Le sorcier blanc - FIN-

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Sur des nattes, devant l'autel des Ancêtres, un chien et quatre personnes peints des signes de protections sont allongés. L'une des quatre est écrasée par un sommeil artificiel, les trois autres sont des voyageurs et gèrent l'ibogaïne qui circule dans leur sang. Les mères veillent.

Mongo, craintif, marche sur un sol sans terre, une haie d'Ancêtres le regarde aller impassible. Au bout de l'allée la lumière intense irradie et l'empêche de voir ce qui l'attend.
Au tiers de cette distance, un Ancêtre impressionnant tant il est grand et musclé bloque la route.
« Qui es-tu ?
— Je ne suis qu'un homme.
— Un homme va nu. »

Mongo se défait de son pagne, de sa coiffe, de ses bijoux. L'Ancêtre s'écarte et retourne auprès de ses pairs. Le roi avance, il a moins peur mais se sent triste et sa progression s'arrête au pied d'un vieil homme gris, chenu, un sage.
« Que sais-tu ?
— Je ne sais rien.
— Celui qui sait qu'il ne sait rien, ne porte pas de masque, il veut apprendre. »

Avec ses mains, Mongo frotte son visage et brouille les peintures et les signes qui le protégeaient.
L'Ancêtre s'écarte et Mongo glisse dans la lumière. Son âme s'ouvre sur la connaissance de ce que croître et prospérer sont pour Njambi.
Lorsque la Terre sera pleine, que les âmes auront mûri, l'oeuf de la vie éclora ailleurs dans un lointain.
Lorsque suffisamment d'Ancêtres finiront leur cycle de sagesse pour rejoindre la volonté du grand Dieu, alors Njambi redeviendra entier et pourra fractionner sa chair et nourrir un monde, encore une fois.
Ainsi Njambi se divise, s'offre en partage pour que l'univers s'habille de vies, de pensées et d'harmonies.
Lorsque les hommes deviennent les Ancêtres de sagesse dont Njambi a besoin.
Mongo n'est pas un roi, Mongo est une part nécessaire à Njambi. Une part qui doit croître et entraîner avec lui d'autres nécessaires, comme chacun, comme Badou.
Il le voit. Le jeune homme blanc roulé en boule est roué de coups, à une courte pensée de là.

*

Badou est assailli par des molimos, ils le mordent, le tordent, le pincent, le piétinent, le battent, ils sont des malfaisants sans visage, aux mains lourdes et brutales. Peu à peu la brume de leurs traits se dessine et Badou reconnaît son père, ses voisins, les hommes et les femmes de son village. Tous scandent avec une joie terrible :
« Blanc, Blanc Maudit, détesté de ta mère qui a préféré mourir plutôt que de te garder, Maudit, détesté de ton père qui t'a abandonné ! Maudit, tout le village te sacrifierait pour un œuf de crocodile, Maudit, dont tous se disent que tu as levé le désir d'une femelle de démon. »

Terrifié Badou n'ose pas affronter la haine de ces visages qui tournent autour de lui. Des coups lui sont assenés sans arrêt. Mais dans le volcan des attaques et des cris, une voix surnage, elle lui parle de sa mère.
« Elle était fragile, elle était pauvre, son père l'a vendue à ton père et les Ancêtres ont parlé de son sang à ton sang. Tu es né blanc ! »

Longwá kokende ! Partez ! Bólimwa ! Elimwe ! Disparaissez !

A l'injonction de la voix, la pluie de coups cesse. En larmes, Badou se déplie, se relève.
La voix a un visage, doux, féminin, emprunt d'amour.
La vision sourit et d'une main qui s'efface en même temps que le reste de son corps, elle désigne une petite buttée sur laquelle sont assis en cercle les Ancêtres de Badou.
Trois hommes et une femme à la peau aussi blanche que la sienne l'attendent au milieu d'entités qui, un jour, ont habité la terre et nourri l'arbre de sa famille. Badou sait maintenant d'où il vient.

Dans son dos, un mouvement attire son attention, Mongo est là :
« Je partage ta vision, je vais avec toi, nous allons demander si tu peux suivre la voie des chamanes. »

*

Comme chaque fois, l'âme de Toubou est partie la première, elle n'hésite pas une seconde et se précipite dans le monde-demi. Elle cherche la corde de vie de Chinaca, elle la trouve totalement polluée par une torsade épineuse et grise qui l'étouffe.
Toubou a besoin d'aide. Elle pense son déplacement sous l'arbre des palabres et trouve le même obstacle que le jour où elle porta secours à Leki : le mur du malveillant est toujours là. Alignés derrière lui, vingt visages de chamans la contemplent.
Il est invraisemblable qu'un sort l'empêche de communiquer normalement avec ses Ancêtres pendant le Bwiti !
Sauf à connaître son véritable patronyme...
Toubou soudain comprend que le jour où elle a assassiné son mari, elle était vulnérable. L'Ancêtre a cueilli son secret au plus profond d'elle. Au moment où elle enfonçait son poignard dans le corps de son époux, elle pensait au sens de son nom secret et s'imaginait qu'elle venait de se délier de sa nature.
Nweka, « merveilleuse mère » c'est là son nom, le seul qui compte.
Avec ce savoir, le malveillant peut tisser n'importe quel sort sur la tête de la chamane, elle a les mains liées.
Toubou n'a pas le choix, comme elle l'avait pressenti, ce voyage en Bwiti sera le dernier. Elle doit répondre à l'appel des ancêtres pour accéder aux forces cachées et traquer, pour le détruire, le malveillant dissimulé dans le corps de Chinaca.
Elle trouve ironique d'avoir à penser son sacrifice de cette manière, parce que bien entendu, il ne s'agit pas de sauver cette femme, elle ne désire que protéger sa petite Nzoi.

C'est une épreuve difficile : il faut rompre son lien avec sa chair, son lien avec ses rêves, son lien avec ses amours, ses enfants, ses amis, rompre son lien avec ce possible encore, qu'elle croyait pouvoir réaliser.
Et Toubou rompt la dernière attache en regardant son chien, à ses pieds, les mères n'ont pas pu le chasser. Lui-même scrute son visage, son expression. Un instant encore, par ses yeux qu'elle rend à la Terre...
La porte du monde-demi dans sa tête se referme pour toujours, la sorcière rejoint ses Ancêtres, aucun mur ne peut plus l'arrêter.
Elle a vécu et change de monde, ici elle est l'Ancêtre Nweka.

Elle fera le deuil de l'ancien monde plus tard, elle a l'éternité pour cela. Puisque le temps a encore une trame dans son esprit, elle file à la frontière Chinaca et trouve la marque de Zamba. C'est lui qui empêche l'Ancêtre de retourner au monde-demi.
L'évoquer, ici, suffit pour qu'il soit là et pour le voir :
« Zamba, il faut le libérer, il faut pourvoir l'atteindre pour le détruire.
— Les Ancêtres appartiennent à Njambi ! Je ne peux pas les détruire.
— Si tu le délivres, Njambi fera ce que bon lui semble, mais je serai là pour veiller.
— Pourquoi ne veux-tu pas attendre la mort de la femme ? Que t'importe celle-ci ?
— Ce qu'elle vit est très cruel, mais surtout, l'Ancêtre parvient à agir dans le monde de la Nzoi, il sera toujours une menace pour mon enfant, je suis partie, je ne peux plus la protéger de la même manière. Je fais le sacrifice de ma vie en échange de la sienne. »

Zamba s'efface et la porte de l'esprit de la reine bée soudainement. L'âme de Chinaca s'échappe la première, elle ne se risque pas à s'attarder dans ce monde, ni dans l'autre. Alors suit le malveillant, il colle toute sa volonté contre celle de Nweka dans le seul corps à corps possible de cette dimension.
« Ainsi, tu as finalement lâché ton corps, sorcière ? Crois-tu que ça te donne l'avantage ?
— Il ne t'est déjà plus possible de m'habiter ! Et je te vois ! Partout où tu iras ! Je serai la gardienne du monde, j'attacherai toute ma famille à mes pas, nous serons ta geôle, tu ne pourras plus nuire, jamais !
— POURQUOI PAS SORCIÈRE ? ALORS JOUONS ! HOOOO TU N'ES PAS VENUE SEULE ? »

Il fonce. Un instant lui suffit pour tirer sur la corde de vie de Badou, elle est exposée, étirée entre deux mondes, l'Ancêtre n'a presque rien à faire pour rompre les liens qui rattachent le garçon à sa vie. Sa mère enroule son âme autour des liens, les tend et les renforce de sa volonté. L'Ancêtre déploie sa puissance, Nweka résiste !

Soudain, elle perçoit l'Ancêtre s'effilocher, se dilater, il émane de lui une telle frayeur, que tous les liens qui le traversent, toutes les entités de ce monde ou d'ailleurs qu'il a pu toucher, tremblent au chant de sa peur.
L'Ancêtre explose.
Chaque constituant de son entité est détruite.
La mort, la vrai, existe quelque part, lorsque Njambi l'exige.

Longeant le lien tissé de son enfant, Nweka, encore un peu Toubou pour son fils, se glisse jusqu'à lui. L'aspect gris et brumeux, qui lui sert de corps quand elle ne fixe pas son image, est sans équivoque. À l'instant où il l'aperçoit, Badou sait qu'il devra vivre sans elle dans l'autre monde. Son âme pleure sans retenue et elle ne peut pas lui offrir le réconfort de sa chaleur comme elle le fit si souvent.
Mongo est là aussi qu'elle salue, qu'elle remercie et qu'elle prie de partir.
« Mon Badou, j'avais accouché ta mère, je connaissais ton nom secret, c'est nécessaire pour se rendre sur la terre des Ancêtres. Mon Badou, ton chagrin est si grand, pourtant tu sais que nous serons ensemble encore ici et plus tard et toujours, si tu réfléchis bien, il ne te manquera que mon corps.
— Mama, ton corps est celui qui m'a montré ce qu'est l'amour et la douceur, qu'une main peut caresser et une bouche embrasser, tu es ce corps de mère qui m'a guéri des blessures du corps de tous les autres, de leurs coups, de leurs injures. Tu es ma plus grande caresse dans notre monde.
— Badou, mon Badou, tu seras le nouveau chaman, tu sais tout ce que je sais, le griot t'aidera à te souvenir. Tu vas devenir puissant, Mongo a de l'affection pour toi et Leki. Tu devras aider tant de monde, tu connaîtras tant de gens. Badou, je te promets que s'il te manque la caresse d'une mère, en revanche il y aura, bientôt pour toi, celle d'une femme. Tu ne peux pas rester plus longtemps ici : tes liens à la vie s'étirent. Je dois te confier une dernière chose, lorsque Leki aura l'âge, elle deviendra la Nzoi Njambi, Chamane. Vous serez le couple de sorcier blanc, elle entrera dans le monde-demi, je l'attendrai, tu lui diras qu'elle s'appelle Féyikemi. L'enfant bénie, Je t'aime… Je t'aim »

Et dans un dernier don d'amour, déchirant son désir et son coeur, Nweka repousse son fils de toute sa volonté.

*

Dans le monde des créatures en vie de Njambi, un homme blanc s'éveille en larmes, sa fille-sœur est endormie sur son corps. Autour de lui d'innombrables voix scandent :
Tóyamba banganga-nkisi mpémbé
Bienvenue au sorcier blanc.

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