Leki et le roi

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(...le chasseur se rend directement chez la chamane.)


La vieille femme l'entend arriver et sort l'accueillir. L'homme comprend qu'il n'est pas le bienvenu dans la case.
« Qu'est-ce qui t'amène Yembé, tu as un mal ?
— Non, je viens vérifier l'histoire de Vuvu : elle prétend qu'elle est engagée dans un nouveau devoir de pureté sacré et je crois qu'elle invente une histoire pour me repousser. Mongo, lui aussi, sera mécontent !
— Vuvu ne ment pas. Il y a bien un évènement caché, mais il n'est pas acceptable que tu sois informé avant le monkozi du village, si tu veux des explications, va le chercher, il faut qu'il voie par lui-même. »

Ainsi le secret de Leki doit-il fleurir.

Pendant que Yembé repart chercher Mongo, Toubou lave le bébé avant la confrontation. Chamane ou pas, elle ne peut rien faire pour que l'enfant soit agréable à regarder. Elle sait que sous la cire, les choses s'améliorent et, d'une certaine façon, le pansement des abeilles masque la réalité d'une chair en apparence tuméfiée qui, certainement, sans lui, serait plus difficile à concevoir, à accepter.
Derrière elle, dans le champ, le bruit du manioc l'avertit d'une présence :
« Il est parti Vuvu, entre. Leki a faim.
— Qu'est-ce que tu lui as dit ?
— Je ne peux plus garder le secret de l'enfant plus longtemps. Je vais lutter pour que Mongo l'accepte. J'espère qu'il ne la fera pas tuer.
— Pourquoi tu ne me dis pas d'où elle vient, Toubou ?
— Tu le sauras comme tout le monde, quand le moment sera venu. Et puis, je suis désolée mais tu ne pourras pas repousser Yembé lorsque Leki sera sevrée.
— Je n'aime pas ses coépouses…
— Je peux aider pour ça. Je peux te mettre sous ma protection. Mais tu sais comme moi que nos volontés de femme comptent pour rien.
— Et s'il en convoitait une autre ?
— Tu n'auras pas le choix, c'est comme ça, ce que Yembé veut, Mongo le veut aussi. Il n'y a qu'un molimo qui pourrait faire quelque chose…
— Ça aussi tu pourrais le demander…
— On ne manipule pas un molimo ! Imagine qu'il te prenne tes yeux pour que Yembé ne veuille plus de toi ?
— Je ne veux pas l'épouser, je ne veux épouser personne.
— Une chose à la fois, Leki te donne un sursis. Et maintenant dépêche-toi, Mongo ne va pas tarder. »

Mongo ne vient pas seul. Ses conseillers et ses proches l'accompagnent. Yembé et Masa bien sûr, mais aussi le plus vieux griot du village et deux etumba d'apparat. Le moto interpelle Toubou en lui donnant ses titres officiels. En rappelant l'autorité de la vieille femme, le roi corrige en partie l'offense que ses sujets pourraient imaginer qu'il ressent.
« Chamane, Voix de Njambi, Guerrisseuse des clans, aimée des molimo et des Ancêtres, tu me convoques comme l'un de tes serviteurs ! Serais-tu devenue folle ?
— Je te demande pardon mon roi, infiniment pardon. Prends place je t'en prie. Je n'aurais jamais osé te déranger si ce n'était pas aussi important. Le village est menacé. »

D'un geste à sa cour, Mongo indique qu'il va écouter la Chamane. Il s'assied sur la pierre plate qui lui est destinée afin de surplomber l'assemblée.
Toubou a placé quelques nattes au sol pour accueillir les illustres postérieurs. Elle aide le vieux griot à prendre place. Elle-même s'agenouille devant le Monkozi, pour respecter le protocole.
«Je t'écoute sorcière…
— Mon Roi, une grande magie est à l’œuvre. Une magie de Njambi, elle contraint même les esprits et les Ancêtres. Une telle magie, qu'elle m’effraie. Je te demande bien pardon si je me suis tue jusque-là. Je ne savais pas quoi faire. À présent le message du grand Dieu est plus clair. Je sais que la créature qu'il m'a ordonné d'élever vivra…
— La créature ? Je veux la voir !
— Oui, tu la verras, je dois terminer cette histoire, si tu le permets.
— …
— Un matin, Bounda est venu me chercher, sur la terre des ruches, une chose était posée à même le sol, une chose sanglante. J'ai failli la tuer, mais lorsque je me suis approchée, j'ai vu que c'était une sorte de bébé, un bébé sans peau, un bébé d'ebembé..
— TU GARDES UN DÉMON SOUS TA PROTECTION ? »

Le roi s'est levé, tout ses compagnons l'imitent, le griot, qui n'est plus aussi leste, ergote.
« Monkozi, Toubou est une femme raisonnable. Sois patient.
— Merci griot. J'ai pensé comme toi, mon roi, alors que j'allais la tuer, Badou m'a attrapé le bras et j'ai lu dans son esprit. Tu sais que je peux le faire quelquefois. Il y a plusieurs jours avant ça, mon fils avait fait un rêve, un rêve tabou : il était chevauché par une ebembé, elle marmonnait dans sa langue. Badou n'a pas compris, mais la nuit qui a précédé sa découverte, Badou a encore rêvé. La démone était revenue et Badou l'a vue arracher un être de son ventre. Il a dit qu'elle avait l'air très en colère, il a dit que le rêve n'en était pas un et qu'il a craint pour sa vie. Au matin il a trouvé cette fille de démon sur la terre des ruches. »

Le roi écoute mais ne s'est pas rassis. Il commente :
« Ce n'est pas possible, femme, on ne peut pas garder un démon dans ce village ! Pas tant que je serai le roi….
— Excuse-moi d'insister, je ne t'ai pas parlé de la transe. Njambi me l'a dit : "Si l'enfant étrange meurt, aucun clan du village ne survivra. Badou est son père et son frère, tu es sa mère." J'ai cherché ses trois noms dans les mondes-demi. Elle s'appelle Leki Nzoi Njambi. Il y a quelques jours, alors qu'elle avait peu de chance de vivre, une chose extraordinaire s'est produite, Toubou laisse un silence ménager le suspense, tous mes essaims sont venus dans la case, mes abeilles volaient partout et la chair de Leki en était couverte. Quand elles sont reparties, j'ai vu que le corps de la petite était couvert de cire. Sous ce pansement, sa peau repousse Monkozi et dans son regard, je te jure qu'on lit son humanité. S'il te plaît, Mongo, je t'en prie, accepte de la voir... »

Le vieux griot, qui a connu tant de choses au cours de sa vie, ne cache pas son impatience. Le chef des clans, malgré lui, est piqué par la curiosité. Les autres attendent sa décision : déférents.
Sans dire un mot le roi se rassied, son visage est fermé.
Toubou rentre rapidement et transporte à l'extérieur la structure qui soutient le bébé dans sa toile tendue.
Leki est silencieuse, Toubou s'en réjouit.

Le roi essaye de garder contenance et dignité tandis que ses jambes voudraient courir à l'autre bout du monde. D'un coup d'oeil, il peut vérifier qu'à part le griot qui n'a rien à perdre, tout le monde a peur.
La représentation qu'ils avaient tous de l'enfant sans peau, arrachée d'un ventre de démon, était si terrible que cette petite chose blanche et luisante, à l'aspect relativement normal et qui sent la cire, la vision de cette petite chose, les soulage tous. Monkozi se lève et s'approche.

Comme Vuvu avant lui, il plonge son regard dans celui du bébé et réalise que Toubou a raison, la créature est suffisamment humaine pour être tolérée et curieusement son regard lui est familier.
« Tu diras à Badou, puisqu'il est le père-frère, que nous allons différer notre décision, il faut un rite : j'ai besoin de la parole de Njambi. En tant que représentant de nos traditions, en tant que détenteur de sa volonté, je dois savoir pourquoi le village est en danger et tu voyageras avec moi, Toubou. »

Le petit groupe d'hommes tourne les talons. Yembé s'attarde un peu, la sorcière sent sa colère. Il se tourne vers la Chamane et grince :
« Dis à Vuvu qu'elle ne sera jamais mon épouse. Une femme qui accepte de nourrir un démon devrait être bannie… et en tout cas elle ne salira pas ma couche !
— Cloue ta langue Yembé ! Une femme qui a le courage de nourrir un démon pour obéir à Njambi vaut un village de guerriers ! »

Yembé grimace de dépit et se presse de rejoindre sa troupe.
Toubou fronce les sourcils, la petite et elle ont gagné un peu de temps.
Mais la convoitise de Yembé à l'égard de Vuvu, dont le statut empêche le mariage, pose le guerrier en ennemi potentiel. Il se sent probablement humilié face à tous ceux qui connaissaient son projet.
Et puis, à cause de la chamane, la nourrice donne le sein à une ébembé. C'est une condition suffisante de détestation à laquelle elle n'avait pas pensé.

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