2 - Le petit éléphant

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Résumé des chapitres précédents : Diana Artz vit seule dans sa maison dans l’arrière-pays d’Aix-en-Provence. Un après-midi qu’elle range des affaires au sous-sol, alors que la canicule est insupportable dehors, elle entend des pas dans la maison. Son agresseur la malmène quelque peu mais finalement prend la fuite.

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Oui, je veux vous raconter l’histoire de mon mari, Paul Debreuil. Il n’est plus de ce monde aujourd’hui. Maintenant que j’y songe, ma peine un peu tarie, je me dis qu’il n’a pas si souffert que cela, et je rejoins les quelques témoins de sa disparition. J’en éprouve un grand soulagement.

C’est une histoire assez étrange, qui donc a laissé beaucoup de gens incrédules une fois que le temps a passé son chiffon sur les faits écoulés.

En général, lorsque l’on se tourne vers son passé, on cherche les éléments importants qui ont jalonné sa vie. Ce sont plus que de simples et inoffensives balises, mais bel et bien des repères physiques à partir desquels la mémoire peut concentrer ses forces, à l’instar de ces pitons qui vous aident à gravir la montagne, et le passé est la plus colossale et la plus obscure des montagnes comme chacun sait, grandissant un peu plus chaque jour, plus haute au fur et à mesure, décourageante, sombre, infranchissable à jamais. Tout effort mental est un vrai effort physique. L’événement en question, votre mémoire le tient dans ses mains, elle le tourne et le retourne, ce morceau d’argile, tandis que vous en recherchez l’événement déclencheur un peu comme un aveugle chercherait les yeux dans le visage de la statue qu’il palpe.

Des gens ont cru, dans l’histoire présente, que tout avait débuté avec cette agression cet après-midi chez moi. Il n’en est rien. C’est moi l’oracle, qui voit plus loin que la nuit, avec mes mains de femme. Ce sont, avec la peau et les sens, des organes d’exploration incomparables. C’est moi qui pour révéler triture et pétris. Entre mes paumes la statue parvient à devenir vivante, elle est granuleuse comme la Terre, et je le sens, ses yeux sont partout et nulle part à la fois, pareils à des ondes et des instincts. Son visage est celui de Paul. Mes mains l’explorent, en quête du moindre indice de changement. Cette régression patente et irrésistible dont il a été le siège, peu importe au fond qu’elle me dégoûte : un homme au travers sa nature profonde fait des choix qu’il ne comprend pas lui-même. Quant aux autres, ils n’ont pas vu grand-chose. En vérité, rien n’a commencé en juillet, dans mon mas de Provence, avec cette attaque en plein après-midi. Il n’y a pas de début hormis simplement la naissance de Paul, voilà un peu plus de quarante ans. Tout a été une suite logique du début jusqu’à la fin. Tout était écrit d’avance. Je crois beaucoup aux forces mystérieuses de la nature.

Ma maison avait une taille imposante, un gâchis pour une femme seule. Elle était bâtie sur deux étages, et couverte par un toit en tuiles rondes de style romain, legs antique. Ses murs orangés contrastaient avec la teinte des fenêtres et des volets, d’un bleu-ciel profond et onctueux. Je l’affectionnais tant, cette couleur bleue, que si j’avais pu, j’eusse laissé les volets toujours ouverts, comme figurant les portes du Paradis. Cet endroit avait d’ailleurs été un temps le paradis. Hélas, avec Paul, nous n’y avions pas vécu beaucoup ensemble. Un an, deux ans tout au plus ? J’avais du mal à me souvenir. L’été, le soleil provençal n’avait pitié de rien ni de personne, et c’était seule que je devais fermer les volets et me barricader afin d’entretenir à l’intérieur un havre de fraîcheur. La vie sinon y eût été intenable. Tant pis pour le chant des cigales, et tant pis pour le visiteur qui ne verrait qu’une jolie bicoque aux volets clos.

J’aurais pu être très fière de cette maison, si ce n’était que je n’avais pas dû faire beaucoup d’effort pour la posséder. Mes beaux-parents nous l’avaient donnée en guise de cadeau de mariage. Comme nous travaillions à Paris, Paul et moi, l’auguste bâtisse avait été mise un temps en location, à un prix élevé. Puis cela avait un peu tangué avec Paul. A la Défense, la vie était devenue difficile, je parle pour le couple que nous formions, trop consciencieux, trop travailleur. Le bonheur amoureux a comme carburant l’imagination, et certains d’entre nous sommes hélas pourvus d’un petit réservoir. Un grand cœur ne sert à rien et ne peut tourner à plein régime s’il n’est pas alimenté correctement. Ce fut la panne sèche. Paul se sentit coupable. Je ne savais comment réagir. Je me trouvais moins compliquée que sa personne, il est vrai. Déjà quelque chose n’allait plus chez lui, autre que les effets de la routine, mais notre bonheur me convenait. On aime la routine quand on la chausse avec les ballerines d’une danseuse étoile.

Il me semblait que je pouvais continuer de l’aimer.

C’est alors que le laboratoire Deuring – du nom de son patron et créateur - proposa à Paul de partir travailler à l’étranger, et mon mari accepta. En réalité, il s’agissait de missions plus ou moins longues que justifiait son métier. Paul était ingénieur botanique. Il travaillait sur les manières d’extraire, via l’ordinateur, les molécules des plantes. Il avait voyagé au Congo, au Cameroun, en Côte-d’Ivoire, des absences de deux, trois, quatre mois, parfois plus. Ce changement m’avait permis encore de réfléchir. Je m’étais demandée ce que nous allions pouvoir entreprendre à ce rythme. Nos retrouvailles étaient chaleureuses, l’essentiel. Si cela pouvait aider Paul, pourquoi pas ? Ses troubles n’avaient pas l’air d’augmenter. Il me prouvait son amour tous les jours, je crois. Je n’avais jamais voulu faire de calcul dans mon couple. Mais c’est vrai, il y avait eu cet effroyable accident, sa survie miraculeuse, les changements incessants dans sa personnalité. Charles Deuring intervint beaucoup pour lui. Le laboratoire faisait tout son possible pour qu’il continuât à travailler. Au bout de deux années pourtant, Paul connut un creux inquiétant. Il souhaita démissionner.

Je m’étais mise à travailler davantage, dans l’idée de compenser la chute de ses revenus. Cela n’allait toujours pas. Paul tomba dans une vraie déprime. J’en avertis ses parents, et ils me proposèrent d’aller les rejoindre dans le sud, en nous rappelant l’existence de cette somptueuse propriété qui nous attendait là-bas, à Aix, dont nous n’avions jamais profité. Paul refusa. Au lieu de cela, alors qu’il n’avait plus d’emploi, il sacrifia toutes ses économies dans l’achat d’une bicoque en ruines en pleine campagne, trouvée sur Internet, du côté de Tours. A cette époque, il avait encore de la suite dans les idées, parce qu’il savait que mon entreprise avait des bureaux dans cette ville, au sud de Paris. J’obtins ma mutation.

Dans la malle du cellier, je revoyais cette photo de notre appartement dans une tour de la Défense, jouxtant la capitale. Décoration minimaliste, séjour cosy, un bar en marbre vert, un paravent oriental, des cadres soigneusement choisis, évoquant tout aussi bien des scènes traditionnelles d’Afrique que les villes du futur. Un sol synthétique imitant le sisal, agréable pour les pieds nus. De l’acajou dans la salle de bain. J’étais comme un poisson dans l’eau. Il avait donc fallu partir, s’effacer, par amour.

Je me souvenais des discussions à l’époque, juste avant d’atterrir en Touraine. Je taquinais Paul avec l’une de mes innombrables spatules, tiens, elle aussi dans la malle...

– Arrête tu me chatouilles !

– Tu adores ça.

– Donne-moi ta spatule, elle m’intéresse.

– Maintenant tout t’intéresse, Paul. Tu as téléphoné à Léo et Anne ? Tu m’avais promis.

Léo. Anne. D’autres photos.

– Je ne l’ai pas fait. Mais juré, je leur téléphonerai demain. Mais toi, tu m’aides pour les chaussures ?

– Encore ?

J’ai protesté. Il s’était acheté une nouvelle paire de souliers le mois dernier. Il en usait davantage qu’une créature comme moi attachée aux modes. Le monde à l’envers.

– Mais cela me fait mal.

Imparable. J’étais près de son visage. L’épreuve qu’il avait subie – je parle de son accident à Abidjan, avait creusé et allongé sa physionomie. Les traits apparaissaient plus saillants, le menton s’affichait plus dur, vers le dessus rayonnaient quelques rides. La pensée qu’il était moins beau, moins harmonieux de figure m’avait traversé. Un doute s’était insinué, me mettant mal à l’aise. Déjà à l’époque... Il faut dire aussi que je n’étais pas laide.

– Tu es comme ton père, Paul. Il va falloir que tu t’épiles les sourcils.

Je me revois lui caresser le front. Je voudrais lui prodiguer encore davantage de tendresse. Son accident a été si effrayant et destructeur. J’ai l’impression de toucher un corps d’outre-tombe. Quelque chose de mou, de creux, un peu gâteau sec, dans lequel vos doigts s’écrasent. Le corps d’un revenant.

On entend les aboiements étouffés d’un chien derrière la cloison. D’une voix navrée je prononce :

– Le voisin a encore une visite. Tu ne dis rien ? J’en ai soupé de ces aboiements. Je vais en parler à tout l’étage.

– Laisse...

J’écarquille les yeux.

– Attends, c’est toi qui dis ça ? Tu es pire que moi avec les chiens. Tu les détestes !

– On n’a qu’à déménager. Une ferme, tu ne veux pas ? A Tours. J’ai un oncle et des cousins là-bas.

– Tu fais ton malin, mais quand le chien de Victor va te flairer dans l’ascenseur, on verra ta grimace, mon grand !

Le lendemain matin, ses idées n’ont pas changé. Je débouche dans la cuisine tout alu, ouverte sur le salon, en train de me limer les ongles. Je m’approche du bar, le visage entièrement couvert d’un masque vert menthe, avec des rondelles de concombre. Je le revois mastiquer avec nonchalance sa tartine. Il jette un coup d’œil sur un emballage. Un breuvage de régime qui me concerne. Turbo slim à effet immédiat. Six gélules par jour, deux par repas. Aguara, citron, thé vert, vitamine C3, B, Zinc. Thermolipase évidemment.

– Tiens, j’ai vu que tu as mis un nouveau bibelot sur le guéridon de l’entrée. C’est mignon, mais c’est le troisième en huit jours…

Il hoche la tête. J’attrape mon pichet de lait zéro pour cent, tout en réfléchissant à où j’ai mis mon téléphone.

– C’est quoi, Paul ?

– C’est mon éléphant de bronze. Il vient d’Abidjan.

– Ah bon… Et alors ? Pour te rappeler ton accident ? Tu ne crois pas qu’il n’y a pas assez de poussière comme ça ?

Silence.

– Oh ! Excuse-moi, mon chéri.

Il faut éviter de lui parler de son accident. Il baisse la tête, je lui cajole les cheveux comme s’il était un enfant. Il est drôle. Il me paraît désinvolte et lunaire, vulnérable.

– C’est rien. Il est en bronze. C’est solide, le bronze.

– Je me doute.

Je marque une pause. Il semble heureux de penser à son éléphant.

– L’autre jour, tu es revenu de la brocante avec un râteau de faneur. Et tu te souviens de la lampe à huile qui était déglinguée ? Tu t’es fait avoir !

– Tu manges bien du pain d’épeautre, toi.

– Mais toi aussi, tu l’as adopté, mon pain…

Il se moque de mes lubies alimentaires. Je le toise de toute ma hauteur. Mon masque de concombre ne semble nullement le gêner, bien au contraire. Il m’a dit un jour qu’il avait l’impression de s’adresser à un sorcier. C’était agréable, comme remarque, ironisai-je. Il me parle avec des mimiques enfantines, et je l’écoute. Je commence ma cérémonie du vernis à ongles, cruciale pour moi.

– Ton jardin d’hiver est trop petit, Diana…

– Où veux-tu en venir ?

– J’ai envie de déménager. Ça ne te dirait pas de vendre l’appartement ?

– Vendre l’appart ? Pour acheter quoi ?

– Acheter une maison. On quitterait Paris. On pourrait même avoir des tomates.

Je tombe des nues. Ma main qui n’est pas encore vernie se crispe sur l’emballage. Quel discours naïf, hors des réalités. Mais son air implorant fait son office. J’encaisse, confite dans mon luxe. Il ne m’a jamais parlé jardinage. Et mon côté pimpesouée ne l’a jamais dérangé. Eviter le poulet à la dioxine, je ne suis pas contre. Toutes ces saletés. Mais de toute manière, tout ce qui sort de terre est suspect. La terre est suspecte et l’air aussi. Et puis, j’aime mon appartement. Je le scrute. Paul devient étrange.

– Je veux une maison, tu sais, Diana…

Trois mois se sont écoulés. Je sors de la voiture. La longère a un charme fou. Le crépuscule irradie l’horizon, le firmament est de braise, il poudroie ce qui ressemble tout là-bas à un velours gazonné, où fusionnent dans la vapeur verte des étincelles cramoisies. Les collines boisées s’étendent, entre Langeais et Chinon. On aperçoit le clocher d’une abbaye. L’air sent bon. Azay-le-Rideau n’est pas loin, avec son château à mille facettes qui se reflète dans un bras de l’Indre, ses restaurants en tuffeau blanc, ses maisons aux corniches et frontons délicats, chargés d’histoire. Le fantôme d’une princesse rejoint son échauguette. Je me prends à rêver. C’est la Touraine, avec sa douceur et ses grands ciels d’élégance. Paris est derrière moi.

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