20 - L'homme au noeud papillon

8 minutes de lecture

CHAPITRE 20 – L’HOMME AU NŒUD PAPILLON –


Résumé des chapitres précédents – 1 à 19 :

Soupçonnant son ex mari de l’avoir agressée par deux fois, Paul Debreuil, Diana Artz se remémore le comportement étrange de celui-ci, ses manies, ses soucis de santé. C’est alors qu’elle reçoit la visite d’une gendarme, Olivia Caron, qui enquête sur la mort d’une étudiante, Nicole Dunham. Diana soupçonne dans cette affaire son ex mari, mais tente de le disculper. Accompagnant la gendarme Olivia par un concours de circonstances, elle apprend que Nicole était jalouse d’une étudiante américaine Grace Rockwell, laquelle courrait après Andreas, son petit ami, et sur le campus se faisait approvisionner en cannabis par un type surnommé Blur. En outre, l’autopsie a parlé. Nicole Dunham est morte d’un violent coup au crâne, son étranglement serait post-mortem. Le corps a été lavé, et placé bizarrement dans une grotte. Diana et Charles Deuring soupçonnent une nouvelle fois Paul... Diana se souvient qu’elle a consulté des spécialistes car il lui semblait que Paul changeait non seulement mentalement mais aussi physiquement. Olivia Caron, la gendarme, lui apprend que l’alibi de Paul a été vérifié : tout est en ordre. Diana de ce côté est un peu soulagée.


20


Hervé-le-Beau était un type assez grand, d’allure sèche, aux traits flegmatiques, dont la chevelure floconneuse dépassait sous un petit chapeau de toile rosâtre. Son bermuda et sa chemise à carreaux achevaient de lui donner l’air d’un vacancier quelque peu horripilant. Nous le retrouvâmes un midi sur la place des Ormeaux, calfeutré dans l’ombre, devant un café à l’auvent branlant. Il s’agissait de son quartier général par temps de grandes chaleurs. Juste avant d’arriver, Olivia m’avait soufflé qu’il fournissait en produits illicites tous les étudiants et autres adulescents en manque à la ronde.

– Je n’ai rien à vous dire sur Grace Rockwell, se dépêcha-t-il d’assener, avant même que la discussion ne démarrât réellement.

Olivia n’entendait pas se laisser démonter. Nous étions au pied d’une ruelle sombre, qui sentait mauvais. Pour rejoindre la gendarme, j’avais dû passer par une traverse similaire, où les sous-pentes régurgitaient des échos de pop, des filets de radio mal éteintes, parfois des bruits plus osés. Un moment, j’avais ralenti le pas. Il m’avait semblé percevoir dans le silence de la venelle et la chaleur de midi, des cris de jouissance. Cela arrivait donc dans les vieux quartiers historiques ? Les prostituées traînaient là, elles aussi.

Il n’était pas question pour nous de boire un verre avec un type qui, sous couvert d’un visage mou et désœuvré, inoffensif, s’épanouissait dans un commerce louche.

– Je me suis renseignée sur vous. Vous êtes fiché, monsieur Lebeaud, alias Blur. Je sais que vous avez déjà eu maille à partir avec mes collègues des stups. Si vous voulez, la brigade peut revenir vers vous. Je n’ai qu’à passer un coup de fil.

Le type en dixième année de fac s’agita sur ses jambes maigrelettes. Son bermuda taché et ses sandales usées faisaient pitié. Il avait dû se poudrer le nez dès l’aurore.

– Que voulez-vous savoir exactement ?

– Pourquoi côtoyez-vous Grace ?

– On ne se côtoie pas, fit-il avec un accent provençal assez marqué. Je la fournis en ce que vous savez. C’est pas méchant. Parfois, elle en veut plus, la coquine. Pour une ligne ou d’eux. Elle contrôle. Ces filles, je les appelle mes locomotives. Clientes régulières, sans histoire.

– Ça fait longtemps que vous lui avez vendu quelque chose ?

Blur eut un geste évasif.

– Avec les vacances, je perds un peu le fil. On se donne rendez-vous en ville, et pas à la fac. Peut-être pour un rail oui, et une ou deux barrettes, ou quelques comprimés d’ecsta pour épater la galerie.

– Parlez-moi de Mme Duguet.

A cette injonction, il écarquilla les yeux. Mme Duguet était la doyenne du campus. Il le savait parfaitement, quoiqu’il préférât faire mine du contraire, de façon du reste maladroite. Olivia lui apprit qu’il la connaissait forcément, puisqu’il lui avait déjà livré du cannabis.

– Au « grand ponte » ? Vous êtes folle !

– Le « grand ponte », c’est la doyenne ?

– C’est son surnom, admit Blur en baissant la tête.

– Je ne suis pas folle, enchaîna Olivia. Et je vous préviens, arrêtez ce petit jeu. Vous voyez mon ventre, ça ne m’empêche pas de travailler, avec les oreilles. Des collègues de la police m’ont dit que les bruits courent comme quoi elle aussi en croque un peu. Ce n’est qu’une rumeur, disons. La police a aussi ses ordres, du genre fermer les yeux. Mais si vous voulez être convoqué pour que l’on fouille dans vos affaires, continuez à faire cette tête de dingo avec moi…

Olivia marqua un silence. L’autre continuait de baisser la tête. L’étuve perpétuelle, les fiestas, le manque de sommeil, les stupéfiants faisaient de l’été la saison la plus abrutissante. Mon amie reprit qu’elle désirait juste savoir s’il avait déjà fourni la doyenne en cannabis. Blur finit par acquiescer. Sous sa chemise d’un autre âge, on devinait la maigreur des côtes.

– Bon, c’est pas faux, marmonna-t-il. Mais c’est rare. Cela m’a intéressé malgré le risque, car c’est toujours sur de bonnes quantités. Comme ça, le « grand ponte » est tranquille pour un moment. Je l’ai livrée trois ou quatre fois, c’est elle qui un jour m’a contacté dans son bureau à la fac. J’ai été estomaqué la première fois, mais elle a prétexté que c’était pour son mari souffrant, du cannabis thérapeutique. C’était peut-être vrai, d’ailleurs. Mais on m’avait dit aussi que derrière ses airs de grand ponte, il y avait une fêtarde. Cette vieille peau m’a certifié qu’elle s’arrangerait pour annuler des procédures disciplinaires contre moi, si en échange je déposais le shit dans une cachette connue d’elle seule, dans un sous sol de la fac dont par la suite elle m’a donné la clé.

– Vous continuez toujours ?

– Avant, elle me fixait un horaire, je m’y rendais, j’y prenais l’oseille, elle récupérait sa beuh, ou son opium, c’était simple. Mais maintenant, c’est vraiment fini.

Hervé-le-Beau se gratta la nuque. Olivia sentit quelque chose.

– Comment ça, « vraiment fini » ?

Elle scrutait l’étudiant, et j’en fis autant, en essayant d’imiter son air : tirs croisés. Il soupira bruyamment.

– Un homme est venu me voir sur le campus au mois de juin. Un drôle de type. Il m’a demandé vivement d’arrêter de fournir Grace Rockwell, et par la même occasion, il m’a dit qu’avec la doyenne, ça serait bien aussi. Un conseil d’ami qu’il a précisé. Il m’a dit que si un scandale éclatait, je serais en première ligne, et pour de bon.

Blur avait chaud, davantage que nous. Son front était perlé et sa figure toute rouge. Il s’était violemment crispé depuis quelques phrases. Que lui arrivait-il ? Je compris avec ce qu’il déclara par la suite.

– Le type m’a fait comprendre que c’était sérieux. Il avait une arme. Il m’a menacé.

– Une arme ?

– Oui, ça existe non ? Il me l’a montrée, et il m’a menacé avec, sans trop de chichi, en me mettant le canon sur la tempe. Vous comprenez, j’ai dit okay, okay, plus de trip pour personne, ça suffit, et je me suis barré vite fait.

– Qui était ce type qui vous a demandé de cesser d’approvisionner Grace ?

– Un type, c’est tout. Il avait l’accent anglais.

– Vous sauriez le décrire ?

– Vaguement.

Il y eut une pause. Blur-le-squelettique paniquait.

– Mais vous n’allez pas me demander de passer au commissariat pour tout ça, hein ? Ce type est dangereux. Il avait l’air de savoir beaucoup de choses. C’est un type un peu corpulent, mais musclé, tonique. Ni jeune ni vieux. On était dans un coin, sous des arbres, avec personne à la ronde. Il avait une mallette. D’abord je l’ai pris pour un prof. On s’est assis sur un banc. On a discuté, et comme je ne le prenais pas au sérieux, il a ouvert la mallette, qui était plutôt un attaché-case, il a soulevé des papiers, et il m’a montré une arme en me tutoyant. Et soudain, sans prévenir, il a collé le canon sur ma tempe, avec un sourire féroce, qui faisait vraiment sadique pour le coup : « Ne sois pas trop arrogant. Fais ce qu’on te demande. Pas difficile. » Puis il a rangé son arme en me faisant comprendre que j’avais intérêt à obéir. Il m’a dit que son nom était Nick, et que, désormais, s’il voulait me dire quelque chose, je recevrais un mot signé Nick.

Après ces paroles, Hervé, alias Blur, parut soulagé. Cette histoire de type prêt à braquer quelqu’un avec un flingue me sidérait.

– Nicole est anglaise, mais Grace est américaine ? questionna Olivia tout à coup, elle qui se laissait moins démonter que moi.

Blur sembla étonné.

– Oui, je crois.

– Donc, l’accent de ce type, ça pourrait être l’accent américain, et non pas anglais ? Vous savez faire la différence, à votre niveau ?

– Je suis un étudiant plus sérieux qu’on ne croit, protesta Hervé-le-Beau. Bien sûr. Oui, c’est plutôt américain quand j’y pense. Vous avez raison, finit-il en ronchonnant.

– Ah, fit Olivia avant que nous le quittions, toutes les deux assez surprises au demeurant mais satisfaites de notre collecte d’informations. La rumeur voudrait que la doyenne, que vous-même avez dit fêtarde, soit mariée mais qu’elle aurait peut-être un penchant pour les filles. Vous confirmez ?

Blur esquissa un geste d’acquiescement rapide. Toutes ces révélations étaient faites sur un mode direct. J’avais du mal à m’y habituer. Etre enquêteur exigeait une certaine impudeur que je n’avais pas, sans doute. Pourtant, au contact d’Olivia, si apte, si souple et intuitive, il me semblait pouvoir apprendre. Et je me répétais que je pouvais peut-être aimer cela. Et cette idée, ainsi qu’une pièce de puzzle, coïncidait exactement avec l’état d’esprit qui planait en moi ces derniers temps. Avais-je le choix ? J’étais ballottée dans le changement. Je devais m’adapter.

– Au fait…

– Oui, fîmes Olivia et moi en même temps, tout en nous retournant vers Blur.

Le garçon se triturait la lèvre inférieure avec le bout de ses doigts un peu jaune.

– J’y pense. Ce Nick un peu timbré, ça devait être bien un Américain. Je me souviens qu’il y avait une sorte de broche sur sa mallette, c’était le drapeau de l’Amérique, en forme de nœud papillon, avec des faux diamants. J’ai trouvé ça joli.

C’était dit sur un ton plein d’ingénuité. Etonnant de la part d’un type qui dealait de la drogue. J’avais le sentiment qu’il fallait s’attendre à tout dans le monde des enquêtes. Olivia me regarda fixement, et soudain elle dit bien fort, avec aplomb, pince-sans-rire :

– Hé bien, on devrait peut-être rester, Diana. J’ai l’impression que Blur va encore nous apprendre plein de choses...

Alors Blur cette fois se renfrogna vraiment, et je ne pus m’empêcher de sourire.

Annotations

Vous aimez lire Delia ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0