’après-midi à en parler, ainsi que des soirées précédentes, dont Tristan se souvenait.


[1] Argot provençal : sert à interpeller affectueusement quelqu’un

[2] Comité organisé par le chimiste belge Ernest Solvay, réunissant les plus grands scientifiques de l’époque, alternativement physiciens et chimistes, par intervalles de trois ans depuis 1911

[3] Argot provençal : ami, camarade

[4] Argot provençal : enfant, petit garçon, gamin ; peut aussi être une marque d’affection utilisée entre amis ou membres de la même famille

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