L'Ancêtre

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Le long de la rivière, ils suivent le coude de ce bras d'eau un peu paresseux. Ayant contourné le champ de maïs des femmes de Mongo, ils remontent un chemin usé par les passages répétés des pieds nus et débouchent sur des carrés de champs irréguliers, plus ou moins délimités. La plupart des arbres ont été arrachés du sol pour dégager davantage de terres cultivables. C'est un royaume de femmes et d'enfants. Sur le champ de Vuvu, ses quatre garçons jouent plus qu'ils ne travaillent à désherber. Le plus grand commence à sentir les regards quelque peu moqueurs ou hostiles lui griffer le dos : un homme ne doit pas s'occuper du champ des femmes quand il l'a rendu propre à la culture. Lorsqu'il aperçoit Badou, il peut abandonner ses frères.
« Qu'est-ce que vous faites-là tous les deux ?
— Trois, Mosi ! Trois ! Regarde : moi, Badou, Le Chien !
— Et ça fait combien avec tes abeilles petit singe blanc ?
— Ça fait quatre…
— Ho ! Et tu me donnes des leçons ? Il y a au moins dix abeilles qui tournent autour de toi !
— Non, monsieur Mosi, tu ne comprends pas. Les abeilles c'est pas pareil : une ou deux ou toutes les ouvrières, c'est la même chose, une seule personne. Les abeilles sont les larmes de Njambi, comme elles, ça pique, ça pique ses yeux de Dieu. Mais si chaque ruche est un chagrin, chaque abeille est une larme.
— Tu es trop petite pour dire ce que tu sais. Tout ça, c'est des histoires qu'on te raconte, tu ne sais pas…
— Ben, non, c'est toi qui devient trop grand pour comprendre : tu vas chez les adultes et tu oublies nos secrets. Il peut venir Khali ? On va sur la terre des abeilles, il a dit qu'il veut voir comment elles me disent bonjour…
— Khali ? Tu vas avec Badou ? »

Mosi n'a pas fini sa phrase que Khali enchaîne les roues. Impulsant du pied, jambe tendue, il prend appui sur le sol, une main après l'autre puis d'une jambe à l'autre se redresse, l'ensemble entraînant son corps dans une rotation acrobatique.
Leki frappe dans ses mains en rythme et le suit en courant, le chien sur leurs talons.
Badou sourit aux grands frères et se dépêche de rattraper les petits.

*

La Terre des ruches est au-delà des champs, à l'orée de la forêt des chasseurs. Elles éloignent les éléphants et les chiens. L'Africanis fait demi-tour. En approchant des colonies, le bourdonnement devient puissant. Badou pose sur sa tête un disque d'où pend un rideau de liens de raphia jusqu'au sol. Il le laisse toujours sur place. Il attrape Khali aux épaules et le force à s'asseoir en agitant sa main sous son nez : « Tu restes là ! »

Khali ouvre grand ses yeux et sa bouche en même temps, Badou appuie sous son menton pour l'obliger à la refermer. Il fronce les sourcils et lève son index : « Attention ! »
À quelques pas d'eux, les abeilles sont venues à la rencontre de Leki. Si Badou ne se couvrait pas, elle viendraient le saluer aussi, il n'apprécie pas ce contact.

Toutes les abeilles, de toutes les colonies se posent sur la peau de Leki en couches successives. Elle a collé les bras le long de son corps et s'assied. Elle est totalement recouverte par une bruissante caresse d'air et de duvets, jusqu'à son énorme chapeau, qui soudain pèse le poids de dix pierres.
Les ruches lui parlent. Chaque abeille danse les mots d'un langage que seule Leki peut comprendre, qui évoquent le temps qu'il fera, des dangers tout près, les fleurs par centaines, les fruits déjà mûrs. Et qui disent la joie d'être en vie, la joie de la lumière, la joie de sa peau, de sa présence. Elles grouillent par milliers. Les ruches lui parlent et les abeilles caressent la peau qu'elles ont offerte à Nzoi Njambi.

Badou juge que les retrouvailles ont assez duré, il craint toujours que la montagne vrombissante qui couvre Leki ne finisse par l'étouffer. Il avance prudemment, le raphia chante. Il tourne autour de sa fille-sœur, et découvre avec inquiétude, que sur son homoplate droite, un espace, grand comme une mangue, est nu, sans aucune abeille dessus. Là ou Leki a reçu de la Terre. Cela lui semble de mauvaise augure.

*

Les feuilles de maïs fouettent le corps de Chinaca. La colère l'étouffe, l'essouffle. Dans sa tête continue à raisonner la prière, « Qu'elle meure, qu'elle meure. »

Le temps n'est pas le même dans les mondes-demi.
L'Ancêtre cherche une porte, une rage dans l'âme. Il a trouvé SA partie plus amusante à jouer. Avec une sorte de jouissance propre aux esprits, l'Ancêtre se glisse dans les pensées de Chinaca.

« Pauuuuvre mère, touuuute sssèche, sssans pressstige… Elle te le dit… chaque fois que tu la croiiizze. Touttte sssèche… Il faudrait qu'elle meuuuure et que la sssorccccière paye… Tu pries sssi fort et je t'entends… Je peux t'aiiider, j'ai volé une parcccelle de la magggie des Anccccêtres de Toubou. Je peux te contaaaminer... »

La reine ralentit sa course… Elle sent dans sa pensée une présence, comme sa rage, un souffle qui gonfle son ventre et son cœur, qui la soulage… Une voix lui parle… Qu'elle a déjà entendu : « Çççça ffferme sssa bouchhhe puaannte... ».
Elle ne ressent plus l'hostilité de cette voix mais la puissance de sa malveillance. Alors, tout à sa passion délirante elle acquiesse « Contamine-moi. »

Ça ricane, ça s'insinue, ça prend trop de place. Une vague de panique submerge l'apprentie sorcière. Elle peut tout voir, tout sentir tout entendre, subir ses sens ; mais elle ne contrôle plus rien.

L'Ancêtre, primesautier, soliloque réjouit :
« Il est la forccce de viiie, il dit : "Mullltipliez-vvvous, nourrisssssez la terre de vvvitalité, nourrissssez-moi de votre forccce, en mouranttt vous retournez à ma puissssance, en mouranttt vous me rendez sssi robusste, ssssi vivant" Je diis, éteignez les ccccycles je diiis, brûlez vos âmes, j'erreraiiii sssur la Terre ausssssi longtemps qu'il ressstera cette grouillantnne et détessstable humanité, j'étoufferaiii les renaissancccces, je disssparaîtraiii le dernier en regardant Njjjambi sss'affaiblir et sssombrer dans le néant. Mon riiire à ssson nez pour toujjjours dans le sssilenccce absssolu de toutes les viiies défaitttes... Viens petittte vie grouillante, allons apaiser ta colère... Mais d'abooord je vais dégussster un peu de ccce monde par tes sssens. »

Autour de Chinaca le maïs se désèche. Reléguée au second plan dans son propre corps, elle gémit.

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