Chapitre 26

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– Donc, ça y est, constata Frédéric, vous deux, c’est sérieux.

Tristan, attablé à côté de Solène en face de ses deux amis, acquiesça avec un sourire béat. La dernière semaine de partiels venait de se conclure et les jeunes gens avaient choisi de fêter ça dans un bar. Leur dernier moment de détente avant le début du deuxième semestre.

– Tout à fait ! Ça fait depuis fin décembre. Mais bon, comme on n’a pas pu se voir avant ma soirée, j’ai pas pu vous le dire.

– Oh, c’est pas si grave, tu sais.

Solène, silencieuse, ne se sentait pas à sa place. Alors qu’elle touillait son jus de fruit avec sa paille, son regard sondait les deux garçons.

Si elle sentait une certaine tension chez Pascal, dont le regard était fixé sur son verre, Frédéric dégageait une énergie aussi négative qu’ineffable. Derrière son air blasé se tapissait une certaine animosité et il paraissait crispé. Ça se voyait de loin. Et puis… que voulait dire ce constat ? Comme s’il était étonné de les voir ensemble depuis aussi longtemps. Cela l’agaçait d’autant plus que cette remarque semblait la viser de manière subtile.

Tristan semblait ne se douter de rien, mais la jeune femme avait le pressentiment que cette rencontre deviendrait désagréable.

– Eh bien, je suis content pour toi, minot ! Depuis le temps que t’en rêvais ! Donc ça veut dire que les caprices au sujet de madame, c’est fini ?

Solène interrompit son geste mécanique un court instant. « Madame » ? Et quelle condescendance dans sa voix…

– Oui, rit le jeune scientifique, t’inquiète, vous allez être tranquilles, maintenant.

– C’est parfait, alors, se réjouit l’informaticien. Dans ce cas, j’espère qu’on va avoir l’occasion d’apprendre à se connaître ! Hein ? ajouta-t-il en glissant un regard à Solène.

– Bah, maintenant qu’on est ensemble, vous serez sûrement amenés à vous croiser très souvent, oui. C’est cool, ça vous permettra de voir à quel point c’est une fille géniale !

– Je n’en doute pas une seconde.

Il plongea ses yeux dans ceux de Solène qui se sentit aussitôt étouffée par l’antipathie sous-jacente de son regard. Ses soupçons se confirmèrent instantanément.

– Bon, j’espère que tu vas prendre soin de lui, alors, lui dit-il avec un sourire railleur. Faut lui faire son bonheur, à ce petit gars, il en a besoin. Tu sais ce qui t’incombe, maintenant.

– C’est mon intention, lui répondit calmement Solène.

– J’espère bien, oui. J’y veillerai, t’inquiète. Je vous connais, vous, les femmes. Rares sont les gens qui le voient, mais vous êtes de sacrées chipies, faut l’avouer.

Solène réprima un rire.

– Des « chipies » ?

Frédéric opina.

– Fred, intervint Tristan, ne t’inquiète pas pour moi. Solène n’est pas comme les autres, elle est extra ! C’est pas pour rien que je l’aime. ‘Te fais pas de souci, tout se passera bien, je le sais.

– Justement, non, Tristan. Avec les femmes, on ne sait jamais.

Le regard de la jeune blonde bifurqua du visage de Frédéric à celui de Pascal, qui assistait à la joute verbale camouflée depuis tout à l’heure. L’adolescent était trop discret à son goût. En tant que proche de l’informaticien, ne connaissait-il pas ses idées à propos des femmes ? Et si oui, pourquoi continuait-il de le fréquenter ? Le talentueux guitariste qui savait la faire vibrer en soirées lui parut soudainement louche. Elle n’arrivait pas à le cerner. Pas une seule fois il n’avait croisé son regard.

Qu’est-ce qui clochait avec ces deux gars que Tristan fréquentait depuis maintenant près de cinq mois ?

– Et donc, t’es psychologue, c’est ça ? l’interpela Frédéric.

Elle revint vers lui et aspira une gorgée de son jus.

– Je suis en première année de licence de psychologie, rectifia-t-elle. Je n’ai pas encore mon diplôme.

– Bah, apparemment, t’es déjà très forte. Tu auras ton diplôme, c’est sûr. Tristan a bien choisi : t’es belle et intelligente ! On n’en croise pas beaucoup, des comme toi.

– Surtout des blondes, c’est ça ?

Cette riposte cinglante lui échappa sans qu’elle ne pût la retenir. Elle se souvenait très bien de ce garçon qu’elle avait rencontré à la soirée Halloween, si sympathique. Celui qui l’avait trouvée « exceptionnelle ». Le même qui la tailladait du regard en ce moment, sous le masque d’un sourire des plus factices.

– Elle a du répondant, celle-là, dit-il sans détacher son regard. Je comprends mieux pourquoi elle te plaît, Tristan.

– Tu peux me parler directement, fit Solène. À moins que tu ne me croies pas digne de tes réflexions trop philosophiques pour moi ?

– Ouh là, on se calme, beauté… Je t’ai pas agressée. On peut discuter tranquillement, non ?

– T’inquiète pas, je suis calme. C’est pas un type complexé comme toi qui va réussir à m’énerver, tu sais. Il m’en faut beaucoup plus.

Le développeur fronça les sourcils d’un air à la fois interrogateur et contrarié. Il but une nouvelle gorgée de sa boisson avant de croiser à nouveau les bras sur son torse.

– Les types comme toi, ça ne m’impressionne pas du tout, continua Solène. Pas seulement parce que j’en ai vu passer des tas. Ça me passe au-dessus, maintenant. Mais je vois que t’as l’air de cacher une grosse rancœur à l’égard des femmes pour une raison que je pense pouvoir deviner les yeux fermés.

Silencieux, Frédéric l’écoutait attentivement, le regard dur. Solène eut un petit sourire. Elle le sentait déstabilisé derrière son masque imperturbable et viril.

– Tu sais, repartit-elle, moi aussi, j’ai eu ma période noire. Dans mon adolescence. Une période où j’en voulais à la Terre entière, convaincue que les hommes étaient tous des salauds, des mâles blancs privilégiés. Tout ça à cause d’un mec, justement. Mais après quelques années, j’ai fait une rencontre merveilleuse qui a changé ma vie et dont je me souviendrai toujours. Un mec qui, pour moi, est la définition de l’honnêteté et a changé ma vision du monde.

Elle sentait le regard de Tristan la fixer, mais n’y prêta aucune attention.

– Tu as été déçu par les femmes, c’est ça ? Tu es sorti avec des filles qui ont fini par te tromper car tu n’étais pas assez présent ?

– Banalité difficile à faire quand on est atteint d’un trouble circadien qui te fait dormir le jour une semaine sur deux, se défendit Frédéric d’un ton aussi calme que tranchant.

Tristan se figea. Le moment où Frédéric avait réfléchi à l’invitation de Pascal à la soirée Halloween et ce jour, peu après la soirée, où il avait été absent, lui revinrent en mémoire. Cette explication simple eut sur lui l’effet d’une révélation.

Solène cilla à peine.

– Ah… dans ce cas, je comprends… ça ne doit pas être facile de gérer des relations avec ta maladie.

– « Syndrome », merci, rectifia le programmeur.

Solène le lui concéda d’un signe de tête avant de reprendre :

– C’est tout à fait humain. Mais je te souhaite d’avoir la même chance que moi et de rencontrer toi aussi la personne qui changera ta vision du monde et ta vie. Car tu dois avoir la vingtaine, à vue de nez, et autant de haine concentrée en toi qui empêche ton épanouissement personnel, je trouve ça triste.

L’informaticien la sonda du regard, avec l’air de chercher quelque chose d’inhabituel chez Solène. Ni Tristan ni Pascal n’intervinrent.

— Je vois pas en quoi tu trouves que je suis rempli de haine et que ma vie est triste. Quelque chose me dit que tu fais une projection de toi-même sur moi. Mais c’est pas la peine : je suis parfaitement heureux dans ma vie. J’aime ma famille, j’ai des passions, dans quelques années, je ferai un boulot qui me plaît et je couche avec des filles, même maquées, chaque semaine. Je suis le dernier à plaindre, ici. C’est depuis que t’as quitté ton mec que tu vois tout en noir comme ça ? Nicolas, je crois qu’il s’appelle… ?

Clang ! Le bruit de la collision brutale entre le verre de Solène et la table, interrompant net Frédéric, les fit tous sursauter. Tristan l’observa, surpris. La main de Solène serrait son gobelet à s’en blanchir les phalanges et à en laisser saillir ses métacarpes. Sa peau luisait du liquide de sa boisson qui avait jailli sous le choc.

Et sous sa frange blonde, un regard féroce. Son visage s’était transformé.

— Bon ok, c’est quoi, ton problème ? cracha-t-elle d’une voix coupante.

Frédéric la regarda d’un air hébété.

— Euh… Tu sais, si tu veux pas répondre, t’as le droit, je te force à rien. Pas la peine de me regarder comme une harpie en colère…

— Tu la fermes jamais, en fait ? riposta-t-elle. Je te préviens, arrête-toi avant que je m’énerve !

— C’est déjà fait, j’ai l’impression…

Solène éclata.

D’un geste brûlant de rage accompagné d’un « ta gueule ! » cinglant, elle jeta son verre à la figure de Frédéric, qui l’évita d’extrême justesse d’un mouvement si rapide que son élan le fit basculer au sol. Solène, dont la chaise était tombée en arrière lorsqu’elle en avait bondi, fit volte-face et s’en alla d’un pas furibond après avoir ramassé ses affaires.

Tristan resta figé encore quelques secondes, sa mémoire possédée par cette image qui s’était gravée dans son esprit. Juste avant que Solène ne jetât son verre sur Frédéric, il avait vu son visage déformé par une rage insondable.

Un faciès à la fois hideux et terrifiant, à des années-lumière du visage d’ange qu’elle arborait sur cette photo qu’il chérissait. Un visage dont la vue lui glaçait le sang et lui faisait frissonner l’échine.

Le visage d’une fille qui n’était plus Solène. Qui n’était pas Solène.

En reprenant ses esprits, il aperçut les clients tournés vers leur table. Frédéric se relevait dans un chapelet de jurons et d’invectives à l’attention de cette dernière, qui ne l’entendait déjà plus. Pendant que d’autres la traitaient de folle et réclamaient son internement en psychiatrie, il bondit à son tour de sa chaise pour la rejoindre au pas de course. Fort heureusement, elle n’avait pas eu le temps de beaucoup s’éloigner.

— Solène ! Attends-moi !

La blonde se retourna lentement, un air agacé sur le visage.

— Je suis désolé pour Frédéric… C’est vrai qu’il a des mots durs, parfois, mais au fond, c’est un bon gars ! Il faut juste apprendre à le connaître. J’ai eu du mal aussi, au début, mais on s’y habitue.

— Oui, j’imagine bien que c’est « un bon gars », répondit-elle d’une voix fébrile, mais il a des idées que je n’aime pas du tout, et pas seulement parce que je suis une femme. Sans vouloir être méchante, Tristan, ça m’étonne que tu traînes avec ce genre de mec.

Le jeune homme la fixa des yeux, ne sachant que répondre. Il sentait sur ses traits et dans sa voix qu’elle peinait à contenir sa fureur encore bien présente et violente. Lui qui voulait que cette première vraie rencontre soit réussie…

Décidément, il n’était pas doué en relations sociales.

— Je t’aime beaucoup, Tristan, surtout pour ce que tu es. Mais, comme au lycée, tu sembles avoir de mauvaises fréquentations. N’oublie pas que l’éducation passe aussi par les amis, alors fais-moi plaisir : ne deviens pas comme eux, s’il te plaît.

— Mais j’ai pas envie d’être comme eux…

— Alors, c’est très bien. Reste comme ça.

Tristan sentit sa gorge se nouer et poussa un soupir pour évacuer sa tension nerveuse. Elle posa une main affectueuse sur son bras.

— Je dois y aller, maintenant. À bientôt !

Il hocha la tête et la laissa partir, mélancolique.

Étrangement, il n’avait pas très envie de retourner auprès de ses deux acolytes.

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